RECHERCHES HISTORIQUES SUR CONDILLAC ET SUR SON ŒUVRE  ÉCONOMIQUE

RECHERCHES HISTORIQUES SUR CONDILLAC ET SUR SON ŒUVRE  ÉCONOMIQUE

 L’HOMME ET LE MILIEU

      La biographie, comme l’a dit Rossi, peut avoir son utilité pour l’histoire de la science, car il est parfois des faits personnels qui exercent une influence certaine sur le développement scientifique de l’individu et sur les créations de son génie (1). C’est ainsi, par exemple, que les divergences qui séparent les conceptions économiques de Vincent de Gournay et de Quesnay trouvent leur explication dans la différence des milieux où ils vécurent et des occupations auxquelles ils se consacrèrent.

     La vie de Condillac n’offre aucune de ces particularités remarquables (2) : elle se passa tout entière dans l’étude ;sa régularilô et sa dignité furent constantes dans ce siècle où tant d’abbés n’eurent d’abbé que le nom, tel (îraliani. S’adressant à rinfant duc de Parme et de Plaisance, dont il fut le précepteur de 1757 à 1767, il trace celte fine esquisse de Texistence d’un homme heureux : « Quand on ne connaît pas le monde, dit-il, on l’imagine tout autrement et on juge par exemple que Paris est la ville des plaisirs ; mais, puisque vous n’êtes point fait pour y vivre, il faut vous apprendre que vous n’avez rien à regretter. A Paris les hommes les plus heureux ne sont pas enveloppés dans le tourbillon du monde : ils se tiennent à l’écart. Occupés par état ou par goût, ils ne cherchent un délassement que dans une compagnie d’amis choisis, occupés comme eux. Ils ne s’ennuient jamais quand ils sont ensemble, parce que leur conversation a toujours un objet. S’ils se taisent, ils ne s’ennuient pas encore, parce qu’ils ne se sont pas imposé la loi de parler comme font ceux qui n’ont rien à dire » (1). Telle fut sa propre vie : ce fut celle d’un penseur et d’un sage (2).

En retracer l’heureuse uniformité ne jetterait aucune lumière sur la formation de ses théories économiques. Cependant, quelles que soient l’originalité et la force d’esprit d’un d’études, et, en 1776, il fit paraître Le Commerce et le Gouvernement considérés relativement l’un à Vautre. Le 2 {léceml)re 1777, le comte Ignace Potocki, grand notaire de Lithuanie, lui demandait, au nom du gouvernement de la Pologne, de composer une logique à l’usage des écoles palalinales. Condillac accepta et publia en 178() sa Logique, l^ même année, le 2 août, il mourut, à l’âge de 65 ans. Il laissait inachevé un homme, il ne peut jamais se soustraire eomplèlement às(m temps, échapper à l’influence des idées qui dominent. Cette influence est d’autant plus grande qu’il est en relations plus étroites avec ses contemporains qui dirigent le mouvement intellectuel et qu’il y est lui-même plus activement mêlé. Il est donc un côté de la vie de Condillac qui ne saurait nous laisser indifférents, surtout si l’on considère qu’il vécut au xviiio siècle, à cette époque où, parmi d’ardents enthousiasmes et de passionnées critiques, naissait la science économique : quels furent ses amis, ses lectures, son rôle dans les polémiques provoquées par les écrits de Quesnay et de ses disciples, telles sont les questions auxquelles nous essaierons de donner une réponse dans ce chapitre et dont la solution nous paraît devoir être utile dans l’étude du Commerce et du Gouvernement considérés relativement Vun à l’autre s

Dans sa propre famille, Condillac rencontra d’abord un homme qui fut Tun des représentants les plus connus du socialisme au xviip siècle, son frère l’abbé de Mably. Sauf en quelques rares passages de ses livres d’histoire et du Commerce et du Gouterncivcnt^ il ne se fit guère l’écho des théories fraternelles

 « Je m’étais lié, dit-il encore, avec l’abbé de Condillac qui n’était rien comprit et devina son talent. La mort seule devait mettre fin à cette amitié, et c’est là le plus probant éloge que Ton puisse faire du caractère de Gondillac si 1 on considère la susceptibilité extrême qui empoisonna la carrière de Jean-Jacques Rousseau (1).

La publication de Y Essai sur Voriginc des connaissances humaines^ son premier ouvrage, fut pour Gondillac la cause de relations amicales avec Diderot. L’auteur du Traifé des Sensations, celui qu’on devait considérer plus tard comme le représentant philosophique du xviii* siècle, ne trouvait pas d’éditeur. Rousseau, à qui il conftason embarras, lui fit faire la connaissance de Diderot, qui parvint à faire accepter le manuscrit par le libraire Durand (2).

U Essai sur Vorigine des connaissances humaines, puis, quelques années après, le Traité des Systèmes rendirent Gondillac célèbre. Les salons, qu’on a appelés Tune des insti-non plus que moi dans la liltérature, mais qui était fait pour devenir ce qu’il est aujourd’hui. .ïe suis le premier peul-ôtre qui ai vu sa portée et qui l’ai estimé ce qu’il valait. Il paraissait aussi se plaire avec moi, et, tandis qu’enfermé dans ma chambre, rue Faubourg-Saint-Denis près l’Opéra, je faisais mon acte d’Hésiode^ il venait quelquefois dîner avec moi tête à tête en pifiue-nique. » [Con fessions.)

