CE QUE PARLER VEUT DIRE

CE QUE PARLER VEUT DIRE

 Quand “parler” se dit 

Comme chez les autres peuples dits “sans écriture” de la savane soudanaise, la parole tient une place fondamentale chez les Bwa1 du Mali. De nombreux vocables se rapportent en effet au fait d’émettre des paroles, et nous en présentons en quelques lignes les plus usités en fonction du type de discours concerné : Parler d’une manière courte, dire quelque chose en quelques mots, faire une déclaration, se dit : bará / bará : ‘ùn vέ bará mu hán lo vó // je / aux. mouv. d’éloignement | ai dit acc. / cl.6 (cela) / offre / cl.1 (lui) / fini // « j’ai fini d’aller le lui dire ». Lorsqu’on utilise ce verbe, c’est que l’on parle sans tergiverser, que l’on dit les choses clairement. On n’emploiera donc pas ce verbe lorsqu’il s’agira d’un énoncé proverbial ou d’un discours imagé, mais plutôt : wùro / wùra, qui est l’expression la plus employée pour dire “parler”. C’est parler d’une manière sérieuse sans se sentir limité, faire un discours, prendre la parole, expliquer, dire quelque chose en prenant tout le temps qu’on souhaite. On pourra aussi, au sujet de l’émission d’un proverbe, employer le terme lo que l’on utilise pour introduire un énoncé, comme par exemple les formules proverbiales que l’on met dans la bouche d’un animal. Cette locution est très souvent employée au cours de la conversation courante, non seulement pour rapporter les dires de quelqu’un, mais aussi pour soutenir le discours et le rythmer, afin de retenir l’attention de l’auditeur, sous la forme : lo háán:… ou lo… háán: (“j’ai dit que… et que…”), locution dont l’un ou l’autre terme peut être omis.En ce qui concerne plus particulièrement l’énonciation d’un proverbe, on utilisera l’expression : hà wàwé = // couper / proverbe // « dire un proverbe », usitée aussi pour l’émission d’une parole mensongère : hà sàbiá = // couper / mensonges // « dire des mensonges », formée avec le verbe hà / hàrá, qui signifie “couper quelque chose de dur avec une hache1”. Ces émissions ainsi sont présentées comme quelque chose de difficile, comme des épreuves. Lorsque le conteur nous émerveille de ses histoires nocturnes, on dira lò tìn ‘ó’ótínnu = // cl.1 (il) / raconte / conte //, « il raconte un conte », le verbe tìn / tàn étant réservé à ce genre précis d’émission. Remarquons que l’action de tisser telle que la pratique le tisserand, tout comme l’action de tresser les nattes, se disent tín / tán avec un ton haut2. mwìn / mwàn signifie d’abord “compter”, mais on l’emploie couramment lorsqu’on dit quelque chose de précis en s’assurant que l’auditeur a bien compris, lorsqu’on veut que les paroles soient encore plus claires que celles pour lesquelles on utilise bará : lo mwàn mi tián han lo // cl.1 (il) / a compté acc. / pron. réfl. | vérité # offrir / cl.1 (lui) // « il lui a signifié sa vérité » il lui a fait comprendre sa position. Lorsque l’heure est à la causerie, on entendra : mì ɓwé wa sùnmu // vous / venez # nous / causons // « venez, nous allons causer » le verbe sùnmu / sùnmuán signifiant le fait de parler ensemble, de converser. Dire un mot dans l’ensemble des paroles dites alors sera : de dὲmu = // mettre / mot // [de / do : mettre]. Lorsque la causerie deviendra discussion, palabre, on utilisera le terme : lá’àrí / lá’àrío, qui signifie converser, expliquer, discuter… sous-entendant le grand baratin et même les leçons de morale avec des images de référence pour instruire : wà hínnu lá’àrío tuii: teréna // nous / hier / avons discuté / jusqu’à / passer la journée // « hier, nous avons discuté toute la journée ». Et s’il arrive que la discussion vire à la dispute, on dira alors : ɓà vέ míwa wànní // cl.4 (ils) / aux. mouv. d’éloignement | en train de | se disputer // “ils sont là-bas en train de se disputer ». Ce terme s’utilise précisément lorsque l’on en arrive à se contredire, quand la discussion mène au désaccord, au conflit, à l’affrontement des points de vue. “Parler” ne se dira donc pas de la même façon selon que l’on discute entre amis, que l’on donne un ordre à quelqu’un ou que l’on discoure en usant du langage imagé de la métaphore et du proverbe. De la même façon, la parole ne sera pas qualifiée avec les mêmes termes selon son type 

