Alliances intraétatiques et alliances interétatiques

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Le peuple et les grands

D’emblée il convient de lever certaines équivoques pour une bonne compréhension de ces concepts fondamentaux dans la théorie de Machiavel. Il ne s’agit pas de voir dans les notions de peuple et de grands deux entités autonomes au sein de l’Etat. Les deux premières définitions que le Robert donne de la notion de peuple se rapprochent des deux sens que Machiavel utilise tour à tour dans son œuvre.
Dans un premier sens, ce dictionnaire définit le peuple comme « l’ensemble des personnes soumises aux mêmes lois et qui forment une communauté ». Dans un deuxième sens, le peuple désigne « le plus grand nombre (opposé aux classes supérieures, dirigeantes ou aux éléments les plus cultivés de la sociétés) »18. Cette dernière définition qui oppose le peuple aux « éléments les plus cultivés de la sociétés », nous semble être appropriée pour se faire une bonne idée de ce que Machiavel appelle peuple d’une part et grands d’autre part. Quant à la première définition, son mérite c’est de montrer que peuple et grands constituent des éléments d’un tout qu’est l’Etat. Malgré cette ressemblance entre les définitions données par le Robert et une certaine acceptation que Machiavel a des notions de peuple et de grands, il existe chez ce penseur, à propos de ces concepts, ce que l’on pourrait appeler un sens doctrinal. C’est au chapitre IX du Prince que se trouve énoncé ce qui différencie plus exactement chez ce penseur le peuple des grands. Machiavel note qu’ « en toute cité on trouve ces deux humeurs contraires : le peuple n’aime point à être commandé ni opprimé par les grands, les grands désirent commander au peuple et l’opprimer »19.
La différence entre peuple et grands n’est pas naturelle, elle résulte d’une différence de statuts qui est à la base de l’opposition des désirs. On peut voir aussi à travers la distinction établie entre peuple et grands une option méthodologique qui permet à Machiavel de mieux appréhender la vie en société. En procédant ainsi, Machiavel décèle, dans l’ensemble composite que constituent les individus sans distinction de classe, deux partis simples constitués d’un côté par le peuple et de l’autre par les grands. L’étude de chaque parti peut permettre de mieux comprendre sa position vis-à-vis de l’autre. Précisons toutefois que le peuple et les grands ne constituent pas deux groupes sociaux dont les membres respectifs restent toujours les mêmes. En d’autres termes, la possibilité d’une transhumance qui ferait que ceux qui étaient des grands joignent le pôle du peuple et certains membres de ce dernier deviennent des grands n’est pas exclue.
Ce qui est en jeu dans l’opposition entre peuple et grands c’est le maintien de la liberté et la privation de la liberté. Georges Faraklas fait remarquer que, « inégaux, les grands et le peuple ne sont pas, en effet, deux partenaires revendiquant chacun le respect de sa liberté »20. Au moment où le peuple revendique sa liberté, les grands, plus offensifs, oeuvrent pour son asservissement. C’est pourquoi peuple et grands ne constituent pas deux partis indépendants. Les grands, en plus de leur désir d’opprimer, veulent à l’instar du peuple ne pas être opprimés. Dans ce sens, il y a chez le peuple et les grands une identité de désir. Tous les deux cherchent dans une certaine mesure la liberté ; c’est peut être les approches qu’ils ont de celle-ci qui diffèrent. Le peuple cherche une liberté qui n’est pas préjudiciable aux grands alors que ceux-ci appréhendent la leur dans l’assujettissement du peuple. Il faudrait donc, pour une bonne approche, aborder ces deux partis d’une manière relative. On peut dire que le peuple s’inscrit dans une posture défensive alors que les grands adoptent une mesure offensive d’où l’impossibilité d’une entente entre ces frères ennemis qui vivent au sein d’un seul Etat.
Mettant en exergue ce désaccord, Machiavel parle de « méchantes humeurs qui semblent exister naturellement dans tous les Etats, entrent les grands et le peuple. Celui-ci voulant être gouverné par les lois, et les autres se mettre au dessus, il est impossible que l’accord règne entre eux »21. Si les grands veulent échapper à la contrainte des lois, c’est par amour d’une liberté extrême, et par refus d’une sujétion. Et la répression qu’ils haïssent, étant fondée sur des lois d’un Etat, nous semble plus légitime que celle qu’ils désirent exercer contre le peuple et qui ne s’appuie que sur un désir qui s’identifie à une classe déterminée.
