Vie ordinaire et “ extraordinaire ” d’un noble d’épée entre Grenoble et Uriage

Vie ordinaire et “extraordinaire ” d’un noble d’épée entre Grenoble et Uriage

Un noble face aux changements

Né à Grenoble en 1742 dans une noble et riche famille, Nicolas-François de Langon à quarante-huit ans, quand la noblesse est supprimée par l’Assemblée Constituante en 1790. Sa situation de noble et de père d’émigré, le mettent face aux bouleversements du système dans lequel il a grandi. L’ordinaire de cet homme en ressort modifié. Nous allons nous intéresser dans cette première partie, à la position et à la situation de cet homme, dans le Grenoble « révolutionnaire ». Nous l’avons dit en introduction, l’étude de la vie quotidienne de ce noble grenoblois, débute avec la découverte aux Archives départementales de l’Isère, des Inventaires révolutionnaires de ses biens de Grenoble et d’Uriage. Avant de débuter notre immersion dans la vie de cet homme, il nous semble nécessaire de présenter ces sources, d’interroger à la fois le contexte et les raisons de leurs rédactions, mais aussi les documents qu’elles contiennent. Après cette première approche, nous étudierons le patrimoine de Nicolas-François Langon. La rédaction des inventaires de ses biens suggérant l’existence d’un patrimoine important, nous verrons dans le second chapitre son étendue. Nous étudierons ensuite, les conséquences du passage de la Monarchie à la République sur la vie de Langon. Nous interrogerons ses choix et étudierons la répercussion des nouveaux décrets contre l’émigration, sur l’homme et sur son patrimoine. 16 Chapitre 1 – Présentation d’un inventaire révolutionnaire. A partir de la suppression des privilèges par la Constituante, dans la nuit du 4 août 1789, la situation de la noblesse se complique rapidement. En 1790, c’est la noblesse tout entière qui disparaît et le 17 juillet 1793, la Convention nationale décrète l’abolition du régime féodal34 . La République nouvellement créée entre alors, dans une opposition virulente à l’encontre de l’émigration nobiliaire. A partir du 31 juillet 1791, l’émigration est considérée comme un délit35. En 1792, elle est passible de bannissement et de « mort civile » 36 . Les premières lois mettant en place la séquestration des biens de émigrés sont votées entre le 30 mars et le 8 avril 1792. Ce séquestre frappe d’abord les personnes dont l’émigration est avérée ainsi que celles reconnues par les municipalités comme résident hors de leurs départements. Evidement, la loi ne s’applique pas aux absents pour des raisons d’études, commerciales ou de missions diplomatiques. Afin de ne pas être inquiétés, les nobles doivent fournir un certificat de résidence et divers autres documents sur lesquels nous reviendrons37 . En août 1792, la loi évolue et consigne à leur tour les parents d’émigrés dans leur municipalité. En septembre, un nouveau décret demande aux municipalités de « dresser un état des pères et mères d’émigrés » dans un registre. A partir du mois de mars 1793, la situation se durcit et la complicité envers les émigrés est, elle aussi, sanctionnée38 . La volonté du pouvoir en place apparaît évidente. L’idée est d’utiliser la famille, qui tient une place très importante sous l’ancien régime (notamment par la transmission de patrimoine), dans la lutte contre l’émigration. Marc BOULOISEAU, Le séquestre et la vente des biens des émigrés dans le district de Rouen, 

La rédaction d’un inventaire révolutionnaire.