Les mots de la parole 

Les paroles du discours, de la conversation, hàn wurà, se disent toujours au pluriel. On invitera un groupe d’amis à converser en disant : mì ɓwé ‘a ɲi wurà // vous / venez # aux. mouv. d’approche | entendre / paroles // « venez entendre des paroles ». Lorsque l’un voudra intervenir dans la conversation, il dira : dὲmu dè‘éré mi mὲ sé // mot | un + un seul / existe / moi | chez // « j’ai un mot à dire » ou encore : dὲmu-zo mi mὲ sé // mot + petit / existe / moi | chez // « j’ai un petit mot à dire ». Il est des “paroles mauvaises” et des “paroles délicieuses”. Le nominal hò dὲmu, signifiant l’émission lorsqu’elle est courte : un mot, une phrase, un énoncé, peut avoir au pluriel [hàn dὲmuán] une connotation négative dans le sens de “discussion, chamaille”. Une bonne parole tel un compliment sera qualifiée de dὲmu-tete : // mot | très bien //, « bonne parole », alors qu’une critique, une insulte, sera dite dὲmu-‘ó (+ dὲmu-‘ué) : // mot | mauvais //, « mauvaise parole », ou bien encore dὲmu-sumέ = // mot | excessif //, « parole exagérée, méchante, dure ». La parole possède donc diverses facettes qu’il faut non seulement connaître pour “bien parler” au pays boo, mais aussi savoir utiliser à bon escient et surtout bien à propos, car des lois bien précises règlent la prise de parole. Voyons à présent comment les Bwa s’accordent la parole.

À QUI LA PAROLE

Les lois de la prise de parole

Que chacun soit à sa place

 Il n’est pas bien vu de prendre la parole quand ce n’est pas à soi de la prendre, ou lorsqu’on n’est pas concerné. “Bien parler”, c’est aussi savoir comment parler selon les personnes à qui l’on s’adresse, et selon les circonstances. Les enfants et les jeunes se doivent avant tout d’écouter lorsqu’une personne plus âgée qu’eux est présente. Dans une assemblée, ils ne diront pas un mot si on ne les invite pas à le faire. Nous avons ainsi eu des difficultés à vraiment avoir des échanges avec les adolescents qui, nous considérant comme étant de la classe d’âge supérieure, se taisaient en notre présence, ou répondaient à nos questions par petites bribes timides. Si chacun est en droit de prononcer un proverbe, il faut cependant être vigilant, car il existe certaines règles de politesse qui font que savoir parler, c’est aussi savoir ce que l’on peut dire en fonction de la personne à qui l’on s’adresse, ou bien en considération des personnes présentes. Ces règles indiquent ici comme ailleurs un ordre de préséance qui favorise les plus avancés en âge. Un vieux ne supporterait pas, par exemple, qu’un jeune homme prétende le sermonner en citant un proverbe à son endroit. Le jeune malotru pourra alors l’entendre lui répondre un proverbe un peu obscur, un de ces proverbes dont seuls les vieux maîtrisent le sens profond et les possibilités d’emploi, que seuls ils se hasardent à formuler, tel : Deuxième partie : Le proverbe et la parole 86 « Jouer du tambour n’est pas le rôle du prétendant ». 39. ‘àn‘àn ɓwέnu ɓὲέ ‘a hán-sέ tònú // gros tambour / frapper + suff. d’action / nég. | est / femme • travailler | travail // Un tel proverbe, qui fait référence aux prestations de travail que le futur époux opère avec ses compagnons d’âge dans le champ des parents de sa fiancée, saura remettre le jeune homme trop prétentieux à sa place. Dans le champ, le prétendant doit se montrer infatigable, continuer même son labeur lorsqu’on apporte le repas ou lorsque ses amis se reposent. Il en va de son honneur de ne pas se divertir de la tâche qui lui est assignée. C’est un griot qui rythme parfois l’ardeur des jeunes cultivateurs au pas de son tambour. Que chacun demeure à sa place. En citant ce proverbe, le vieux qualifie le comportement du jeune homme de comportement de griot, et lui fait ainsi comprendre qu’il devrait avoir honte, lorsqu’il s’adresse de cette façon à plus âgé que lui, de sortir des règles établies par la coutume tout comme s’il empruntait le tambour du griot pour se divertir et se ridiculiser dans le champ de ses futurs beaux-parents. Les jeunes peuvent donner leur avis, mais ils doivent généralement attendre qu’on leur donne la parole. Ainsi, lors de toute réunion sérieuse, c’est le doyen qui annonce le sujet de la discussion et qui donne ensuite la parole à celui qui la veut, laissant les plus âgés donner leur avis en premier. Si un jeune trop orgueilleux ose prendre la parole sans en avoir la permission, on pourra le faire taire en disant : « La tête du margouillat est trop petite pour crier ». 40. ‘έɓέ ɲún zu dà, wíré na // margouillat | tête / est petite | dépasser / cri | pour // En effet, le margouillat peut seulement émettre des petits bruits mais il ne saurait crier, limité par la constitution même de sa tête. Le jeune homme a ainsi un champ d’action restreint du seul fait qu’il ne soit qu’un jeune homme inexpérimenté aux yeux des vieux sages ; ce n’est pas à lui de prendre la parole en premier : il n’aurait dû parler qu’après avoir écouté les anciens. Si le jeune homme, décidément trop déterminé, se permet de donner des conseils ou même des directives – comme ce jour où un groupe de jeunes a réclamé que le nombre de cabarets soit limité à cinq pour chaque dimanche au village, la consommation de bière de mil devenant un fléau incontrôlable – il n’est généralement pas écouté non seulement parce que, comme dans le cas en question, la demande vient à l’encontre de l’avis des vieux, mais aussi tout simplement parce que le quémandeur n’a pas encore l’âge de donner ce poids d’exigence à sa parole. Ce jour-là le vieux chef du village déclara à l’assemblée : « Un œuf de poule ne peut pas rouler et atteindre un poussin » 41. ‘o-fɛn ɓὲέ wéè bírí yi ‘òó-zo na // poule • œuf / nég. | aux. hab. | rouler / acquérir… / poule + petit / …part. verb. // et on ne parla plus de réduire le nombre de cabarets. Il est d’autre part inconvenant de s’esquiver alors que l’on a un rôle à jouer dans la discussion, ou encore que l’on est plus particulièrement touché par le sujet en question. Ainsi lorsque Nèsinè1 avait quitté la famille de son mari et était revenue au village, les vieux de sa famille s’étaient immédiatement réunis pour déterminer la façon dont il fallait réagir envers Nèsinè et envers la famille du mari délaissé qui ne manquerait pas de venir les supplier de la faire revenir. Nèsinè devait être présente au conseil, mais au bout de quelques minutes, entendant le ton monter et sentant sourdre les critiques à son sujet, elle prétexta que sa mère 1 – nέsinέ (f.) : c’est un nom de jumelle. 1. Ce que parler veut dire 87 l’avait fait demander pour s’éclipser un instant. Exigeant que l’on suspendît le conseil en attendant son retour, son grand-père dit : « Le champ ne finit pas (d’être cultivé) en l’absence de celui qui s’en va déféquer ». 42. mwán ɓὲέ wéè vé fùnu-ní bènέn // champ / nég. | aux. hab. | finit / excréments • déféquer | derrière (en l’absence de) // Lorsqu’on cultive en grande famille, il y a toujours des individus qui se font remarquer par leur paresse malgré les ruses qu’ils peuvent trouver pour échapper au travail. Le grand-père de Nèsinè n’était pas dupe et s’il savait que certaines de leurs paroles étaient dures à entendre pour sa petite-fille, il savait aussi qu’il était nécessaire qu’elle sût ce que les membres de sa famille pensaient de son attitude. Il était de son devoir d’assister au conseil jusqu’au bout, puisque c’était d’elle-même dont il était question. 