Les questions qu’il faut poser en ce lieu précis, sont les suivantes : pourquoi les grands, inférieur numériquement, donc faibles dans ce sens, se mettent dans une perspective offensive ?
N’y a-t-il pas des références autres que numériques qui font qu’on appelle le petit nombre les « grands » par rapport au grand nombre que constitue le peuple qu’on nomme les « petits »22 ? Justifions d’abord par un propos de Machiavel l’infériorité numérique des grands par rapport au peuple. L’auteur note « qu’un prince ne peut jamais se protéger entièrement d’un peuple hostile, vu la multitude de ses têtes ; ce n’est pas vrai des nobles, toujours en petit nombre »23.
Nous assistons à ce niveau à un renversement de tendance qui fait apparaître un décalage des qualificatifs numériques par rapport à une évaluation qui prend en compte d’autres aspects. Il est apparent que des références autres que numériques sont prises en compte dans l’étude de ces deux classes aux humeurs opposées. Ces appellations nous semblent liées à des différences de pénétration d’esprit plutôt qu’à des considérations statistiques. Machiavel note que les grands ont « plus de clairvoyance et de ruse que les petits, ils prévoient les événements et assurent leur salut en cherchant les bonnes grâces du maître futur »24. Les grands se caractérisent par leur perspicacité ; et c’est peut-être celle-ci qui les permet de défier le plus grand nombre que constitue le peuple et de s’installer avec lui dans une perspective agonistique.
Les grands constituent ce « peu » qui « jugent […] d’après leurs mains », cette minorité qui est « en mesure de voir » et « en mesure de toucher » ; et de toucher plus précisément « ce que tu es »25. Quant au peuple, s’il possède la vision ce n’est pas au même titre que les grands, ne voyant que les apparences on peut dire que son voir est défaillant. Le grand nombre étant privé de la capacité de toucher, ce qui lui reste c’est une vision qui manque son objet. Les expressions « chacun », « n’importe qui », « vulgaire »26 qui marquent l’absence d’originalité sont attribuées au peuple. Mais l’appui qui vient du prince pour consolider l’opinion du grand nombre en donnant une touche particulière aux apparences, fait que l’illusoire prend le dessus sur le réel, le voir défaillant sur le voir en bonne et due forme. Et Machiavel de dire que ceux qui « peuvent tâter ce que tu es […] n’osent contredire l’opinion du grand nombre, renforcée par toute la majesté de l’Etat » pour préciser plus loin que « la minorité ne compte point quand la majorité s’appuie sur des arguments qu’elle croit solides »27.
Notre analyse se place dans la perspective dégagée par Mamoussé Diagne qui note que « la pensée de Machiavel dans « Le Prince » s’inscrit dans l’espace et le fonctionnement de plusieurs écarts que, selon le cas, on cherchera à réduire, ou dont on s’attachera au contraire par un certain jeu […] à maintenir la béance »28.
L’écart entre le peuple et les grands trouve son fondement dans celui qui s’élabore entre la vision et le toucher, deux vertus appartenant à deux organes de sens à savoir les yeux et la peau. Si celle-ci réduit à néant la distance qui la sépare du réel en le palpant, le rapport que les yeux entretiennent avec ce même réel reste problématique. En l’approchant de trop il devient flou et en s’éloignant de lui ils perdent les traits distinctifs de ce réel. Peut être une position moyenne permettrait aux yeux de saisir ce dernier d’une manière nette. La meilleure approche à l’égard du réel semble être celle qui conjugue les fonctions respectives de ces deux organes de sens. C’est pourquoi les grands qui voient et touchent, contrairement au peuple qui ne fait que voir, saisissent ce qui échappe à ce dernier à savoir ce qu’est la nature princière.