Les lois du 17 Frimaire an II, 9 Floréal an III et 20 Floréal an IV. Le durcissement de la législation à l’encontre des émigrés et de leurs proches connaît son paroxysme avec les lois du 17 Frimaire an II, du 9 Floréal an III et du 20 Floréal an IV. Imprimées et placardée dans les rues des villes sur ordre de l’administration centrale du département de l’Isère39, elles sont visibles par tous40 . Par la loi du 17 Frimaire an II, la Convention nationale ordonne le séquestre des biens des personnes dont les enfants sont inscrits sur les listes des supposés émigrés. Ils viennent ainsi gonfler le volume des séquestres pré-existants : celui des biens des émigrés41. Cette nouvelle mesure est mentionnée sur les affiches dont Nicolas-François de Langon possède un exemplaire « Les biens des pères et mères dont les enfants sont émigrés, seront également sequestré et mis sous la main de la nation » 42 . Au delà de la simple répression, cette loi a un véritable impact sur la famille toute entière. En la mettant en place, la Convention souhaite augmenter le nombre de personnes concernées et limiter l’entraide familiale. Avant, si l’émigré et le détenteur des biens étaient une seule et même personne, les conséquences du séquestre n’avaient d’incidence que sur ses descendants sans inquiéter le reste de la famille43 . Cette loi développe essentiellement les conditions de récupération des biens séquestrés. Contrairement aux lois suivantes, en l’an II, la Convention nationale semble faire une distinction nette entre les parents d’émigrés ayant participé au départ de leurs enfants, et les autres. Afin de récupérer leurs biens, les pères et mères doivent prouver qu’ils ont « agi activement et de tout leur pouvoir pour empêcher l’émigration44 ». D’autre part, 39 Le département de l’Isère existe depuis le décret du 26 février 1790 qui découpe la France en 83 départements dont trois en Dauphiné. (Collection générale des décrets rendus par l’Assemblée nationale, Paris, Chez Baudoin, , Le séquestre et la vente des biens des émigrés dans le district de Rouen, 1792-an X, op. cit., p. 84. 44 Collection générale des décrets rendus par l’Assemblée nationale, op. cit., vol. 44. 18 cette loi, leur interdit de vendre ou de faire acte de déposition de leurs biens, à partir de sa promulgation45. Ainsi, la Convention s’assure que la totalité des biens meubles et immeubles se retrouve listée dans les inventaires de séquestres. Le Comité de Salut public et de Législation, organe de la Convention créé en janvier 1793, est chargé de la rédaction et de la mise en place du mode d’exécution de cette loi46. Le rôle de ce comité est de renverser les ennemis de la nation, quels qu’ils soient, intérieurs ou extérieurs. Comme le dit Marc Bouloiseau dans son Étude de l’émigration et de la vente des biens des émigrés, « le séquestre sur leurs biens [des émigrés] en 1792 devait conduire aux ventes et les radiations aux restitutions47». Il en va de même pour leurs ascendants. C’est avec les lois du 9 Floréal an III et 20 Floréal an IV que l’administration marque un peu plus sa main mise sur les biens de ces derniers. L’une ne va pas sans l’autre, celle l’an IV réaffirmant celle de l’an III. Contrairement à la loi du 12 Frimaire an II, celle de l’an III ne fait plus de distinction entre les ascendants ayant participé à la fuite de leurs enfants et les autres. Les clauses de récupération des biens ont changé et une partie du patrimoine revient obligatoirement à la Nation. b. Vers le partage des biens. La loi précise la marche à suivre pour les ascendants d’émigrés48. Ces derniers ont un délai de 2 mois (à partir de la publication du décret) pour fournir au Directoire du district de leurs lieux de domiciles, une déclaration complète de leurs biens. La dissimulation de biens, l’estimation frauduleuse et le non respect du délai imparti sont punis. Plusieurs peines peuvent être appliquées : le fautif doit payer à ses frais sa déclaration, se voit déchu de tous avantages lui ayant été accordés et est sanctionné d’une amende égale au quadruple du montant de la fraude49. En cas de refus de demander le partage des biens, le séquestre continue de manière indéfinie. En cas de départ, les biens séquestrés sont confisqués. Collection générale des décrets rendus par l’Assemblée nationale, Vendémiaire an IV, Paris, chez Baudouin, vol.66. 49 Collection générale des décrets rendus par l’Assemblée nationale, Paris, chez Baudouin, Floréal an III, vol.61. 50 ADI, 9J262, Lois des 9 Floréal an III et 20 Floréal an IV. 19 Une fois la déclaration de biens fournie au Directoire du district, il procède à la « liquidation du patrimoine déclaré51». Toutefois, cette mesure ne concerne que les patrimoines supérieurs à 20 000 livres, les autres conservent leurs biens. En contrepartie de cette liquidation, les familles d’émigrés reçoivent une immunité sur leurs autres biens qui ne peuvent plus être aliénés à la Nation et obtiennent la levée du séquestre52 . II. La composition de la « déclaration de biens » des demeures de Grenoble et d’Uriage. a. Dans les lois. Au même titre que pour les émigrés, le séquestre puis le partage des biens de leurs ascendants, demande la rédaction d’inventaires. Pour permettre une estimation fidèle, ces inventaires doivent recenser l’intégralité des biens mobiliers, immobiliers, des rentes et des dettes. L’arrêté de l’Administration du département de l’Isère, suite aux lois des 17 frimaire an II, 9 floréal an III et 20 floréal an IV, le précise : « Cette déclaration, qui sera affirmée sincère, comprendra distinctement, 1°. Tous les articles de son mobilier, à la seule exception des habits, linge de corps et hardes de la famille, et la juste valeur vénale de chacun au temps présent ; 2° Tous les articles de ses immeubles, chacun évalué de même, et indiqué par l’assiette, la nature et la contenance des fonds ; 3°, Tous ses capitaux ou dettes actives, avec les sommes et les noms, professions et demeures des débiteurs ; 4°, Ce qu’il a donné de ces biens depuis le 14 juillet 1789, ce qu’il en a donné avant à ses enfants ou petits enfants, Et ce qu’il en a vendu postérieurement à l’émigration et au premier février 1793, […] 5°, Enfin ses dettes passives53» En plus de ces éléments, il est souvent demandé à l’ascendant de joindre diverses pièces justificatives, pour compléter leurs déclarations. Les directoires demandent notamment l’état nominatif de tous les potentiels héritiers directs, leurs certificats de non-émigration ainsi que des précisions sur la date du départ de ceux qui ont émigré.Collection générale des décrets rendus par l’Assemblée nationale, op. cit., vol.66. 52 Sylvain TURC, Les élites grenobloises, des Lumières à la Monarchie de Juillet, op. cit., p270. 53 ADI, 9J262, Lois des 9 Floréal an III et 20 Floréal an IV. 54 Ibid. 20 b. Présentation générale de la déclaration de Nicolas-François Langon. Voyons maintenant l’application de ces règles au travers de la déclaration de biens de Nicolas-François Langon. La déclaration du citoyen Langon, datée par l’administration du département de l’Isère au 11 thermidor an IV (29 Juillet 1796), se divise en différentes parties subdivisées en plusieurs documents55. Dans l’ordre, cette déclaration contient : « la minute de la déclaration remise au département de l’Isère », 2 copies de « l’état des papiers remis à l’administration du département à l’appui de la déclaration » et différentes pièces justificatives. Afin de rendre l’estimation et le partage des biens plus aisés, la déclaration est divisée en trois chapitres. Le premier correspond à « l’actif propre du déclarant, le second le passif à porter en distraction et dans le troisième […] la liquidation et la division de la masse56 ».

Le premier chapitre de la déclaration de biens

Le premier chapitre est organisé en paragraphes. Le premier paragraphe concerne le mobilier, le second les biens immobiliers, le troisièmes les capitaux de ferme et le quatrième les dettes actives. Le second chapitre qui n’est pas subdivisé, traite des dettes passives et le troisième comporte des pièces annexes. Concernant le mobilier, la déclaration de Langon compte huit pièces : Trois inventaires de biens, réalisés au moment de l’apposition des scellés à Grenoble (13 nivôse an II), Uriage (à partir du 17 nivôse an II) et Montrigaud (14 prairial an II et jours suivants). Un inventaire de la maison de Chemault, effectué à partir du 15 nivôse an III, au moment de la levée des séquestres. Il y a aussi quatre évaluations du mobilier sous forme de liste57. La minute de la déclaration de biens nous apprend que c’est à partir de ces inventaires que sont dressés les états estimatifs du mobilier. Le mobilier inventorié a subi une « déchéance considérable pendant qu’il a été sous le séquestre58», car il n’a pas été entretenu. Pour cette raison, l’estimation qui en est donnée est sûrement inférieure à la valeur véritable du patrimoine mobilier.  Les inventaires sont réalisés par des commissaires nommés par le district, accompagnés d’un secrétaire, souvent d’un membre de la municipalité, et en présence de la personne concernée ou de son représentant. La visite se déroule pièce par pièce et les articles rédigés suivent cet ordre. Chaque article correspond à une pièce. L’inventaire du château d’Uriage contient cinquante-deux articles et celui de Grenoble dix-sept. Cependant en étudiant les articles, on apprend que le château contient en réalité cinquante-quatre pièces (et dépendances) et que la maison de Grenoble en comporte vingt-quatre. Le paragraphe traitant des biens immobiliers est divisé en trois parties. On y trouve les extraits des états de section des communes où se situe le patrimoine de Langon dans les départements de l’Isère, de la Drôme et du Loiret. Pour récapituler ces éléments, un tableau général des immeubles est joint à la déclaration. Ce tableau résume les revenus immobiliers dans chaque commune ainsi que les lieux où ils se situent59 . Enfin, pour clore ce premier chapitre sur l’actif, on trouve dix-sept « chargés ou inventaires » des domaines situés à Uriage et à Montrigaud ainsi que « deux états ou relevés des dits chargés pour l’évaluation des capitaux de ferme60 ». Concernant les dettes actives, c’est à dire celles dont Nicolas-François de Langon est créancier, elles sont issues de différentes sources. On rencontre d’une part des rentes foncières sur des biens situés dans les départements de la Drôme et du Loiret et d’autre part, la mention d’une inscription sur le grand livre de la dette nationale.

Table des matières

Chapitre 1 – Présentation d’un inventaire révolutionnaire
I. La rédaction d’un inventaire révolutionnaire
II. La composition de la « déclaration de biens » des demeures de Grenoble et d’Uriage
III. Les inventaires révolutionnaires des ascendants d‘émigrés, une source privilégiée
Chapitre 2 – Un patrimoine familial important
I. Rentes, contrats de mariage, impôts sur la capitation, emprunts forcés et capitaux mobiliers
II. Situation géographique et bâti
III. Des propriétés terriennes
Chapitre 3 – Noblesse d’épée et Révolution Grenobloise : Réagir à l’extraordinaire
I. Du militaire au politique
II. Une implication « politique » grandissante, visible au travers de la bibliothèque de Nicolas-François
Langon
III. Un noble face à l’administration
IV. La perte d’un patrimoine considérable
Chapitre 4- Noblesse des villes, noblesse des champs
I. Une maison Grenobloise, rue Créqui
II. Le château d’Uriage : une demeure à la campagne
Chapitre 5- Une recherche « nouvelle » de confort ?
I. L’hiver au chaud
II. Eclairer les intérieurs sombres
III. Hygiène et beauté
Chapitre 6- Décor et goût esthétique
I. L’ambiance de la maison
II. Meubles et objets du décor
III. Parcourir du regard deux pièces de vie
Chapitre 7- Une journée avec Nicolas-François Langon
I. Autour des repas
II. Le temps des loisirs
III. Le coucher
Chapitre 8 – Pratiques intelectuelles et culturelles
I. Littérature, estampes et sculpture
II. Savoirs historiques et scientifiques
III. La place de la Religion

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