Transmettre les valeurs du mariage : des amours arrangées ?

Transmettre les valeurs du mariage : des amours arrangées ?

Fortement marquée par le concept de mariage arabe comme union entre enfants de frères171, l’alliance matrimoniale endogamique serait de moins en moins prégnante depuis l’avènement de l’urbanisation, de la nationalisation et de la sécularisation de l’État (Hart, 2010). L’une des autres conséquences étant l’éclatement des solidarités familiales (Mernissi, 1975 ; Abumalek, 1994). L’accès à l’emploi, à l’université et à l’espace public que j’ai précédemment définis comme des milieux mixtes ont effectivement participé à l’accroissement de l’exogamie. Les personnes qui se marient se sont souvent rencontrées hors du cercle familial, et une distinction apparaît entre ce que les individus entendent par le mariage traditionnel (zawāj taqlīdī) et le mariage d’amour (zawāj ḥubb). Le mariage traditionnel, aussi appelé arrangé (murattab), est compris comme un choix familial en termes de consentement et d’appartenance sociale concernant la personne épousée (Safar, 2015 : 536). À l’inverse, le choix du conjoint dans le mariage d’amour se fait par les époux eux-mêmes. Cette distinction traduit le fait que le mariage peut désormais être pensé comme une relation de couple, et non la fondation d’une famille. Autrement dit, le passage d’enfant à adulte ne se réalise plus par la parentalité mais par la conjugalité. Le mariage devient alors la relation acceptable des sentiments amoureux, et fait de l’amour un idéal conjugal.

Ces phénomènes, que certains auteurs ont désignés par l’expression d’amour arrangé, ont déjà été relevés dans d’autres contextes. En Turquie, Kimberley Hart souligne comment les individus associent cette transformation au passage à la modernité. En observant ce phénomène en milieu rural et en se penchant sur la définition attribuée à la notion de modernité, elle rappelle que ce terme renvoie aussi aux problématiques identitaires engendrées par la nationalisation et la sécularisation de l’appareil politique (Hart, 2007 : 346). K. Hart constate que cette dichotomie sépare l’autorité familiale des choix individuels, ce qui supposerait que la modernité soit individualisante. Pourtant, l’anthropologue voit qu’il existe des arrangements entre les pratiques matrimoniales, les significations données à l’amour, les désirs individuels et les attentes familiales (Hart, 2007 : 347). De la même manière, certaines personnes que j’ai rencontrées ont entretenu une relation amoureuse qu’ils ne révèlent pas à leurs familles afin que l’alliance soit acceptée, au point qu’elle apparaît parfois comme un mariage traditionnel. Plutôt que de considérer, comme auparavant, la négociation d’un mariage entre différentes familles comme un arrangement, l’amour fait aujourd’hui l’objet de discussions quant aux choix matrimoniaux. Il est lui-même « arrangé » afin de se fondre dans l’idéal conjugal.

Aussi, quel que soit leur milieu d’appartenance, leur classe sociale ou leur niveau d’études, beaucoup de jeunes rêvent de se marier avec la personne qu’ils aiment. Leurs discours s’accompagnent d’un idéal amoureux qui est présenté comme la condition au mariage, donc préalable à l’union, mais aussi comme son résultat. Ces personnes sont en majorité célibataires. Elles rêvent effectivement d’amour, mais d’un amour qui peut être forgé par la relation matrimoniale elle-même. Or, peu de celles et ceux qui soutiennent de tels propos, et qui se marient par la suite, réalisent un mariage d’amour. Il existe donc une distorsion tangible entre rêves et réalités. Nombre de jeunes ont pour représentation de l’amour traditionnel celui d’une imposition et qu’ils associent aux pratiques des générations antérieures, ce qu’ils ne souhaitent pas reproduire. Ainsi, si les familles continuent à exiger certains critères quant au choix du conjoint, leurs enfants s’y opposent de plus en plus. Leurs représentations du mariage s’élaborent alors à partir de modèles antérieurs qui ne correspondent pas à leurs souhaits et imaginaires. distinction entre la passion, liée aux pulsions d’une part et l’amour compris comme de la tendresse d’autre part, distinction que les intervenants associent à des représentations genrées. Les idéaux conjugaux, leur explication naturaliste et genrée se retrouvent dans des références littéraires ou dans le développement personnel, que les individus emploient pour affiner leur compréhension du mariage. Ces références interrogent le rapport à la transmission des valeurs (qīām) conférées au mariage chez les jeunes. Elles consistent en ce que Arlie R. Hochschild a défini par le travail émotionnel. Celui-ci est défini comme une forme de contrôle de ses émotions, un « essai conscient [et] intentionnel afin de modifier ses sentiments » (Hochschild, 2003 : 30), contrôle intégré comme une capacité naturelle à réagir émotionnellement en fonction des situations sociales.

 

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *