Une ville et ses urbanistes : Beyrouth en reconstruction

Une ville et ses urbanistes : Beyrouth en reconstruction

Les transformations démographiques

La guerre du Liban a profondément modifié l’organisation humaine de l’agglomération de Beyrouth. Trois caractéristiques retiennent particulièrement l’attention : le ralentissement de la croissance démographique, les migrations résidentielles à l’intérieur de l’agglomération, fruit des déplacements forcés ou contraints par la guerre, qui ont, enfin, fortement accentué la situation de cloisonnement communautaire.

Le ralentissement de la croissance de Beyrouth

Les sources disponibles pour évaluer la population résidente à Beyrouth et dans son aire métropolitaine sont peu nombreuses, et fortement sujettes à caution .Les chiffres disponibles, malgré les fortes incertitudes qui les entourent, montrent incontestablement un fort ralentissement de la croissance démographique de Beyrouth durant la période. Le taux de croissance de l’agglomération était estimé en 1970 à 3,2% et le taux de croissance moyen attendu entre 1970 et 2000 se situait à 1,8%14, soit une population prévue de 2,2 millions d’habitants à cette date. Selon le tableau n°3-2, loin de se situer à ce niveau sur la période, et en retenant l’hypothèse, considérée comme généreuse, d’une population de 1,7 million d’habitants dans l’agglomération, le taux de croissance n’aurait atteint qu’environ la moitié du chiffre prévu15. En outre, et pour autant que les chiffres disponibles permettent des certitudes, cet accroissement de la population aurait connu plusieurs à-coups, avec une reprise sensible à la sortie de guerre après des années de stagnation, voire de déclin. Les zones centrales, notamment Beyrouth municipe, ont été marquées par un déclin démographique, contrairement aux zones périphériques dont la population a fortement augmenté, dans le périmètre de la RMB et surtout dans l’agglomération fonctionnelle. Cette croissance moins vive que prévue était un résultat des transformations dues à la guerre, même s’il est délicat, dans certains cas, d’apprécier l’impact des différents facteurs de ce ralentissement. Les pertes humaines de la guerre en constituent une première cause (entre 80 000 et 120 000 morts pour le pays entier16), à laquelle s’ajoute l’émigration (dont le solde, de 1975 à 1990, se situerait entre 500 000 à 700 000 personnes pour l’ensemble du Liban). La moindre croissance beyrouthine a profité aux agglomérations provinciales, ce dont rend compte la baisse de la part de l’agglomération fonctionnelle dans la population libanaise, de 54 à 42% entre 1970 et 1997 (tableau n°3-2)17. Les redistributions spatiales à l’intérieur du pays furent un facteur majeur de recomposition territoriale et affectèrent l’espace métropolitain luimême. 1.2.2 Les déplacements de population et l’homogénéisation confessionnelle À l’échelle du pays comme à celle de l’agglomération, les déplacements de la population atteignent des proportions élevées. Il est ainsi admis que les deux tiers des habitants du pays en 1991 avaient changé de résidence durant la guerre. Pour environ un million de personnes, ce déplacement s’était révélé définitif18. Le contexte de la guerre a accentué la mobilité de la population19, principalement en raison des conditions de sécurité, sans pour autant qu’il s’agisse toujours de déplacements forcés. Le Grand Beyrouth a été la région du Liban la plus touchée par ces migrations résidentielles. En 1987, 27,3% de ses habitants étaient des déplacés, dont la majorité vivaient à Beyrouth-ouest et le long de la ligne de démarcation20. Déplacements forcés et migrations internes se produisirent à des moments bien déterminés de la guerre, sous la forme de flux croisés de part et d’autre de la ligne de démarcation. À ces échanges au sein de l’agglomération s’ajoutèrent les installations successives de déplacés en provenance d’autres régions, qui parfois squattaient eux-aussi les logements laissés vacants par d’autres déplacés ou émigrés. En 1994, ces réfugiés en situation d’occupation illégale représentaient environ 7,6 % de la population de la RMB21. On peut toutefois observer que ce chiffre est sans commune mesure avec des cas de reconstruction où le nombre de sans-logis ou de logés sous tente est massif. Pour ne citer qu’un exemple en comparaison, il y avait en France, en 1945, 5,5 millions de personnes sans logis, soit environ 14% de la population. Dans la ville de Saint-Dié, cette proportion atteignait la moitié de la population22. Mais cette comparaison ne rend pas compte de la perception de cette question au Liban. Quelles que soient les formes prises par ces déplacements et le type de logements finalement occupés, elle était cruciale dans la période de sortie de guerre, à la fois pour les déplacés eux-mêmes et pour ceux dont les biens étaient occupés. Cela justifia la création d’un ministère des Déplacés à la fin du conflit et l’affirmation que cette politique constituait une priorité nationale23 .Au total, ces déplacements de population eurent pour effet l’homogénéisation progressive des zones ouest et est de l’agglomération en un secteur « musulman » et un secteur « chrétien ». Cette homogénéisation était plus marquée à l’est, après l’expulsion dès 1976 des populations palestiniennes et chiites, qu’à l’ouest, traditionnellement plus mixte et où, en dépit de plusieurs vagues d’émigration, une faible proportion de chrétiens s’était toujours maintenue24. Si le bilan des destructions physiques était relativement modéré, la véritable singularité de Beyrouth au sortir de la guerre résidait dans ce bouleversement de la structure sociale de l’agglomération. Les changements de résidence et, les accompagnant, la mise en place d’une structure confessionnelle quasiment homogène dans chaque secteur de l’agglomération, représentaient la rupture la plus radicale dans l’évolution de la capitale. La structure des déplacements au sortir de la guerre restait profondément marqué par cette polarisation, comme le révélèrent les chiffres sur la mobilité quotidienne en 1994 à l’occasion du plan de transport. La figure n°3-3 montre que, dans toutes les zones de l’agglomération sauf trois, moins de 17% des habitants franchissaient quotidiennement l’ancienne ligne des combats25. Cette logique de ségrégation communautaire entre est et ouest induisit une réorganisation géographique de l’agglomération, sensible à travers un nouveau paysage urbain de banlieues en expansion, structurées autour de nouvelles centralités de travail et de commerce.

