Remise en cause du processus révolutionnaire et projet de renouveau dans l’œuvre romanesque de Pepetela

Remise en cause du processus révolutionnaire
et projet de renouveau dans l’œuvre romanesque de Pepetela

Littérature angolaise et engagement

De quel engagement voulons-nous parler ? Nous allons nous inspirer de la définition de Jean Paul Sartre, qui pense que la littérature doit être une littérature engagée. Selon ce dernier, « écrire c’est une certaine façon de vouloir la liberté ; si vous avez commencé de gré ou de force vous êtes engagé »48 . Jean-Paul Sartre ira jusqu’à considérer qu’il s’agit même d’une question de vie ou de mort : « le monde peut fort bien se passer de la littérature. Mais il peut se passer de l’homme encore mieux »49. Un écrivain engagé serait d’abord un homme engagé, c’est-à-dire que son engagement se retrouverait dans ses œuvres littéraires : roman ou poésie. C’est de ce point de vue que nous considérons Pepetela comme étant un écrivain engagé, au même titre que d’autres écrivains angolais de sa génération. Cet engagement est une manière de prendre conscience des questions qui menace l’équilibre social de son propre pays. C’est aussi lutter sur le plan littéraire contre toutes ces anomalies. En Afrique, le problème qui se posait était évidemment le colonialisme oppresseur des libertés et des droits de l’homme tout court. La littérature africaine ne pourrait rester muette sans remettre en question cette situation. D’où l’engagement très manifeste chez certains auteurs comme A. Neto, Pepetela et tant d’autres, d’autant plus que dès les premières heures, la littérature constituait la première arme de combat contre le colonialisme. D’ailleurs le même phénomène s’est produit en Afrique anglophone. On peut citer par exemple Le monde s’effondre de Chinua Achebe. Et pour les littéraures francophones, nous avons l’exemple de Les Soleils des indépendances de Kourouma. À l’œuvre de Pepetela s’ajoute celles de Craveirinha, d’Agostinho Neto. Autre exemple Mongo Beti et Sony Labou Tansi, écrivains francophones réaffirment aussi leur engagement pour la reconnaissance de l’autre, une question liée à l’altérité : « j’écris, ou je crie, un peu pour forcer le monde à venir au monde » 50 car, « le public est une attente, un vide à combler, une aspiration, au figuré et au propre, en un mot c’est l’autre » 51. Dans la même perspective, pour certains écrivains « l’Afrique c’est un nœud qui le (écrivain) tient au corps (…), un nœud qui le lie d’une manière ou d’une autre avec son pays » 52. L’engagement de l’auteur angolais ou africain a toujours été évident même si tout dépend de la relation entre la littérature et la politique, ainsi que la sincérité de cette relation. Après avoir défini ce concept, il nous semble important de rappeler quelques faits historiques. Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale, les peuples africains éprouvaient encore plus le besoin de valoriser leur culture nationale. Cette question culturelle restera au centre des préoccupations des intellectuels et en même temps des politiques africaines. Ce désir d’émancipation va se manifester par un combat pour la reconnaissance des valeurs traditionnelles africaines.  Réunis dans la « Maison des Étudiants de l’Empire » à Lisbonne, les jeunes intellectuels africains des colonies portugaises, qui finiront par s’exiler principalement vers la France, vont s’organiser autour de mouvements comme le Movimento Anti-Colonial (MAC) en décembre 1957, dans lequel seront intégrés le MPLA et le PAIGC qui furent créés un an auparavant à Luanda et à Bissau. Le programme du MAC est principalement basé sur ce manifeste : O direito à insurreição contra a injusta privação da liberdade (…) e contra a dominação colonial. (…) o único caminho para a realização de um futuro digno para os povos africanos das colônias portuguesas54 . Par la suite, c’est dans cette même logique que les dirigeants africains des colonies portugaises affirmaient : Não podemos aguentar por mais tempo os effeitos perniciosos das vossas decisões políticas e administrativas. (…) Basta ! (…) Queremos ser tratados como vós55 . Cette citation montre à quel point la résistance était engagée face à l’obstination du régime dictatorial portugais. Les frustrations exprimées particulièrement dans les différents discours politiques aboutiront à des confrontations militaires. C’est la phase de résistance et de combat qui va commencer, avec des écrivains comme Pepetela, Luandino Vieira, Arnaldo Santos, Manuel Rui, Henrique Abranches, entre autres.