Celui que cela ne concerne pas 

Lorsqu’on est en pleine discussion sur un sujet épineux tel qu’il en est toujours quand une fille arrive en âge de se marier, on n’apprécie généralement pas qu’une personne extérieure à la famille intervienne dans la conversation. Quels que soient l’âge et le statut social, il est déplacé de s’immiscer dans une conversation où l’on n’est pas concerné. Les Bwa attribuent au griot le manque de réserve qui pousse à être aussi ostensiblement impoli. Ce comportement est vraiment qualifié d’incorrect quand il s’agit d’un Boo “noble”. Pour lui faire comprendre que sa présence est indésirable et qu’on ne veut plus l’entendre, on pourra dire à l’indiscret : « Si tu veux encore parler, on dira que l’étranger a mis le “tô” en petits morceaux dans la sauce, et qu’il n’a pas pu le finir ». 43. ‘ò ɲan yí lo ‘ò wùro, to ɓà lo nuhúnnu cárá do cícàa:, ‘á lo ɓὲέ vò hò // tu / encore / si / dis que # tu / parles # alors / cl.4 (on) / dit que # étranger / a mis en petits morceaux acc. / “tô” / pot à sauce + loc. # conj. coord. (et) / cl.1 rappel (étranger) / nég. | a fini acc. / cl.3 rappel (“tô”) // Traiter ainsi le “tô” ou do1, la nourriture de base des paysans bwa, serait inconvenant de la part de l’étranger car, si on admet que quelqu’un mette des morceaux de “tô” dans la sauce quand il dîne seul ou bien avec sa proche famille, il est cependant indispensable qu’il termine cette préparation qui sinon serait perdue. L’étranger de passage est un personnage des plus respectés dans le milieu, et il s’attache généralement à être digne de l’accueil qu’on lui fait. On est d’autant plus déçu par quelqu’un que l’on a beaucoup d’estime pour lui. L’importun, s’il sait entendre l’avertissement, saura s’éloigner d’une conversation qui ne le concerne pas. Bianhan3 était trop curieuse et son grand-père ne supportait pas de la voir rôder du côté du hangar, alors que tous les vieux de la famille avaient entamé une grande discussion au sujet de sa sœur aînée qui venait d’être enlevée par les jeunes du village voisin pour épouser un des petits-fils du frère de la propre femme du grand-père. Puisqu’ils avaient donné une femme à cette famille à la génération du grand-père, il était légitime qu’on acceptât que la sœur de Bianhan partît chez eux, mais certaines querelles non encore éclaircies faisaient hésiter plusieurs vieux à donner leur accord. Le grand-père chassa alors sa petite-fille qui semblait trop intéressée par leur discussion en lançant à son adresse : « Qu’un fantôme se soit accroché aux épines d’un arbre, cela concerne-t-il celui qui récolte le miel ? ». 

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