Diversité génétique et connectivité des populations du requin tigre Galeocerdo cuvier

Télécharger le fichier original (Mémoire de fin d’études)

Modèles d’étude, le requin bouledogue Carcharhinus leucas (Müller & Henle 1839) et le requin tigre Galeocerdo cuvier (Péron & Lesueur 1822)

Statut du requin bouledogue Carcharhinus leucas

Le requin bouledogue Carcharhinus leucas (Müller & Henle 1839) (Figure 6) est un requin de la famille des Carcharhinidés, trouvé mondialement dans les eaux tropicales et subtropicales (Compagno, 1984b, 1990).
Ce grand requin peut mesurer jusqu’à 4 m de long et se nourrit majoritairement de Téléostéens, occupant une place supérieure dans les réseaux trophiques et jouant ainsi un rôle important dans la structuration des écosystèmes marins (Daly et al., 2013; Heupel et al., 2014; Matich et al., 2011; Trystram et al., 2017). En effet, cette espèce présente une niche trophique beaucoup plus large que celles des grands prédateurs téléostéens (tels le thazard Acanthocybium solandri, la carangue Caranx sexfasciatus ou la dorade coryphène Coryphaena hippurus), probablement car ces requins utilisent une aire géographique plus grande que ces espèces, se nourrissant à la fois dans les écosystèmes côtiers et plus profonds (Daly et al., 2013). Par ailleurs, une transition de niche écologique semble avoir lieu au passage à l’âge adulte. En effet, le requin bouledogue pouvant ajuster la pression osmotique de ses fluides internes grâce à des adaptations particulières (Pillans et al., 2006), les juvéniles sont majoritairement trouvés dans les estuaires et grands fleuves (Jenson, 1976; Thorson et al., 1966; Thorson, 1976), zones protégées des prédateurs, notamment des adultes, et riches en proies (Heupel et al., 2007; Heupel & Simpfendorfer, 2011). Leur régime alimentaire serait donc représentatif d’une niche trophique moins haute et moins large que celle des adultes (Daly et al., 2013; Werry et al., 2011). En grandissant et développant leur capacités natatoires, les juvéniles utilisent davantage des habitats plus risqués mais plus productifs au sein des estuaires, continuant à utiliser les zones plus en amont pour se protéger des prédateurs côtiers, pour enfin utiliser le milieu marin côtier à l’âge adulte (Curtis et al., 2011; Simpfendorfer et al., 2005; Werry et al., 2011). En outre, ce changement ontogénique de niche au niveau populationnel présente une variabilité interindividuelle relativement importante due à des facteurs intrinsèques encore mal connus (Matich et al., 2011; Matich & Heithaus, 2015). Néanmoins, cette variabilité est retrouvée très tôt, pour les classes d’âges les plus jeunes : certains individus utilisent spécifiquement une zone restreinte sur le long terme tandis que d’autres présentent des mouvements plus variés en lien avec des interactions trophiques également plus diverses (Matich & Heithaus, 2015). Le changement ontogénétique et une variabilité individuelle d’écologie trophique a été également suggéré à La Réunion pour cette espèce (Trystram et al., 2017).
L’utilisation prédominante des zones côtières et même estuariennes rend le requin bouledogue particulièrement sensible aux pressions anthropiques. L’altération des milieux côtiers naturels par l’Homme le pousse vers des habitats plus artificiels, en particulier les embouchures de canaux et ravines utilisées pour le rejet d’eaux et de déchets, le rapprochant des zones urbanisées et augmentant ainsi le risque d’attaques sur l’Homme (Lagabrielle et al., 2018; Werry et al., 2012). Ils sont ainsi la cible de divers programmes de régulation, notamment en Afrique du Sud (Cliff & Dudley, 1991; Dudley, 1997), en Australie (Collins, 1972; Reid & Krogh, 1992; Reid et al., 2011), ainsi qu’à La Réunion. Par ailleurs, ils sont parfois ciblés par la pêche sportive, et sont également capturés en tant que prises accessoires de pêcheries commerciales sur toute leur aire de répartition (Aguilar et al., 2014; Almeida et al., 2001; Bonfil, 1997; Branstetter & Stiles, 1987; Clarke et al., 2006; Doukakis et al., 2010). Les impacts de ces prélèvements sur les populations restent encore mal estimés, mais semblent entraîner un déclin des populations. En effet, utilisant les données collectées par les pêcheries pélagiques de l’Atlantique Nord-Ouest sur plus de 30 ans (1970-2005), Myers et al. (2007) ont montré un déclin de plus de 99 % des populations de requin bouledogue de cette région. Sur une période similaire, des déclins significatifs des captures de cette espèce, bien que plus faibles, ont également été observés en Afrique du Sud (Dudley & Simpfendorfer, 2006). Par ailleurs, les captures étaient déjà faibles au début de la période étudiée, les pêcheries des années 1960 semblant avoir déjà eu un impact important sur les populations de la région (Cliff & Dudley, 1992; Dudley & Simpfendorfer, 2006). En Australie, bien que non identifiés systématiquement au niveau de l’espèce, les captures de requins du genre Carcharhinus ont également diminué sur la période 1990-2010. Les identifications moléculaires réalisées depuis 1998 ont montré que les requins bouledogue représentaient 5 % des requins du genre Carcharhinus les plus souvent capturés (Reid et al., 2011). Néanmoins, les estimations génétiques de la taille efficace des populations, donc des estimations à long terme, sont de l’ordre de plusieurs milliers à plusieurs centaines de milliers d’individus suivant les études (Karl et al., 2011; Testerman, 2014; Tillett et al., 2012), ce qui est représentatif d’une importante diversité génétique comparativement aux estimations réalisées pour d’autres espèces de requin (Hoelzel et al., 2006; Schultz et al., 2008), suggérant soit que les populations ne sont pas trop touchées par la pêche, soit que l’impact de la pêche est trop récent pour être détecté par ces estimations. Il semble donc important de mieux connaitre les caractéristiques biologiques et la structure des populations de cette espèce, afin d’établir des programmes de gestion durables et efficaces.