(1) Jean-Jacques Rousseau fit, à sa mort, Gondillac dépositaire du manuscrit qui contenait les dialogues intitulés « Rousseau, juge de Jean- Jacques ».

 

(2) « Il travaillait alors, dit Rousseau en parlant de Gondillac, à VEssai sur Vorigin’’ des connaissances humaines Quand il fut achevé, l’embarras fut de trouver un libraire qui voulût s’en charger. I^s libraires de Paris sont arrogants et durs pour tout homme qui commence, et la métahysique, alors très peu à la mode, n’otlrait pas un sujet bien attrayant. Je parlai à Diderot de Gondillac et de son ouvrage, je leur lis faire connaissance. Ils étaient faits pour se convenir, ils se convinrent. Diderot engagea le libraire Durand à prendre le manuscrit de l’abbé, et C3 grand métaphysicien eut, de son premier livre et presque par grâce, cent écus qu’il n’aurait peut-ôtre pas trouvés sans moi. Gomme nous demeurions dans des quartiers fort éloignés les uns des autres, nous nous rassemblions tous trois une fois par semaine au Palais-Royal «it nous allions dîner ensemble à l’Hôtel du Panier-Fleuri. » (J.-J. Rousseau, Confessions.)

L’HOMME ET LE MILIEU 

tutions du siècle, lui ouvrirent leurs portes, k dataient de véritables petits parlements qui connaissaient de tout en toute matière, où le talent de bien dire autorisait à tout dire et qui parfois gouvernaient les ministres en un temps où les ministres gouvernaient le roi. » L’on voit alors ses relations s’étendre. Dans le salon de mademoiselle de Lespinasse, « où le fait d’être reçu était presque un titre de considération » et « où Ton était sur de trouver, depuis cinq heures du soir jusqu’à dix, l’élite de tous les états, hommes de cour, hommes de lettres, ambassadeurs, seigneurs étrangers, femmes de qualité…. (1) », il se lie avec ïurgot et d’Alembert (2). A Auteuil, chez madame Helvétius, il rencontre l’abbé Morellet et Condorcet. Il a des rapports amicaux avec Voltaire (3). L’abbé Baudeau, dans les articles des Nouvelles Éphémérides économiques où il critique Le Commerce et le Gouvernement^ lui rappelle qu’il fut l’ami de Quesnay (4), et Deloj^nes d’Autroche, dans son Eloge de Condillac, s’exprime ainsi : « Il  est aisé de juger qu’une âme aussi belle que celle de M. Tabbé de (‘ondillac était faite pour inspirer et sentir l’amitié : il eut donc des amis, et quels amis! Son génie et sa vertu nous garantissaient l’excellence de son choix. Les nommer, c’est faire à la fois son éloge et le leur. C’est vous rappeler les Citoyens vraiment Philosophes et les Philosophes vraiment Citoyens qui, de nos jours, ont avec lui le plus honoré, chéri et défendu l’humanité. A ces traits vous reconnaissez sans doute le Père de la Science économique et le Père d’Emile : Quesnay! Rousseau! Condillac! Quel triumvirat. Messieurs! (l)» Si Condillac connut le maître, il fut aussi l’ami de quelques-uns de ses disciples, de Dupont de Nemours (2), de Le Trosne (3) avec lequel il se lia plus intimement quand, après 1770, il eut abandonné Paris et se fut retiré dans son château de Flux près de Beaugency (4). Il Teut d’ailleurs pour collègue à la Société royale d’Orléans, dont il avait été lui-même éla membre ordinaire le 8 février 1770(1). Il y rencontra aussi un phj^siocrate ardent, M. de Saint-Péravy, qui en était alors le président.Tels semblent avoir été les hommes que fréquenta plus particulièrement Condillac : à côté de Rousseau, on y voit surtout des physiocrates et quelques économistes dissidents comme Tabbé Morellet et Turgot. Il est à présumer qu’il causa souvent avec eux de ce dont tout le monde parlait à cette époque, de la science nouvelle. Il serait étrange qu’il ne l’eût pas fait si Ton considère quelles discussions passionnées elle provoqua. En 1768, lorsque parut l’ouvrage de Mercier de La Rivière, VOrdre naturel et essentiel des sociétés politiques^ ses partisans et ses adversaires se combattirent avec tant d’acharnement et l’économie politique était devenue un sujet si brûlant que d’un commun accord on dût convenir dans les salons de ne plus en parler. Il paraît qu’à cette occasion, Condillac intervint dans les polémiques et se montra l*étude tous ses moments, toujours si bien remplis; c’est dîins cet îisyle embelli par son goût, (pfil aimait à recevoir et qu’il recevait avec une cordialité si vraie, une satisfaclion si engageante de véritables amis, queNiues-uns de vous. Messieurs, et surtout ce digne confrère (^ue nous pleurons avec lui (Le ïrosne, mort la même année que (Condillac, 1780) et qui lui était devenu d’autant plus cher, qu’il avait eu le courage de lui dire la vérité et de réfuter quelques erreurs économirjues ((ui lui étaient échappées; c’est là que sa bienfaisance travaillait sans cesse au bonheur de tout son canton dont il était autant chéri (|UB révéré ; c’est là qu’il a été enlevé trop tût, hélas ! à l’Amitié, aux Lettres, à la Philosophie… » (Deloynes d’Autroche, op. cit.. p. lOU.) 

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