Si le peuple et les grands peuvent entrer dans une lutte favorable à l’équilibre social, c’est parce que cette dernière n’aboutit pas à l’anéantissement de l’un des partis. Durant ces querelles qui participent au dynamisme social, le peuple profite de son atout à savoir la supériorité numérique et les grands s’appuient sur ce qu’ils ont de plus que le peuple à savoir leur perspicacité. Et c’est ainsi que les deux partis parviennent à se neutraliser. Ajoutons que durant ces querelles perpétuelles, ces deux classes adoptent des stratégies en essayant de donner à leur opposition un accent politique. De même que les grands, le peuple tente de s’approprier les prérogatives de l’Etat pour parvenir à ses objectifs. C’est ce que Machiavel exprime en ces termes : « lorsque les grands constatent qu’ils ne peuvent résister au peuple, ils gonflent un des leurs de prestige, puis le font prince, afin de pouvoir sous son aide rassasier leur appétit. Le peuple de son côté, constatant qu’il ne peut leur résister, gonfle un des siens, puis le fait prince, pour se mettre à l’abri de son autorité »29.
Si chaque parti cherche à établir un prince qui vient de son rang, c’est que peuple et grands reconnaissent l’autorité et la suprématie du pouvoir étatique. Ils savent que c’est en cette instance symbolisant tous les individus de la société que s’annulent les oppositions de classes. L’Etat en tant que structure de droit a le monopole de la coercition légitime et peut l’exercer contre n’importe quel individu. Et comme « toutes les querelles qui naissent entre la noblesse et le peuple naissent du désir que la première a de commander et que la seconde a de ne pas lui obéir »30, chaque parti convoite les prérogatives de l’Etat pour pouvoir au nom du droit satisfaire son désir.
Tout pouvoir s’appuie soit sur le peuple soit sur les grands. Mais aucun pouvoir ne doit travailler à l’anéantissement de l’un de ces partis pour entraîner la disparition de la lutte des forces antagonistes. Celles-ci justifient l’existence de tout pouvoir qui doit avoir pour fonction d’établir un ordre en réglementant un désordre. Le pouvoir « impose aux désirs une limite qui supplée à l’incapacité des hommes à limiter par eux-mêmes leurs désirs »31. La division peuple et grands s’opère à l’intérieur d’une structure qui entraîne l’interaction des éléments constitués ici par les deux classes aux humeurs opposées. Il y a une sorte d’interdépendance qui fait que le peuple existe par rapport aux grands et réciproquement ceux-ci par rapport à celui-là. Avec le pouvoir en place « la désunion est convertie en union en étant instituée, et cette institution est seule à même d’éviter les effets destructeurs de la désunion »32.
Il convient de noter que la complexité de la pensée de Machiavel ne permet pas de limiter l’interprétation des notions de peuple et de grands à l’opposition des désirs. Dans certaines parties de ses œuvres, des déterminations plus concrètes constituent les signes distinctifs de ces deux classes aux humeurs opposées. Dans ce sens, on constate une différence de statut social, de niveau de vie qui donne de nouveaux sens aux notions de peuple et de grands. Par rapport à cette orientation, Machiavel désigne par peuple la basse classe, celle qui est constituée de pauvres, et parle de grands en se référant aux nobles, aux riches. Dans les Histoires florentines, un homme qui incite ses compatriotes à tenir ferme devant les adversaires éclaire mieux ce point lorsqu’il tient ce discours : « et n’allez pas vous laisser frapper parce qu’ils vous jettent au visage « l’antique noblesse de leur sang », puisque tous les hommes sont sortis du même lieu, sont pareillement antiques, ont été bâtis de façon pareille. Mettez-nous tous nus : vous nous verrez tous pareils. Mettez-nous leurs hardes, et à eux les nôtres : pas de doute, c’est nous qui auront l’air d’être des nobles, et eux des misérables.
Seules pauvreté et richesse nous distinguent »33.
Ces déterminations respectives s’expliquent d’une manière qui n’est pas totalement indépendante de la problématique des désirs. Seulement, ici, ces derniers prennent d’autres orientations ; celles qui mènent aux richesses et aux honneurs. Au moment où les grands s’évertuent à accumuler des richesses, le peuple lui, bien qu’ayant un certain amour de ces dernières, cherche à acquérir et à conserver des honneurs. Ainsi, ces deux classes s’inscrivent dans des postures différentes qui justifient les qualificatifs énoncés à leur propos dans la citation suivante : « tous ceux qui arrivent à la richesse, à la puissance, vous les verrez y arriver par la fourbe et par la force ; puis une fois qu’ils les ont usurpées ainsi par dol et par violence, ils les décorent du nom de juste gain. Les autres, ceux qui par leur ineptie ou leur sottise extrême, n’agissent pas comme eux, ils croupissent à jamais dans la servitude et la misère : car les serviteurs loyaux restent à jamais des serviteurs, et les honnêtes gens des misérables ; et seuls échappent à la misère les rapaces et les fraudeurs »34
Ainsi, l’amour extrême des richesses propre aux grands doit trouver un frein pour ne pas conduire à une extrême inégalité sociale qui peut être source de révolte du côté des laissés pour compte. Machiavel dit à ce propos que : « les hommes font bien plus cas des richesses que des honneurs. La noblesse romaine ne fit que des efforts modérés pour retenir ceux-ci, mais dès que ses richesses furent attaquées, elle mit tant d’opiniâtreté à les défendre, que le peuple, pour assouvir la soif qu’il en avait à son tour, fut obligé de recourir aux moyens violents »35.
La problématique de la richesse et de la misère, autre trait distinctif du peuple et des grands, donne une approche de l’opposition de ces deux forces sociales. Approche basée sur la dichotomie du particulier et de l’universel. Pour être précis, disons que chez Machiavel, le peuple désigne l’universel et les grands le particulier.
Les tentatives de définition élaborées dans ce chapitre, et qui vont de la question du peuple et des grands, en passant par celle de l’Etat, se poursuivent dans le second chapitre de cette partie intitulé les principes des alliances.

Les principes des alliances

Les alliances vont avec un certain nombre de suppositions. En dehors de la nécessité d’une multiplicité d’éléments, il faudrait en outre que des dispositions de ces derniers favorisent des accords et des désaccords. Il est impératif donc qu’il y ait des identités et des oppositions d’intérêts. Cette condition semble être le socle sur lequel se construit toute relation d’amitié ou d’inimitié. La question de l’ami et de l’ennemi concerne aussi bien l’intérieur que l’extérieur de l’Etat. Du point de vue interne, elle met en rapport le prince et ses sujets et du point de vue externe, cette question concerne les relations qui s’établissent entre princes.

La problématique de l’amitié et de l’inimitié

L’amitié et l’inimitié sont deux termes dont l’un ne peut exister sans l’autre. Là où il n’y a pas d’amitié on ne peut pas parler d’inimitié. Il s’agit en fait d’un couple d’oppositions qui définit les orientations de toute politique. Julien Freund soutient qu’ « il n’y de politique que là où il y a un ennemi »36. Il n’y a pas de politique sans collectivités qui se reconnaissent à travers des identités différentes. Tout groupe social vit en se conformant à des critères préalablement définis. Il défend un certain mode de vie au détriment d’autres. Ce qui, au prime abord constitue un principe de scission. L’ennemi est un obstacle qui s’oppose à la réalisation de nos projets, à l’affirmation de notre identité.
Quand l’ennemi se dresse comme obstacle, l’ami se présente lui comme un appui qui participe au renforcement d’une puissance et à la défense d’une idéologie.
Julien Freund note à propos de l’ami et de l’ennemi que, « de même que le bien et le mal sont des critères de la morale et de l’esthétique, le couple ami-ennemi est celui de la politique »37. En politique l’amitié et l’inimitié sont commandées par le gain et la perte, l’utilité et l’intérêt.
Machiavel ne s’intéresse à la question de l’amitié et de l’inimitié qu’en rapport avec l’Etat. L’auteur du Prince procède à une analyse succincte des bienfaits de l’amitié à l’intérieur de l’Etat et des conséquences heureuses qu’elle entraîne à l’extérieur. Ce qu’on peut appeler l’amitié interne chez ce penseur, concerne d’une part l’entente de la majorité des sujets et d’autres part l’entente qui s’établit entre ceux-ci et le prince. Notant l’importance de l’amitié du peuple, Machiavel dit : « la meilleure forteresse au monde est l’affection du peuple. Si tu as les pierres sans avoir les cœurs, elles ne suffiront point à te protéger ; car s’il prend les armes contre toi, le peuple ne manquera jamais de secours extérieurs »38. Parmi les signes majeurs qui caractérisent la solidité d’un pouvoir, il y a la disposition des sujets à obéir au prince et à œuvrer pour le bien commun c’est-à-dire la puissance de l’Etat.