Structure des populations

Très peu d’études se sont intéressées à la structure des populations de requin bouledogue. Au début de cette thèse, deux articles avaient été publiés dans des revues scientifiques internationales, chacun étudiant une partie réduite de l’aire de distribution du requin bouledogue : Atlantique Nord-Ouest et Sud-Ouest (Karl et al., 2011) ou Nord de l’Australie (Tillett et al., 2012). La seule étude ayant travaillé sur la structure à l’échelle mondiale des populations de requin bouledogue est une thèse de doctorat (Testerman, 2014), et n’a pas abouti à ce jour à la rédaction d’un article sur le sujet dans une revue internationale à comité de lecture. Par ailleurs, toutes ces études ne disposaient que d’un nombre limité de marqueurs moléculaires : 5 marqueurs microsatellites et 1 marqueur mitochondrial pour la première, 3 marqueurs microsatellites et 2 marqueurs mitochondriaux pour la deuxième, et 11 marqueurs microsatellites pour la dernière. Bien que disposant donc d’une résolution réduite, ces études ont néanmoins mis en évidence certaines caractéristiques des populations de requin bouledogue. Ainsi, à l’échelle mondiale, les populations de l’Atlantique Nord-Ouest, des Fidji et de l’océan Indien/Pacifique Ouest semblent structurées génétiquement (Testerman, 2014). Au sein de chacune de ces régions, aucune différenciation génétique nucléaire significative n’a été observée, suggérant un niveau de connectivité génétique élevé entre populations, suffisant pour assurer l’homogénéisation des fréquences alléliques. Par ailleurs, des flux de gènes semblent avoir également lieu entre l’Atlantique Ouest et le Pacifique Est, malgré un faible échantillonnage dans cette dernière région (n = 5), possiblement par la traversée de l’Isthme de Panama (Testerman, 2014). L’absence d’échantillons provenant de l’Atlantique Sud-Ouest et de l’Atlantique Est n’a pas permis d’estimer la structure et la connectivité entre les populations de ces régions et des autres régions. Néanmoins, l’étude de Karl et al. (2011) a montré des patrons de différenciation génétique différents entre marqueurs nucléaires et mitochondriaux entre l’Atlantique Nord-Ouest et Sud-Ouest. En effet, malgré une absence de différenciation génétique au niveau des marqueurs nucléaires, des indices de différenciation mitochondriaux significativement non nuls et élevés ont été estimés entre ces deux régions (Karl et al., 2011). Les auteurs ont émis l’hypothèse que cette observation était liée à la philopatrie des femelles à des sites de nurserie spécifiques. En effet, les femelles étant les seuls individus matures régulièrement trouvés dans les zones estuariennes ou dans les fleuves (Last & White, 2011; Montoya & Thorson, 1982; Snelson et al., 1984), elles remonteraient les fleuves afin de mettre bas dans ces zones privilégiées pour le développement des juvéniles, et choisiraient les mêmes zones que celles où elles sont nées, produisant ainsi une structuration pouvant être retrouvée par les marqueurs mitochondriaux (Karl et al., 2011; Tillett et al., 2012). Un patron similaire a également été identifié le long de la côte nord de l’Australie (Tillett et al., 2012), bien que la différenciation mitochondriale soit très ténue, trop peut-être pour représenter une vraie caractéristique biologique. Ainsi, l’absence de structuration mise en évidence par Testerman (2014) au sein de l’océan Indien et du Pacifique Ouest grâce aux marqueurs microsatellites pourrait bien cacher une structuration plus fine, ne pouvant être retrouvée qu’en utilisant d’autres types de marqueurs, notamment mitochondriaux.
Les données obtenues par des approches génétiques indirectes semblent être corroborées par les quelques études de suivis acoustique et satellite. En effet, les marquages de requins bouledogue ont montré qu’ils pouvaient parcourir de grandes distances le long des côtes, de l’ordre de plusieurs milliers de kilomètres, pouvant également réaliser des incursions dans le milieu océanique, mais aucun mouvement entre bassins océaniques ou à travers de grandes étendues d’eau profonde n’a été observé pour le moment. Ainsi, des requins marqués par satellite dans le Golfe du Mexique (Carlson et al., 2010), en Australie (Espinoza et al., 2015; Espinoza et al., 2016; Heupel & Simpfendorfer, 2015), ou le long de la côte est-africaine (Daly et al., 2014) pour des périodes variables (de quelques mois à plusieurs années), ont effectué des migrations allant de quelques kilomètres à 1 770 km. Par ailleurs, deux requins marqués à La Réunion ont effectué des mouvements de plusieurs centaines de kilomètres en eaux profondes (Soria et al., 2015). Toutes ces études ont également mis en évidence des différences inter-individuelles, avec des individus bougeant moins que d’autres, et des périodes plus ou moins longues de fidélité au site. Enfin, si la philopatrie des femelles à des nurseries spécifiques n’a pas été mise en évidence directement, une femelle gravide marquée aux Seychelles a effectué une migration de plus de 2 000 km, traversant des eaux profondes, jusqu’à la côte Est de Madagascar, où elle a résidé pendant quelques jours en eaux peu profondes, avant de retourner aux Seychelles, et ce non gravide (Lea et al., 2015a). Il semblerait donc que cette femelle a effectué une longue migration afin de mettre bas dans une zone protégée.
Ainsi, beaucoup de questions encore non résolues demeurent concernant la structuration et le fonctionnement des populations de requin bouledogue. Par ailleurs, la dynamique de ces populations reste encore mal connue, notamment les cycles et comportements de reproduction.