Le paysage urbain issu de la guerre

Croissance des banlieues et nouvelles centralités

Alors que l’agglomération dans son ensemble a connu une croissance démographique modérée, elle a pourtant été le lieu d’une croissance importante du bâti, attestée en particulier par de nombreuses photographies aériennes ou images satellitaires26. Les récentes statistiques fournies par le recensement des immeubles en 1996 montrent que les immeubles construits entre 1976 et 1990 dans la RMB représentent alors 20% du total des constructions. Ils traduisaient notamment une extension périphérique qui s’expliquait par l’éloignement des habitants des zones dangereuses situées près des lignes de démarcation. Une série de cartes montrant la localisation de ces nouvelles constructions et leur part dans l’ensemble illustre le renouvellement du paysage urbain et sa chronologie (figure n°3-4). Alors que Beyrouthmunicipe était une zone densément construite dès avant la guerre, les transformations furent massives en banlieue sud et sur les collines qui surplombent la capitale, comme l’indique le pourcentage élevé d’immeubles construits durant la période. Elles furent également très importantes dans le Kesrouan, autour de Jounieh, ville qui fit figure de capitale du réduit chrétien durant ces années. Les cartes établies à différentes dates montrent les étapes successives de l’extension, et en particulier son étagement progressif dans les collines au-dessus de Beyrouth. Ces nouvelles banlieues se caractérisaient par la banalisation d’un modèle architectural type, l’immeuble-plot implanté au milieu de sa parcelle, qui se diffusait bien audelà de la plaine où se concentrait avant-guerre l’essentiel du développement urbain L’étirement de la banlieue et le déclin des zones centrales, mesurés tant par les activités et les commerces que par le nombre des habitants, se traduisirent par l’apparition de nouvelles centralités dans l’espace urbain. Certaines d’entre elles se développèrent en continuité par rapport à la ville d’avant-guerre et aux tendances de décentralisation qui s’y manifestaient déjà. Le développement de quartiers de Beyrouth comme Mar Elias ou Achrafieh, de même que de banlieues proches comme Borj Hammoud ou Furn al-Chebbak, se rangeait dans cette catégorie. Mais d’autres centralités, plus lointaines, émergèrent également : elles correspondaient à l’extension des banlieues. Ainsi en est-il de la zone de Ouza‘i en banlieue sud, et du cordon commercial s’étendant de Dora à Dbayeh et au-delà, de Zouk Mosbeh à Jounieh27. La croissance de ces périphéries renvoyait à ce qui a été qualifié de « territoires idéologiques28 », c’est-à-dire l’existence de zones homogènes sur le plan confessionnel, dominées par des appareils miliciens et correspondant aux lieux de la vie quotidienne d’une grande partie de la population. Ces nouveaux territoires de l’est et de l’ouest se caractérisent par une relative autonomie fonctionnelle l’un par rapport à l’autre. Les difficultés de la circulation fractionnaient ces deux secteurs en unités plus petites entre lesquelles les déplacements étaient rares et motivés par l’urgence. Cependant, ces fractionnements internes n’abolissaient pas les hiérarchies au sein de ces nouveaux espaces. Des spécialisations apparurent, le secteur bancaire se regroupant près de Dora, le commerce de luxe à Kaslik, etc. En réalité, l’espace était plus homogène, et donc plus hiérarchisé, à l’est, qui était dominé par une milice principale (les Forces Libanaises) qu’à l’ouest, où la fragmentation politique et confessionnelle30 se traduisait par une fragmentation fonctionnelle laissant moins de place à une hiérarchisation. Ces centralités nouvelles prirent des formes architecturales et urbanistiques distinctes

