Traveller Prides : entre revendications et patrimonialisation

Traveller Prides : entre revendications et
patrimonialisation

Conserver, préserver, transmettre

Au 20e siècle, la société traveller a connu de fortes mutations, comme l’ensemble du pays. Elles ont affecté l’économie, l’habitat et d’autres aspects du mode de vie, entrainant le recul de certaines pratiques. Ces bouleversements ont été notamment induits par les politiques publiques de l’état irlandais qui a tendance à penser la « question traveller » en termes de « sous-culture de la pauvreté ». Cette situation nous amène en premier lieu à constater un sentiment de perte de leur passé et de leur histoire par les Travellers. Ce sentiment est un des facteurs qui motivent les discours historiques et mémoriels lors des événements travellers. Pour Saïd (2000), dans un contexte moderne de transformations sociales rapides – comme c’est le cas pour les Travellers – les individus recherchent une histoire, des racines qui pourraient les protéger des « ravages de l’histoire ». La peur d’une disparition du passé se traduit par un souci de préservation et plus particulièrement de transmission. Le wagon du Cork Museum concentrait l’attention des 12 participants qui se photographiaient à ses côtés, et faisaient poser leurs enfants sur les marches. Lors des discours d’inauguration dans le hall du musée, Mary McCarthy – membre du CTWN et participante du projet depuis le début – a souligné que les chevaux, le wagon, le cart, sont des parts importantes de la culture traveller. Le voyage, impossible aujourd’hui, faisait lui aussi partie de cette culture. À ses yeux, l’exposition permet donc de transmettre cette dimension à leurs enfants qui n’ont pas connu la vie sur la route (road life). Le souci de préserver et de transmettre est clairement manifeste dans deux autres domaines : les pratiques artisanales travellers, et la langue traveller. Parmi ces pratiques artisanales, une en particulier suscite attention et fierté chez les Travellers, celle du tinsmithing. L’exposition de pièces de tinware17 est presque systématique lors d’événements travellers et dans les locaux associatifs. Il était donc logique que cette section du musée ne fasse pas exception. Les rares Travellers qui continuent la pratique sont connus dans la communauté. Certains, comme Tom McDonnell, continuent aujourd’hui à faire des démonstrations et à enseigner ces techniques. Tom McDonnell se rend régulièrement au Meath Travellers Workshops (MTW) pour enseigner le tinsmithing. Sa fille, Geraldine, raconte que les jeunes s’y intéressent et veulent que cette tradition perdure. Cependant, apprendre ces techniques demande un fort investissement de temps, et les possibilités d’en vivre sont presque nulles. Tom McDonnell était notamment venu faire la démonstration de son art à la Traveller Pride du Galway Traveller Movement (GTM)18. Comme pour le wagon au musée, les adultes poussaient les enfants au devant pour qu’ils puissent voir et poser des questions. GTM exposait sur des stands des maquettes de wagons – fabriquées par des Travellers -, une imitation de bender tent, des tabliers et beady pockets19, ainsi qu’un atelier de paper flowers – ces fleurs en papier étaient fabriquées par les femmes qui les vendaient ensuite au porte à porte ou lors de foires et marchés. La langue fait partie des marqueurs identitaires forts (Costey, 2006). De nos jours, le souci de la transmission de la langue traveller se formalise. MTW est à ce titre exemplaire car l’association offre un enseignement dans ses locaux et avait organisé en 2008 un Cant is Cool Summer School destiné aux enfants de quatre à seize ans. Ce projet avait abouti à la création d’un livret, Cant is Cool, qui présente sur chaque page une photographie associée à un mot ou expression en cant avec sa traduction, et le nom de celui qui l’a choisi. La valorisation de la langue se manifeste dans d’autres situations comme lors des Traveller Music Nights qui ont lieu au Cobblestone20 (Dublin) plusieurs fois par an. Ces soirées-concerts sont organisées par une association traveller de Dublin. Elles soulignent l’importance de la musique traveller non seulement pour la communauté, mais aussi dans le champ de la musique traditionnelle irlandaise. Un des artistes suscite une attention particulière, Jack Delaney, car il écrit et interprète des chants en cant. Dès ma première rencontre avec Margaret et David (ITTV), ils me parlaient du symbole fort que cela représente pour eux, particulièrement lors de performances accessibles à tous. Dans un article pour le Travellers’ Voice, David écrit d’ailleurs: « In an age where so many of the older generation of Travellers are passing on, and with them many of the songs and traditions that stretch back centuries, it was heart-warming to hear Jack Delaney and others singing Cant songs with a skill and stage presence that evokes hundreds of years of Traveller culture brought back to life in words and songs » 21 . Les Travellers cherchent donc à conserver des traces de leur passé afin qu’il ne soit pas oublié. Mais l’histoire est toujours le fruit d’une construction, d’un regard et d’une interprétation de son passé en fonction du présent. Pour paraphraser Saïd (2000), la mémoire du passé est modelée en accord avec une certaine vision de qui « on » est et donc de qui sont les autres. Selon Candau (2005) la mémoire ethnique – comme l’identité – se construit en s’opposant à d’autres mémoires. Le cas des Travellers nous place effectivement dans un contexte de « conflit autour de la mémoire » (Candau, 2005). D’abord parce que les Travellers sont absents de l’histoire officielle irlandaise. Ensuite parce que les conceptions populaires, mais aussi politiques et scientifiques, ont tendance à leur attribuer des origines erronées. Comme Appaduraï (1981) le souligne, les discours sur le passé entre groupes sociaux sont un aspect de politique qui implique rivalités, oppositions et débats. Il est donc nécessaire de prendre en compte les tensions qui émergent entre deux visions de l’histoire car elles influencent le type et la focale du discours. Au 20e siècle apparait une littérature traveller portant en elle la volonté de contrer et déconstruire les images et stéréotypes hérités du 19e : « This image, a frequent mirror-type of the colonial “stage Irishman”, has included that of the happy-go-lucky vagrant, the criminal, the drunk, the storyteller, the fighter and the outcast » (Ó hAodha, 2011c: 2). Ó hAodha souligne la volonté de s’inscrire dans l’histoire du pays et de démontrer le rôle que les Travellers ont pu jouer dans la lutte pour l’indépendance. En effet, selon une idée reçue dans la société irlandaise, les Travellers n’auraient en rien contribué ou été concernés par les questions nationales ou historiques du pays. L’affirmation portée par les Travellers de leur patriotisme et de leur part prise aux moments forts de l’histoire irlandaise, se présente alors comme une réécriture des paradigmes établis, elle renforce leur requête à être des citoyens à part entière (Walsh, 2007). Parvenir à faire exister une section Traveller Culture dans un musée public est une démonstration de cette volonté. Lors de son discours d’inauguration, Tony Sheehan avait d’ailleurs indiqué la dimension particulière que cette exposition prend au côté d’autres installations montrant des moments de l’histoire nationale. On retrouve ce phénomène quand, par exemple, l’association MTW profite de la National Heritage Week pour organiser dans le centre culturel de la ville de Navan (Co. Meath) une exposition photographique portant sur l’histoire de l’association et des Travellers de la région22. Pour les Travellers, l’inscription dans l’histoire nationale passe par la valorisation de la mémoire collective ainsi que par le récit personnel ou familial. On le constate au hasard des discussions lors des Travellers Prides, dans le magazine ou dans les autobiographies travellers – comme celles de Warde (2010), Joyce (2000) ou Maher (1998). Candau (2005) rappelle d’ailleurs qu’il arrive que la mémoire face irruption dans la discipline historique. Les garants de la mémoire apparaissent alors comme des « faiseurs d’histoire ». 