Dynamique des populations

Le requin bouledogue se reproduit par viviparité placentaire (Compagno, 1984a; Parsons et al., 2008). La taille des portées varie de 1 (Jenson, 1976) à 14 embryons (Nevill et al., 2014), avec une moyenne aux alentours de 6-8 (Compagno, 1984b; Fowler et al., 2005; Jenson, 1976), les embryons mesurant à la naissance entre 50 et 80 cm (Branstetter & Stiles, 1987; Cliff & Dudley, 1991; Compagno, 1984a; Jenson, 1976; Snelson et al., 1984). La taille à maturité a été estimée pour des requins étudiés dans différentes régions, et varie selon ces régions. En effet, dans le Golfe du Mexique, les mâles semblent devenir matures à partir de 195-215 cm et le femelles autour de 204-226 cm (Branstetter & Stiles, 1987; Cruz-Martinez et al., 2005) tandis qu’en Afrique du Sud, la maturité semble être atteinte autour de 235 cm pour les mâles et autour de 240 cm pour les femelles (Cliff & Dudley, 1991). Les courbes de croissance établies à l’aide de l’analyse de vertèbres de requins bouledogue du Golfe du Mexique estiment que ces tailles à maturité correspondraient à un âge oscillant entre 10 et 18 ans pour les deux sexes, les plus vieux individus échantillonnés mesurant entre 240 et 270 cm, soit âgés de 21 à 28 ans (Branstetter & Stiles, 1987; Cruz-Martinez et al., 2005). Les tailles plus grandes mesurées en Afrique du Sud semblent correspondre à des âges plus avancés, l’âge à maturité sexuelle déterminé par Wintner et al. (2002) étant de 20-21 ans (246 et 250 cm, respectivement), et les individus les plus grands étant âgés de 29 et 32 ans (278 et 284 cm, respectivement).
Par ailleurs, les données sur les cycles de reproduction, notamment les périodes d’accouplements et de mises bas, sont encore très rares. Certaines études pointent vers une période de parturition pendant la saison chaude, entre novembre et février dans l’Hémisphère Sud (Bass et al., 1973; Brunnschweiler & Baensch, 2011; Sadowsky, 1971), et autour des mois de avril-juin dans l’Hémisphère Nord (Clark & von Schmidt, 1965). A l’inverse, d’autres études n’ont pas observé de périodes spécifiques d’accouplements ou de mise bas (Cliff & Dudley, 1991; Jenson, 1976). En outre, le faible nombre de femelles gravides étudiées et l’absence de suivi de gestation en aquarium n’ont pas permis d’estimer la durée exacte de la période de gestation. Se basant sur la présence de nouveau-nés dans les estuaires en avril-mai, et sur une période d’accouplements en juin-juillet, Clark et von Schmidt (1965) ont estimé un temps de gestation de 10-11 mois. Par ailleurs, le suivi photographique et filmographique régulier d’individus fidélisés à un site de nourrissage aux Fidji a mené à l’hypothèse d’un cycle bisannuel, avec une période de « repos » d’un an entre deux gestations (Brunnschweiler & Baensch, 2011). En effet, les individus présentaient des cicatrices dues à l’accouplement seulement sur la période allant de décembre à février, tandis que, sur la même période, les femelles gravides quittaient le site pour quelques semaines, revenant après la mise bas (Brunnschweiler & Baensch, 2011). Ce cycle, incluant une période de repos entre deux gestations, a déjà été supposé chez d’autres espèces de Carcharhinidés (Castro, 1993; Clark & von Schmidt, 1965), tels le requin milandre Galeorhinus galeus (Peres & Vooren, 1991) ou le requin requiem de sable C. obscurus (Musick et al., 1993), et serait donc possible chez le requin bouledogue. Néanmoins, les données pour estimer ces caractéristiques restent rares et peuvent mener à de fausses conclusions. Par ailleurs, il est connu que les femelles de certains Carcharhinidés peuvent stocker le sperme dans leur glande nidamentaire pour des périodes plus ou moins longues (Conrath et al., 2012; Pratt, 1993), ce qui peut biaiser les estimations des temps de gestation. Enfin, la présence de polyandrie chez le requin bouledogue n’avait pas encore été testée au début de cette thèse, et pourrait potentiellement induire des conséquences directes sur le comportement des requins en période d’accouplements (agrégation), mais aussi des conséquences indirectes sur la diversité génétique des populations. Ainsi, il existe encore beaucoup d’inconnues concernant la biologie du requin bouledogue, qui pourraient être levées grâce à des études utilisant à la fois des méthodes directes et indirectes, amenant de nouvelles connaissances pour des plans de gestion adaptés à la taille et à l’état de santé des populations à travers l’aire de répartition de cette espèce. C’est également le cas pour le requin tigre G. cuvier, une espèce appartenant à la même famille que le requin bouledogue, et, qui bien qu’ayant des caractéristiques communes (grand requin, prédateur apical), présente pourtant des comportements et des caractéristiques biologiques différentes.