La conscience patriotique

Les auteurs intellectuels vont lier leur discours littéraire à l’activité politique, car la littérature angolaise était entièrement orientée vers le militantisme. Ils prolongeaient ainsi leurs projets littéraires dans l’action politique puisqu’ils étaient après tout des intellectuels. En effet, E. W. Said définit l’intellectuel comme étant : L’intellectuel, au sens où je l’entends, n’est ni un pacificateur ni un bâtisseur, mais quelqu’un qui s’engage et risque tout son être sur la base d’un sens constamment critique, quelqu’un qui refuse quel qu’en soit le prix les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et des actions des gens du pouvoir et autres esprits conventionnels. Non pas seulement qui, passivement, les refuse, mais qui, activement, s’engage à le dire en public56 . C’est la raison pour laquelle, dans A Geração da Utopia, Aníbal pointe du doigt l’inefficacité de cette intelligentsia angolaise : « Nós, os intelectuais sempre tivemos belas ideias, mas nunca fomos capazes de as defender a sério. E absurdamente criámos um anti-intelectualismo populista que nem nos apercebemos ser suicida » 57 . C’est parce qu’il avait noté une certaine capitulation des intellectuels angolais qui, une fois au pouvoir s’étaient détournés de leurs missions sociales et idéologiques. Dans le même ordre d’idées, nous pouvons observer, dans Littérature et Développement, que Bernard Mouralis met en évidence l’importance du travail de l’écrivain dans l’émancipation de la littérature négro-africaine. Selon Mouralis, l’auteur africain semble assumer trois principales fonctions. 56 Edourad W. Said, Des intellectuels et du pouvoir, Paris, seuil, 1996, p. 39. 57 Nous, les intellectuels, nous avons toujours eu de belles idées, mais nous n’avons jamais été capables de les défendre sérieusement. Et de manière absurde, nous avons créé un antiintellectualisme populiste sans nous rendre compte que cela est suicidaire.  En premier lieu, son engagement politique, ensuite sa conscience culturelle et finalement sa conscience littéraire. Ainsi, l’écrivain se positionne à partir de critères idéologiques qui le mènent sur le plan énonciatif à présenter son point de vue : Les textes produits par les écrivains africains se réfèrent effectivement d’abord à la réalité dont ils ont l’expérience et qu’ils s’efforcent de représenter. Leurs œuvres ne sont pas des productions intemporelles ; elles mettent en scène un univers précis et concret que le lecteur peut facilement identifier et dans lequel il retrouve les principaux traits qui caractérisent la situation de l’Afrique sur les plans politique, social, historique et culturel. Perspective « réaliste » donc, mais qui impliquera toujours de la part de l’écrivain une prise de position formulée sans ambiguïté et dont la fonction sera bien évidemment de faire connaître, sur tel ou tel aspect précis de la situation décrite, le point de vue des Africains eux-mêmes58 . En effet, une réflexion sur le rôle de l’auteur dans les littératures africaines nous semble être une question fondamentale dans la mesure où la particularité de sa perspective apparaît souvent comme révélatrice du véritable message poétique de l’œuvre. C’est à partir d’un réseau complexe de significations que l’auteur africain, en général, et angolais, en particulier, oriente son lecteur. Comme le souligne encore Mouralis à propos de la complexité du statut de l’auteur : La reconquête de l’initiative politique et culturelle, plus précisément, l’élaboration d’une littérature originale, n’implique pas seulement que l’écriture se réfère à la réalité de l’Afrique ; elle suppose également que soient lus, démontés, désamorcés, inversés ou plus simplement analysés tous ces autres textes produits en Afrique ou à propos de l’Afrique et qui forment ce réseau au centre duquel se trouve placé l’écrivain africain