Quant à l’amitié externe, elle part de celle qui règne au sein de l’Etat et dépend d’elle. Elle se passe entre des unités politiques indépendantes et peut être soit bilatérale soit multilatérale. Elle défend des intérêts qui dépassent le cadre individuel pour s’attacher à ceux de tout un peuple. Machiavel soutient à propos de l’amitié et de l’inimitié qu’ « un prince gagne […] de l’estime quand son amitié et son inimitié sont sans équivoque ; c’est-à-dire lorsqu’il se déclare franchement pour ou contre quelqu’un »39. Ce principe semble valable aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Etat.
L’amitié en politique cherche la domination, répugne à l’équité ; elle ne s’inscrit pas dans le cadre d’une neutralisation réciproque, dans celui d’une égalité d’autorité. Et lorsque Julien Freund observe que « là où il y a maître il n’y a plus d’amitié »40, il fait allusion à l’amitié qui s’établit entre particuliers et qui se différencie de celle qui unit des collectivités politiques.
La question de Machiavel qui cherche à savoir « s’il vaut mieux inspirer l’amour ou la crainte »41 est sous-tendue par la problématique de l’amitié et de l’inimitié. Il s’agit pour Machiavel de définir les comportements que le prince doit adopter pour s’attirer l’amour du peuple et s’épargner sa haine.
Le problème de l’amour et de la crainte devrait se résoudre en une seule solution lorsque Machiavel affirmait que les « deux seraient nécessaires »42 pour un prince, c’est-à-dire être aimé et craint à la fois. Mais se rendant compte de la difficulté de « marier » l’amour et la crainte, Machiavel estime qu’ « il est beaucoup plus sûr de se faire craindre qu’aimer, quand on doit renoncer à l’un des deux »43.
Machiavel n’exclut pas la possibilité d’être aimé et craint à la fois, il ne fait que rendre compte de la difficulté. Et les princes qui sont en mesure d’allier l’amour et la crainte, prospèrent plus que les autres. La solution qui privilégie la crainte s’adresse à ceux qui sont dans l’impossibilité d’appliquer la meilleure. Il faut dire que cette hiérarchisation n’est pas souhaitable, mais elle s’impose compte tenu des circonstances. Mais quels que soient les cas de figures, la nécessité de la crainte s’impose.
A cet égard, un certain rapprochement peut être fait entre le problème de l’amour et de la crainte et celui de l’hybridité du prince énoncé au chapitre XVIII du Prince où l’auteur dit : « il importe qu’un prince sache user adroitement de l’homme et de la bête »44. Seulement, ici, la règle est commandée par un principe d’incomplétude. L’insuffisance de la manière humaine de combattre amène le prince à recourir à la manière bestiale de combattre. De même, l’incapacité de l’amour à régir le rapport gouvernant/gouvernés met le prince dans la nécessité de se faire craindre.
Dans ce passage qui traite de l’hybridité du prince on part d’une adéquation pour aboutir à une inadéquation en comblant le déficit par le recours à la manière bestiale de combattre. Au niveau de la partie qui traite de l’amour et de la crainte, le souhaitable c’est l’alliance de ces deux derniers, le nécessaire c’est maintenir la crainte et éviter la haine. Ici, on part de la plus adéquate attitude qui par contrainte des circonstances s’applique difficilement, pour aboutir à celle qui est immédiatement plus appropriée.
Concernant le problème de l’amour et de la crainte, Machiavel part du complexe (amour et crainte) et aboutit au simple (crainte). Précisons à ce niveau que la crainte n’est pas l’opposé de l’amour, encore moins le synonyme de la haine.
Dans le passage qui traite de l’hybridité du prince, Machiavel part du simple (manière humaine de combattre) au complexe (combattre humainement et bestialement).
Les deux démarches aboutissent à deux impératifs catégoriques : il est nécessaire au prince de se faire craindre, il lui est aussi nécessaire d’être à la fois homme et bête.