Etat actuel des connaissances sur la biologie du requin tigre Galeocerdo cuvier

Statut du requin tigre Galeocerdo cuvier

Le requin tigre Galeocerdo cuvier (Péron & Lesueur 1822) (Figure 7) est également un requin de la famille des Carcharhinidés trouvé mondialement dans les eaux tropicales et subtropicales (Compagno, 1984b, 1990).
Ce requin, qui peut faire jusque 5,5 m de long (Meyer et al., 2014), est l’une des plus grandes espèces avec le grand requin blanc C. carcharias et le requin baleine R. typus. Cette espèce est très opportuniste (Lowe et al., 1996), présentant un régime alimentaire très varié et se nourrissant même parfois de charognes (Dudley et al., 2000), ce qui se traduit par de grandes variations de régime alimentaire entre régions, dues probablement à la disponibilité en proies (Bornatowski et al., 2014; Heithaus, 2001; Lowe et al., 1996; Simpfendorfer, 1992; Simpfendorfer et al., 2001; Trystram et al., 2017). Par ailleurs, comme discuté précédemment, il a été démontré qu’il exerçait un rôle important dans les écosystèmes marins en influençant la façon dont ses proies utilisent l’habitat, modifiant ainsi la structure des communautés des producteurs primaires, la biomasse et la composition en nutriments des écosystèmes (Burkholder et al., 2013; Heithaus et al., 2008; Wirsing et al., 2007b). Bien qu’il ne soit pas visé spécifiquement par des pêcheries, le requin tigre est une prise accessoire régulière des pêcheries océaniques à la palangre horizontale dans le Pacifique Ouest (Polovina & Lau, 1993), dans l’Atlantique Nord-Ouest (Baum et al., 2003) et l’Atlantique Sud (Afonso & Hazin, 2014).
Il est estimé qu’environ 400 000-500 000 requins tigre sont retrouvés par an sur le marché mondial des ailerons de requins (Clarke et al., 2006). Tout comme le requin bouledogue, cette espèce est impliquée dans des attaques sur l’Homme et est visée par des programmes de régulation en Australie (Holmes et al., 2012; Reid & Krogh, 1992; Simpfendorfer, 1992), en Afrique du Sud (Cliff & Dudley, 1991; Dudley, 1997; Sumpton et al., 2011), à Hawaii (Wetherbee et al., 1994) et à La Réunion. Ainsi, même s’il n’existe pas de suivi de captures sur le long terme provenant des pêcheries commerciales, les programmes de régulation, qui sont menés depuis plusieurs décennies, permettent de suivre les populations grâce à des données de captures par des méthodes de pêche standardisées. L’analyse de ces données a notamment mis en évidence des déclins de taux de captures en Australie [Queensland, Holmes et al. (2012) et New South Wales, Reid et al. (2011)], et dans l’Atlantique Nord (Baum et al., 2003; Myers et al., 2007), déclins probablement liés à des déclins de populations. La seule région où les captures de requin tigre ont augmenté est le Kwazulu-Natal, en Afrique du Sud (Dudley & Simpfendorfer, 2006). L’impact des pêcheries sur ce requin reste donc encore mal estimé, et encore aucune étude génétique n’a estimé la taille efficace des populations de requins tigre, dont la structure n’a été étudiée que très récemment.