L’engagemment idéologique

Il faut noter que l’analyse des œuvres d’Agostinho Neto, Pepetela, Luandino Vieira, Manuel Rui, entre autres, révèle des éléments idéologiques associés à un certain nationalisme culturel issu des débats politiques qui ont eu lieu à la Maison des Étudiants de l’Empire. Dans le chapitre « A Casa » du roman A Geração da Utopia, on y trouve par exemple des références à la lutte pour l’indépendance de l’Angola. On fait aussi mention des bouleversements sociaux découlant du conflit entre tradition et modernité, conflit qui provoque des déracinements ; l’influence dominante de la culture portugaise est dénoncée. Dès lors, les écrivains angolais cherchaient à promouvoir leurs propres formes d’expression. Ainsi, avec beaucoup de réalisme, la littérature angolaise témoigne, dans plusieurs écrits de l’époque, de la douleur, de la souffrance du peuple et de l’exclusion sociale engendrée par le système colonial : 75 D’où venez-vous ? Ibidem. 76 Je me suis tout de suite rendu compte que vous ne saviez pas parler portugais ; alors ignorezvous que le mot « donc » est utilisé seulement comme conclusion d’un raisonnement ? Exactement, pour mettre l’examinateur à l’aise. D’où la colère de l’auteur qui a juré d’écrire un livre qui commencerait par ce mot. Promesse tenue. Ibid., p. 11. 83 Um dia chegou um homem à aldeia, ferido, com a roupa em farrapos sanguinolentos. Suplicou para o esconderem. Eles nem tiveram tempo para pensar no que fazer. Apareceram soldados, quatro ao todo, pegaram no homem, empurraram-no para uma árvore, uma rajada atordoou os pássaros e as gentes. Enterrem-no, mandaram. E foram embora pelo caminho de onde vieram, sem mesmo beberem água. Enterraram o homem, iam fazer mais como então ? Durante dias lamentaram o morto, enterrado sem xinguilamento nem choro de familares, sem bebida deitada nos caminhos para orientar o espírito. (…) E temiam que o espírito injustiçado rondasse perto e eles pagassem pelo que não fizeram77 . La langue portugaise est maintenue mais elle est marquée par des particularités locales. C’est une manière de prendre ses distances vis-à-vis de la langue du colon, ce qui n’est rien d’autre qu’une forme de contestation et de remise en cause. En utilisant un portugais rénové à travers les couleurs locales, les auteurs africains étaient plus à l’aise pour dénoncer toutes les dérives du colonialisme. La tradition angolaise n’est pas mise en cause ; ce qui est contesté c’est plutôt le fait que le peuple ne puisse pas respecter ces rites funéraires, parce que la répression coloniale l’interdit. À travers cette scène, Pepetela touche à la fois à la réalité de la guerre, mais aussi aux croyances ancestrales des Angolais. Dans cette même perspective, nous observons que la description de la réalité sociale et le défi de remettre en cause le colonialisme apparaissent principalement dans les œuvres de romanciers comme Mário António avec Crônica de uma cidade estranha (1964), Arnaldo Santos, auteur de Quinaxixe (1965) et Santo Lima dans As sementes da liberdade (1965) ; de la même manière, les poètes comme António Cardoso et Agostinho Neto, dans la Colectânea de poemas 77 Un jour, un homme est arrivé au village, blessé, portant des vêtements en lambeaux tachés de sang. Il supplia qu’on le cache. Ils n’ont même pas eu le temps de penser à ce qu’il faut faire. Des soldats ont surgi, quatre au total, ils ont attrapé l’homme, l’ont poussé vers un arbre, une rafale de balles stupéfia les oiseaux et les gens. Enterrez-le, ordonnèrentils. Et ils sont repartis par où ils étaient arrivés, sans même boire de l’eau. Ils ont enterré l’homme, que feraient-ils de plus alors ? Pendant des jours, ils pleuraient le mort, enterré sans cérémonie funèbre ni pleurs des proches, sans même que ne soit versé un breuvage sur les chemins pour guider l’esprit. (…) Et ils craignaient que l’esprit fâché rode tout près et leur fasse payer un crime qu’ils n’ont pas commis. Pepetela, Parábola do Cágado Velho, op. cit., p. 41‑42. 84 (1961), fortement influencés par le réalisme portugais, essayaient de diffuser des préoccupations similaires. Il convient de noter que beaucoup de ces œuvres ont été écrites durant l’époque coloniale, mais leur publication ne se fera que beaucoup plus tard. La littérature a joué en Angola, comme dans les autres colonies portugaises, un rôle prépondérant. Dans son discours de proclamation de l’indépendance de son pays, Agostinho Neto, le 11 novembre 1975 à minuit, affirmait ceci : No momento em que o nosso povo acaba de assumir a plena responsabilidade do seu futuro como nação livre e soberana, os escritores angolanos permanecem na vanguarda, face às grandes tarefas de libertação e de reconstrução nacionais. A história da nossa literatura é testemunho de gerações de escritores que souberam, na sua época, dinamizar o processo da nossa libertação exprimindo os anseios profundos do nosso povo, particularmente o das suas camadas mais exploradas. A literatura angolana escrita surge assim não como simples necessidade estética, mas como arma de combate pela afirmação do homem angolano78 . En ce jour solennel de l’Histoire de l’Angola, la référence à sa littérature montre à quel point son rôle dans l’émancipation du peuple fut indispensable. Agostinho Neto, Président du MPLA et futur premier Président de l’Angola indépendante, s’adressant au monde entier depuis le « Largo do 1° de Maio », apporte un vibrant hommage à la littérature angolaise, mais aussi plus généralement à toutes les littératures des pays dominés. Agostinho Neto rend hommage aux écrivains héros de l’histoire de son pays.

Table des matières

 INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE PROCESSUS REVOLUTIONNAIRE
CHAPITRE 1 LITTERATURE ET PROCESSUS REVOLUTIONNAIRE
I. L’utopie .
A. Pepetela : le regard sur l’utopie
B. Le processus révolutionnaire
II. L’idéal révolutionnaire de Manuel Alegre
A. La littérature angolaise et ses influences littéraires
B. Les influences littéraires
III. Littérature angolaise et engagement
A. La conscience patriotique
B. L’engagemment idéologique
CHAPITRE 2 NATIONALISME ET UTOPIE
I. Utopie et nationalisme angolais
A. L’esprit nationaliste dans la poésie d’Agostinho Neto
B. Les perspectives révolutionnaires
a. Estória da Galinha e do ovo
b. Calpe : l’espace d’utopie
C. Muana Puó ou l’allégorie de la liberté
DEUXIEME PARTIE AUTOPSIE LITTERAIRE DE LA SOCIETE ANGOLAISE POST-INDEPENDANCE
CHAPITRE 1 ÉCHOS DE LA CRISE POST-INDEPENDANCE
I. La guerre civile
A. Bom dia, camaradas
B. O Desejo de Kianda : mythe et allégorie du désenchantement 1644
C. Les années 1990
II. La corruption
A. Du socialisme au capitalisme sauvage
B. Kianda et le fantastique
III. Parábola do Cágado Velho : la désintégration de la société
angolaise
A. Les Soleils des indépendances et ses propos critiques
B. Mia Couto versus Pepetela
C. La Métaphore de la corruption dans O Último Voo do
Flamingo
CHAPITRE 2 LA CRISE DES VALEURS
I. L’allégorie de la ruine
A. La dépravation des mœurs
B. Le fléau de la désunion
II. La métaphore de l’opportunisme dans A Geração da Utopia
A. Carmina Cara de Cu
B. Jaime Bunda, Agente secreto ou l’immoralité bourgeoise
III. Tradition et spiritualité : inconvénients
A. Le message de Kianda
B. Rêves brisés : la désillusion
TROISIEME PARTIE PERSPECTIVES DE RENOUVEAU
CHAPITRE 1 RÉÉCRIRE L’ANGOLANITÉ
I. Bref panorama littéraire angolaise : de 1950 à 1994
A. Le retour aux sources traditionnelles
B. Les symboles de la réappropriation des sources traditionnelles
II. La représentation des héros historiques
A. Ngunga, le héros national
B. Les héros de référence
III. Aníbal, o Sábio ou la métaphore de la lucidité et Kianda le mythe fédérateur
A. Kianda : le mythe fédérateur
B. La symbolique de l’eau
CHAPITRE 2 HARMONISER LES DIFFERENCES
I. Entre le totem de la vieille tortue et le masque : Muana Puó
A. Créer des passerelles dans l’édification de la nation
B. Le masque : Muana Puó
II. La convergence culturelle et linguistique
A. Des personnages hybrides
B. La place de l’éducation
III. La symbiose linguistique
A. Quelques auteurs lusophones
B. Le facteur de renouveau
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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