Concernant le « dilemme de la crainte et de l’amour », Machiavel soutient « qu’un prince prudent, puisque les hommes donnent leur amitié selon leur caprice et tremblent selon sa volonté, doit s’appuyer sur ce qui lui appartient totalement, non sur ce qui dépend des autres »45. Le choix qui porte sur la crainte obéit au principe de l’autonomie et de l’autocentrement. Le prince doit rester toujours le maître du jeu et ramener tous les pouvoirs autour de lui. Il doit donner à sa force un fondement qui ne dépend pas d’autrui. Or, nous dit Machiavel, l’amour dont le prince peut être objet, ne dépend pas de lui mais des autres. Par conséquent, il ne peut pas en être le maître absolu. Et s’il fonde là-dessus son pouvoir, celui-ci restera toujours chancelant, mais s’il le bâtit sur la crainte il lui donne des bases solides. Car, selon Machiavel, « les hommes hésitent moins à offenser quelqu’un qui veut se faire aimer qu’un autre qui se fait craindre ; car le lien de l’amour est filé de reconnaissance : une fibre que les hommes n’hésitent pas à rompre, parce qu’ils sont méchants, dès que leur intérêt est en jeu ; mais le lien de la crainte est filé par la peur du châtiment, qui ne les quitte jamais »46.
Ce qu’il faudrait peut être conseiller au prince, c’est d’établir entre ses sujets et entre ceux-ci et lui-même une amitié qui est basée sur la crainte. Celle-ci étouffe les inimitiés au sein du peuple en canalisant les désirs. La crainte qu’un prince inspire est importante du point de vue interne comme du point de vue externe à l’Etat. Julien Freund soutient qu’ « une collectivité politique qui ne parvient pas à dominer l’inimitié intérieure n’est pas seulement incapable de devenir une véritable unité politique, mais elle s’installe dans le désordre et l’anarchie (…) et par conséquent elle n’est plus en mesure de remplir une des fonctions capitales de tout Etat, à savoir la protection et la sécurité de ses membres »47. L’amitié et l’inimitié s’inscrivent dans une perspective dialectique. L’une existe toujours à côté de l’autre et chacune d’elle trace à l’autre ses limites.
Lorsque Machiavel note qu’ « un Etat devenu libre se fait beaucoup d’ennemis et points d’amis »48, il semble vouloir mettre en exergue le fait que l’amitié en politique se met dans une posture de domination alors que l’inimitié s’inscrit dans le cadre d’autonomie et d’affirmation de soi. Pas d’Etat sans liberté et aucune liberté ne dure sans une force capable de la défendre. Cette dernière, dès l’instant qu’elle commence à se faire remarquer, donne à l’Etat qui la possède un statut de concurrent et change la majorité des amis en ennemis. Précisons qu’à travers ce propos, Machiavel ne veut pas dire qu’un Etat devenu libre et puissant perd tous ses amis et ne gagne pas d’autres. L’auteur du Discours affirme que « parmi les signes les plus certains de la puissance d’un Etat, on doit compter la manière dont il vit avec ses voisins : si ceux-ci payent tribut pour l’avoir comme ami, c’est signe qu’il est puissant, en reçoivent-ils au contraire un tribut, quoique inférieur à lui, c’est signe certain de la faiblesse »49.

Table des matières

Introduction générale
Ière Partie : Analyse préliminaire
Chap. I : L’Etat, le peuple et les grands
1- L’Etat
2- Le peuple et les grands
Chap. II : Les principes des alliances
1-La problématique de l’amitié et de l’inimitié
2- L’armée et la guerre
IIème Partie : Alliances intraétatiques et alliances interétatiques
Chap. I : Les alliances intraétatiques
1- Le prince et ses sujets
2- La raison d’Etat
Chap. II : Les alliances interétatiques
1- La logique des alliances interétatiques
2- La critique de la neutralité
IIIème Partie : La question de l’éthique et du droit dans les alliances
Chap. I : La place de l’Ethique dans les alliances
1- De la loyauté
2- De la déloyauté
Chap. II : De la portée du droit dans les alliances
1- Le déficit juridique dans les alliances
2- Le principe de l’autonomie et de l’autocentrement
Conclusion générale
Bibliographie

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