Structure des populations

Les études de marquage-recapture ou de suivi satellite ayant décrit les mouvements des requins tigre ont montré une grande hétérogénéité interindividuelle de l’utilisation de l’habitat, rendant difficile de faire des conclusions sur la taille, en terme de surface géographique, des populations. En effet, certains individus ont montré des capacités de migration très importantes (Ferreira et al., 2015; Hammerschlag et al., 2012; Holmes et al., 2014; Lea et al., 2015b; Werry et al., 2014), avec notamment deux requins ayant traversé l’Atlantique, de l’Amérique (Sud ou Nord) jusqu’à la côte est-africaine, une distance représentant plusieurs milliers de kilomètres (Afonso et al., 2017; Kohler et al., 1998; Kohler & Turner, 2001). Par ailleurs, un autre individu a été suivi lors de sa traversée de l’océan Indien, de l’Australie jusqu’en Afrique du Sud, traversant plus de 8 000 km en 99 jours (Heithaus et al., 2007b). Ainsi, si ce requin était majoritairement considéré comme une espèce inféodée aux milieux côtiers, il semble capable de faire des incursions longues et fréquentes en milieu océanique, plus que d’autres espèces côtières telles le requin bouledogue par exemple. Il est ainsi de plus en plus considéré comme une espèce semi-océanique plutôt que strictement côtière (Domingo et al., 2016; Polovina & Lau, 1993). A l’opposé, d’autres études ont montré des patrons de fidélité importants, certains individus utilisant des aires géographiques spécifiques, certes grandes, mais retournant régulièrement à des sites précis (Ferreira et al., 2015; Fitzpatrick et al., 2012; Heithaus, 2001; Holland et al., 1999; Lowe et al., 2006). Ces comportements de fidélité au site semblent liés à des facteurs intrinsèques, comme la taille et le sexe des individus, mais aussi à des facteurs extrinsèques, notamment l’abondance en proies ou la température de l’eau. Ainsi, comme le requin bouledogue, les requins plus jeunes ne sont pas trouvés dans les mêmes habitats que les adultes, utilisant majoritairement les milieux côtiers plus riches en proies et évitant également la prédation par des requins plus grands (Lowe et al., 1996). En outre, les femelles sont plus régulièrement trouvées dans des eaux moins profondes que les mâles, et, même si cette différence est encore mal expliquée (Heithaus et al., 2006), elle pourrait être due à la reproduction, les femelles évitant ainsi le harcèlement des mâles (Sulikowski et al., 2016) ou choisissant des lieux particuliers pour mettre bas (Papastamatiou et al., 2013). Enfin, la variabilité d’habitats et de comportements de migration des requins tigre semble également dépendante de leurs comportements de chasse. En effet, ces requins, au fur et à mesure qu’ils grandissent, parcourent leur habitat par des mouvements exploratoires particuliers afin de découvrir de nouveaux territoires de chasse, expliquant probablement les variations interindividuelles de régime alimentaire (Heithaus et al., 2006; Holland et al., 1999; Meyer et al., 2009a; Meyer et al., 2010; Papastamatiou et al., 2011). Par ailleurs, des migrations saisonnières ont également été observées et mises en lien avec des comportements de prédation, notamment à Hawaii. En effet, plusieurs requins tigre ont été observés effectuant des migrations vers un atoll pendant la période d’envol des jeunes albatros, lors de la saison chaude, avant de parcourir plusieurs milliers de kilomètres le long de l’archipel hawaiien, revenant à cet atoll la saison d’après (Lowe et al., 2006; Meyer et al., 2010). Ces migrations saisonnières peuvent également être liées à des changements de température de l’eau, ce qui a été observé en Australie, où les requins tigre marqués par des émetteurs acoustiques sont moins détectés pendant la saison froide (juin-aout), quand les températures sont inférieures à 19-20°C (Heithaus, 2001; Wirsing et al., 