Formes de l’irrégularité Marqué par l’extension de l’urbanisation en montagne et par l’émergence de nouvelles centralités, le nouveau paysage urbain issu de la guerre se distinguait également par l’accroissement spectaculaire de zones d’habitat non-réglementaire, principalement localisées dans la banlieue sud de la capitale libanaise (cf. figure n°3-2). En période de guerre, le développement de l’irrégularité n’était pas surprenant. Il prit au Liban plusieurs formes distinctes. Le relâchement des contrôles étatiques et municipaux constituait un facteur favorisant les infractions à la réglementation sur la construction, principalement par des gains de surface supplémentaire en étages ou par le dépassement de l’assiette d’implantation permise du bâtiment. Les constructions édifiées sans permis de construire furent également nombreuses. Si ce type d’infraction semble avoir été assez général sur le territoire libanais, il reste néanmoins difficile de savoir quelle proportion de l’ensemble des constructions des années de guerre a été édifiée sans permis ou avec des irrégularités33 . La guerre fut également une période de fort accroissement d’irrégularités foncières. Il pouvait s’agir de l’urbanisation de terrains dont, selon la réglementation, la forme ou la surface ne permettait normalement pas la construction (par exemple, parce qu’un lotissement informel créait des parcelles trop exiguës). Un autre cas était constitué par l’occupation de terrain n’appartenant pas juridiquement aux habitants ou au constructeur de l’immeuble. L’occupation illégale du terrain se répartit elle-même en plusieurs catégories : terrains collectifs (mucha’a) ; terrains privés squattés ; ou encore terrains dont les occupants détiennent une part de propriété (par des actions) sans qu’un lotissement soit fait34. L’irrégularité foncière s’est concentrée, pour l’agglomération de Beyrouth, dans la banlieue sud35. De petites zones dans la banlieue est de Beyrouth, à Rouaissat-al Metn et à Za’aitriyé36, présentaient des caractéristiques similaires. Dans le reste de pays, seuls quelques cas furent observés : ainsi à Nabatiyeh, à Tripoli, à Baalbek. Les populations concernées étaient tout d’abord des réfugiés et déplacés chassés de leur région d’origine par les combats, par l’occupation (israélienne au sud du pays), par l’expulsion (Palestiniens et Chi‘ites de Beyrouth-est) ou encore par la crise économique résultant de la situation de guerre et du fractionnement du pays. Il convient de relever que des amorces d’occupations illégales existaient dans la plupart des zones concernées avant-guerre37 . Au total, la population résidant en zone d’habitat non réglementaire était estimée en 1985 à environ 150 000 habitants, soit 40% de la population de la banlieue sud et 10% de l’agglomération38. Les estimations récentes aboutissent à un chiffre comparable. En 1995, un recensement des zones ouest de la banlieue sud a montré que 80 500 personnes résidaient irrégulièrement dans ce secteur39. La partie est et sud de la banlieue sud comptait pour sa part environ 120 000 personnes en 199140. Sur la base de ces chiffres, une estimation d’environ 15% de la population de l’agglomération de Beyrouth qui résiderait dans des zones d’habitat non-réglementaire vers 1995 paraît vraisemblable. 

Table des matières

Introduction
Première Partie
La reconstruction de Beyrouth : idéologies et politiques
Chapitre 1 : La modernité imposée
Chapitre 2 : Les futurs controversés du centre-ville
Chapitre 3 : La reconstruction dans l’agglomération de Beyrouth
Deuxième partie Fondations et déceptions. L’urbanisme libanais de l’Indépendance à la guerre
Chapitre 4 : L’État libanais et l’urbanisme au temps de l’indépendance
Chapitre 5 : Urbanisme, aménagement du territoire et développement sous la présidence de Fouad Chehab
Chapitre 6 : Formes de mobilisation des « urbanistes libanais » face à l’aménagement urbain
Chapitre 7 : La société libanaise et l’urbanisme au début des années soixante-dix
Troisième partie
Cultures professionnelles, bouleversements sociaux et urgences politiques.
Urbanisme et urbanistes entre guerre et reconstruction
Chapitre 8 : La guerre et les mutations de la commande. Renouvellements institutionnels et professionnels
Chapitre 9 : Reconstructions manquées au centre-ville
Chapitre 10 : La banlieue sud-ouest, un laboratoire de l’urbanisme beyrouthin
Chapitre 11 : Le littoral, dernier horizon de l’urbanisme beyrouthin
Conclusion générale

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