Les supports de la transmission 

La photographie apparait comme un des principaux supports du passé. Elle se manifeste comme un témoignage historique et est systématiquement présente sur les événements travellers. Ces photographies sont appréhendées comme une narration, c’est d’ailleurs ainsi que Michael McDonagh – directeur de MTW – décrit l’exposition du MTW : « …and it also looks, not only at the…the images but also at the story that’s behind that… ». Parmi les six cartes éditées, les cinq photographes nous montrent aussi l’exemple de cinq approches différentes et offrent diverses perspectives sur le rôle de la photographie en contexte traveller. Dans le vaste corpus photographique de George Gmelch, deux clichés datant de 1972 ont été sélectionnés pour les cartes postales. La première (cf. carte postale 1) montre une femme assise sur un fagot de bois qui tient un bébé dans ses bras et parle à cinq enfants, dont une jeune fille portant un autre nourrisson. Les enfants et la femme semblent rire. Ils sont à l’entrée d’une bender tent et, sur le côté gauche, un chien et un chiot s’approchent. C’est une scène du quotidien qui souligne l’importance de la famille pour les Travellers et montre des gens heureux dans leur mode de vie. La bender tent n’est plus utilisée aujourd’hui. Cette photographie acquiert alors une valeur de document historique. La seconde photographie (cf. carte postale 2) montre deux hommes riant – un dont on ne voit que la tête et la main tenant la bride – allongés sur un talus le long d’une route, un cheval harnaché à côté d’eux et les surplombant. Sur la droite, à l’angle de la route un peu plus loin, on voit une croix celtique, un fort symbole national. Ces deux photographies sont relativement connues et apparaissent dans l’ouvrage To Shorten the Road (Gmelch, 1972)27 . Le rapport des Travellers aux photographies – et aux travaux ethnographiques – du couple Gmelch est ambigu. Leurs ouvrages ont été critiqués, en particulier par les Travellers qui remettent en question certaines des interprétations émises par le couple. Par ailleurs, nombreux sont ceux qui considèrent leur approche intrusive et que ces scènes du quotidien n’auraient pas dues être ainsi exposées dans un livre. En outre, certains estiment que cette expérience n’a apporté aucun bénéfice à la communauté. Ces photographies se focalisent sur des aspects que les Travellers jugent parfois superficiels, comme typiquement produits par un « œil extérieur ». Pour autant, on remarque qu’elles sont très souvent affichées dans les locaux d’organisations ou lors d’expositions. Le magazine Voice of the Traveller intègre régulièrement des photographies de Gmelch. Dans une édition de 2012 du magazine, un article parle du retour du couple en Irlande quarante ans après le début de leur étude28. Ils avaient à cette occasion fait don de 3000 photographies à la National Folklore Collection de la University College Dublin (UCD). L’article présente des images de personnes posant avec une photographie d’eux-mêmes à l’époque. Leanne McDonagh – une des photographes ayant pris part au projet du musée – m’a par ailleurs expliqué que ces photographies doivent être conservées car, même si intrusives, elles font partie des rares documents relatant « leur vie d’avant ». Elles ont aussi une forte valeur affective, m’a t’elle dit, car beaucoup des personnes représentées sont aujourd’hui décédées. L’œuvre de Derek Speirs parait faire davantage consensus dans la communauté. Lors de mon premier rendez-vous avec Margaret et David de ITTV, ils m’avaient recommandé de regarder ses travaux. On m’a plusieurs fois dit que ces photographies faisaient partie des meilleures sur la communauté. Celles-ci sont d’ailleurs nombreuses à être exposées dans les locaux de Pavee Point. Derek Speirs est un artiste renommé en Irlande, ses travaux sont connus depuis les années 1970-80. Il a effectué de nombreux projets avec des Travellers, et est reconnu dans la communauté avec qui il semble entretenir une relation de longue date. Ses photographies se focalisent moins sur des aspects « typiques » de la vie traveller tout en montrant des scènes de vies, elles sont rarement mises en scène et restent sobres. Son approche parait effectivement moins intrusive et dénote aussi un certain engagement militant – un grand nombre de ses travaux porte sur les mouvements sociaux et associatifs travellers. La photographie en question (cf. carte postale 3) est en noir et blanc. Non datée, elle a l’air d’avoir été prise dans les années 1980-90. On y voit une voiture tirant une caravane sur la route. Dara McGrath est elle aussi une photographe irlandaise. Il ne semble pas qu’elle ait particulièrement travaillé avec les Travellers par le passé. La photographie (cf. carte postale 5) représente le wagon du CTWN et a été prise dans la salle d’exposition. Bien que son usage se soit surtout concentré sur la période de 1850 à 1950, le wagon est devenu une image emblématique des Travellers et Gypsies. On voit en arrière-plan les photos de Dragan Thomas. L’image ne se limite donc pas à montrer un wagon, elle le présente dans un contexte spécifique : le musée. Elle retranscrit ainsi l’inscription et la valeur « muséographique » et historique de cet objet. Notons d’ailleurs que ce n’est pas un wagon « d’origine », ce n’est pas un objet ancien qui est exposé, mais une reproduction destinée à être montrée à un public varié. 

Table des matières

Introduction
Notes sur le contexte de l’enquête et sur le texte
Partie 1 – Les usages du passé
A – Conserver, préserver, transmettre
B – Les supports de la transmission
C – Les fonctions du passé
Partie 2 – Se représenter dans le présent
A – Interroger le regard de l’Autre
B – Se défaire des images assignée
C – Changer son image
Occuper l’espace public
Promouvoir une représentation positive
Montrer une société traveller moderne
S’inscrire dans la nation irlandaise
Ouverture
Partie 3 – Revendiquer pour l’avenir
A – S’inscrire dans le paysage politique irlandais
B – Irish Travellers : acteurs du changement
C – Les orientations du « Traveller Struggle »
Partie 4 – La question de l’identité dans les Traveller Prides
A – L’État-nation irlandais et les Travellers
L’émergence de la nation irlandaise
Les Travellers dans la nation irlandaise
B – La revendication ethnique : débats et enjeux
Débattre avec l’État
Débattre dans sa communauté
L’autre débat
C – L’identité dans les Traveller Prides
L’affirmation de soi
Perspectives et propositions
Partie 5 – Traveller Prides et Patrimoine
A – Travellers, folklore et patrimoine
B – Travellers : quelles intentions patrimoniales ?
C – Penser le passé et la sauvegarde du patrimoine traveller.
D- Patrimoine traveller
E – Communication et « misdirection ».
Conclusion : Travellers Prides et patrimoine .
Conclusion
Annexes
Annexe 1 : A Tinker’s Lullaby, Pecker Dunne
Annexe 2 : Travellers’ Voice, autumn 2014, issue 96
Annexe 3 : Éléments du Voting pack de Mincéirs Whiden
Annexe 4 : Extraits du livret produit par Meath Travellers Workshops, The Craft of the Tinsmith – “An Tincear”
Bibliographie

projet fin d'etude

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