2006). Par ailleurs, les captures diminuent également à cette période (Holmes et al., 2014). Ainsi, toutes ces études montrent la complexité des patrons de migration et de l’utilisation de l’habitat du requin tigre, même si elles permettent également de tirer quelques conclusions. Ainsi, il semble que cette espèce peut effectuer des migrations importantes et bouger sur des grandes aires géographiques, bien que présentant de la fidélité à certains sites, due à une combinaison de facteurs intrinsèques et extrinsèques. Les conséquences de ces comportements sur la structure et la connectivité des populations n’ont été étudiées que très récemment, depuis les années 2010, à l’aide de marqueurs moléculaires.
En effet, la première étude de génétique des populations du requin tigre était initialement conçue pour faire de l’identification d’espèces, reposant donc sur un échantillonnage faible (29 individus échantillonnés à travers l’aire de répartition de l’espèce) et un seul marqueur mitochondrial (Naylor et al., 2012). Elle a néanmoins permis d’identifier la présence de deux clades monophylétiques dans les océans Indien/Pacifique et Atlantique ne présentant aucun haplotype partagé, pouvant potentiellement constituer deux sous-espèces. Cette hypothèse a été par la suite réfutée par Bernard et al. (2016), qui ont réalisé un échantillonnage spécifique (380 échantillons provenant de 10 localités réparties dans les trois bassins océaniques) et utilisé 10 marqueurs microsatellites et deux marqueurs mitochondriaux. Ils ont en effet mis en évidence un isolement génétique ancien entre les populations de requin tigre de l’Atlantique et des océans Indien/Pacifique, mais ont identifié des haplotypes partagés entre ces régions, ce qui est incompatible avec l’hypothèse des deux sous-espèces. Par ailleurs, les échantillons collectés à Hawaii semblaient génétiquement différenciés de ceux prélevés dans les autres localités (Bernard et al., 2016), possiblement dû à une fidélité des requins tigre de cette région à l’archipel hawaiien (Meyer et al., 2010; Papastamatiou et al., 2013). Enfin, les auteurs ont également identifié une différenciation mitochondriale légèrement plus importante que la différenciation nucléaire au sein des océans Indien et Pacifique, même entre des localités des côtes Est et Ouest de l’Australie. Ils ont supposé que cela pouvait être dû à de la philopatrie des femelles à des sites de nurseries. Une deuxième étude parue peu de temps après s’est focalisée sur la structure des populations des océans Indien et Pacifique, avec un échantillonnage plus spécifique à ces deux bassins (347 échantillons, majoritairement prélevés en Australie, mais aussi à Hawaii), mais n’utilisant que neuf marqueurs microsatellites (Holmes et al., 2017). Utilisant huit échantillons provenant du Brésil en tant que groupe externe ou outgroup, les auteurs ont confirmé l’isolement génétique entre les populations de l’Atlantique et celles des océans Indien et Pacifique, ainsi que l’importante connectivité autour de l’Australie. Néanmoins, aucune différenciation génétique n’a été identifiée entre les échantillons prélevés en Australie et ceux d’Hawaii, contredisant les résultats de Bernard et al. (2016). Par ailleurs, ils n’ont pu infirmer ou confirmer la philopatrie des femelles à des zones de nurseries, n’utilisant pas de marqueurs mitochondriaux.
Ainsi, s’il semble maintenant bien établi que les populations de requin tigre de l’Atlantique sont génétiquement différenciées de celles des océans Indien et Pacifique, la structure des populations au sein de ces deux derniers bassins océaniques reste controversée. Par ailleurs, si la structure des populations de requin tigre reste méconnue, des études se sont intéressées à la dynamique de ces populations, mettant notamment en évidence certaines caractéristiques biologiques de la reproduction de ces requins.

Dynamique des populations

Le requin tigre est la seule espèce de la famille des Carcharhinidés à se reproduire par viviparité lécithotrophe, les embryons étant reliés à un sac vitellin représentant leur unique source de nutriments (Compagno, 1984a; Parsons et al., 2008). Les portées comprennent généralement 30 à 50 embryons (Bigelow & Schroeder, 1948; Clark & von Schmidt, 1965; Simpfendorfer, 1992; Varghese et al., 2017; Whitney & Crow, 2007), même si ces nombres ne sont pas toujours vérifiés, des portées de trois embryons ayant déjà été collectées (Whitney & Crow, 2007) ainsi que des portées bien plus grandes, allant jusqu’à 82 embryons (Bigelow & Schroeder, 1948). À la naissance, les juvéniles mesurent entre 50 et 90 cm (Compagno, 1984a; Randall, 1992; Simpfendorfer, 1992; Whitney & Crow, 2007), ce qui représente une variabilité assez importante. Par ailleurs, les tailles à maturité reportées présentent également des variations, notamment entre régions, variant de 286 cm (Mer d’Arabie ; Varghese et al., 2017) à 318 cm (Afrique du Sud ; Dicken et al., 2016) pour les mâles, et de 300 cm (Golfe du Mexique ; Clark & von Schmidt, 1965) à 359 cm (Afrique du Sud ; Dicken et al., 2016) pour les femelles. Selon les estimations réalisées grâce aux analyses de vertèbres, ces tailles correspondraient à des âges compris entre 7 et 10 ans (Branstetter et al., 1987; Holmes et al., 2015; Kneebone et al., 2008; Wintner & Dudley, 2000), l’âge maximal estimé étant de 27-29 ans (Kneebone et al., 2008).
En outre, contrairement à la majorité des espèces de requins étudiées, il semblerait qu’il n’existe pas de polyandrie chez le requin tigre (Holmes et al., 2018). Bien que seules quatre portées aient été étudiées à ce jour, et que des analyses supplémentaires soient nécessaires pour confirmer cette observation, cela pourrait être lié aux capacités de migration de cette espèce. En effet, les espèces de requins avec de grandes populations et une connectivité importante, telles les espèces océaniques et semi-océaniques, sont supposées présenter des fréquences de polyandrie plus faibles que les espèces présentant des populations plus structurées, telles les espèces côtières (Chapman et al., 2004). Le requin tigre serait donc une espèce exclusivement, ou du moins majoritairement, monoandre, ce qui pourrait le rendre plus vulnérable à des pertes de diversité génétique, et le nombre de femelles reproductrices constituerait une contrainte majeure de la taille efficace de ses populations (Holmes et al., 2018; Sugg & Chesser, 1994).
Enfin, cette espèce présenterait des cycles de reproduction saisonniers, la parturition ayant lieu plutôt durant la saison chaude, pendant l’été austral dans l’Hémisphère Sud (Bass et al., 1975; Dicken et al., 2016; Fourmanoir, 1961; Jaquemet et al., 2013) et pendant les mois de mai-octobre dans l’Hémisphère Nord (Varghese et al., 2017; Whitney & Crow, 2007). Grâce aux données issues des programmes de régulation, Whitney et Crow (2007) ont pu étudier plus précisément le cycle du requin tigre, par rapport à ce qui a pu être fait pour le requin bouledogue. Ainsi, le requin tigre se reproduirait selon un cycle trisannuel, avec une période de gestation d’une quinzaine de mois avant laquelle le sperme serait stocké dans la glande nidamentaire pendant 4-5 mois, et suivie d’une période de repos d’un an (Whitney & Crow, 2007). Ce cycle doit être confirmé par des études complémentaires, notamment menées dans d’autres régions de l’aire de répartition de ce requin, afin d’identifier une potentielle variabilité régionale.

Table des matières

INTRODUCTION
1. Statut des requins dans le monde, conservation et implications pour les pêcheries
1.1. Diversité des requins
1.2. Rôles dans les écosystèmes marins
1.2.1. Places des requins dans les communautés marines
1.2.2. Rôles indirects des requins dans les communautés marines
1.3. Traits d’histoire de vie et modes de reproduction
1.4. Pêcheries et impacts
1.5. Biogéographie et modes de reproduction des populations de requins
2. Modèles d’étude, le requin bouledogue Carcharhinus leucas (Müller & Henle 1839) et le requin tigre Galeocerdo cuvier (Péron & Lesueur 1822)
2.1. État actuel des connaissances sur la biologie du requin bouledogue Carcharhinus leucas
2.1.1. Statut du requin bouledogue Carcharhinus leucas
2.1.2. Structure des populations
2.1.3. Dynamique des populations
2.2. Etat actuel des connaissances sur la biologie du requin tigre Galeocerdo cuvier
2.2.1. Statut du requin tigre Galeocerdo cuvier
2.2.2. Structure des populations
2.2.3. Dynamique des populations
2.3. Contexte réunionnais
3. Problématique
CHAPITRE 1. Apport de la génétique des populations et de la génétique mendélienne à l’étude de la structure et de la démographie des populations
1. Génétique des populations marines
1.1. Cadre théorique de la génétique des populations
1.2. Estimation de la différenciation génétique des populations marines
1.3. Outils d’analyses de la génétique des populations marines: les marqueurs moléculaires
1.3.1. Marqueurs microsatellites
1.3.2. ADN mitochondrial
1.4. Méthodes d’analyse de la structure et de la démographie des populations
1.4.1. Tests d’assignement et mesure de la différenciation génétique
1.4.2. Reconstruction de l’histoire démographique des populations : Apport du calcul bayésien approché
2. Développement de marqueurs microsatellites spécifiques au requin bouledogue Carcharhinus leucas
3. Développement de marqueurs microsatellites spécifiques au requin tigre Galeocerdo cuvier
CHAPITRE 2. Structure des populations et histoire démographique du requin bouledogue Carcharhinus leucas
CHAPITRE 3. Modes de reproduction du requin bouledogue Carcharhinus leucas
1. Polyandrie chez le requin bouledogue Carcharhinus leucas
2. Biologie de la reproduction du requin bouledogue Carcharhinus leucas
CHAPITRE 4. Diversité génétique et connectivité des populations du requin tigre Galeocerdo cuvier
CHAPITRE 5. Modes de reproduction du requin tigre Galeocerdo cuvier
SYNTHÈSE GÉNÉRALE ET PERSPECTIVES
1. Connectivité moindre pour les populations du requin bouledogue Carcharhinus leucas
2. Diversité génétique moins importante chez le requin tigre Galeocerdo cuvier
3. Patrons génétiques probablement liés à des comportements de reproduction différents
4. Place des deux espèces dans les communautés marines
5. Implications pour la gestion des populations
6. Vers une utilisation couplée de la génomique et du suivi satellite des populations
ANNEXES
1. Clonal structure through space and time: High stability in the holothurian Stichopus chloronotus (Echinodermata)
2. Identification of ciguatoxins in a shark involved in a fatal food poisoning in the Indian Ocean
3. Artificial daily fluctuations of river discharge affect the larval drift and survival of a tropical amphidromous goby
4. Temporal variability of larval drift of tropical amphidromous gobies along a watershed in Réunion Island

Télécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *