En quête de transculturalisme : l’écriture de l’altérité dans les œuvres de Chimamanda Ngozi Adichie

En quête de transculturalisme : l’écriture de l’altérité dans les œuvres de Chimamanda Ngozi Adichie

Recréation du foyer dans la littérature transculturelle

Le premier chapitre aura permis de montrer que le transculturalisme peine à être une réalité vécue dans les lieux et espaces publics dépeints dans les romans du corpus. Dans ce chapitre, nous nous proposons d’examiner comment se manifeste le sentiment d’être chez soi (« at home ») dans des lieux et espaces aussi bien publics que privés, et d’étudier les éventuelles tensions entre le concept de « home » et celui de transculturalisme. Le mot « home » prendra deux acceptions précises dans les pages qui suivent : au sens premier du substantif anglais, il désigne la maison, le foyer, le lieu où l’on se sent chez soi, que la philosophe hongroise Agnes Heller définit dans les termes suivants : « Integral to the average every day life is awareness of a fixed point in space, a firm position from which we “proceed” (whether everyday or over long periods of time) and to which we return in due course. That firm position is what we call ‘home’. »1 D’autre part, il faudra comprendre par « home » le pays originel et souvent mythifié, « mythical homeland », qui s’inscrit parfois en tension avec le logement dans le pays d’accueil pour les populations diasporiques. « Homeland » peut être traduit par « pays d’origine » mais il manque en français la dimension émotive ; « patrie » comporte une dimension politique et patriotique qui efface quelque peu la charge affective exprimée par le mot « homeland ». La proposition d’Aimé Césaire, « pays natal », serait peutêtre ce qui se rapproche le plus de la sémantique du substantif anglais, quoique la traduction de Cahier d’un retour au pays natal (1939) par Notebook of a Return to my Native Land indique que les mots de Césaire ne sont pas strictement équivalents à « homeland ». En conséquence de la difficulté à traduire « home » et « homeland » en français, il pourra arriver que nous employions les termes anglais pour mieux véhiculer ces nuances intraduisibles. De ces propos définitoires émerge la caractérisation du concept de « home » comme un lieu fixe et immobile, qui n’est qu’une approche possible de la notion. Dans Domestic Modernism, the Interwar Novel and E.H. Young, Chiara Briganti et Kathy Mezei distinguent la maison, « the house », « a physical, built dwelling for people in a fixed location », du foyer, « the home », « which whereas it may possess the characteristics of 1 Agnes Heller. Everyday Life. Trad. G.L. Campbell. 1970. Londres : Routledge, 1984, p. 239. 100 a built dwelling, implies a space, a feeling, an idea, not necessarily located in a fixed place. »1 Les deux autrices reconnaissent avec David Benjamin2 que le foyer comporte une dimension symbolique qui résiste à une construction rationnelle, ce qui signifie que quelque chose échappe toujours à la compréhension du chez-soi. Et en effet, le concept contemporain de foyer n’est plus analysé selon une logique stricte de sédentarité, contrairement aux définitions préliminaires mentionnées plus haut. Les expériences de migrant·e·s, la mondialisation, le développement des technologies de communication ont amené les chercheurs et chercheuses à concevoir le foyer non plus comme un lieu fixe mais comme un lieu marqué par la dualité de l’ici et de l’ailleurs, les deux participant à l’élaboration d’un sens du chez-soi. James Clifford affirme ainsi dans un entretien : « [o]nce traveling is foregrounded as a cultural practice, then dwelling, too, needs to be reconceived—no longer simply the ground from which traveling departs, and to which it returns. »3 Dans Home Territories: Media, Mobility and Identity, David Morley mentionne l’impact des moyens de communication technologiques qui permettent « l’intrusion radicale d’événements distants dans l’espace domestique »4 et remarque qu’Agnes Heller remet également en question une définition du foyer ancré dans un lieu fixe : [She] attempts to reconfigure the conventional contrast between traditional, place-based notions of home or identity and the contemporary experience of globalization in such a way that we might see this not as a contrast between presence and absence of an experience of homeliness but rather as two different modalities of this experience.5 Le foyer, dans l’ère contemporaine, deviendrait donc davantage une expérience vécue qu’un lieu concret. David Ralph et Lynn Staeheli, dans un article sur les rapports entre foyer, mobilité et migration6 , explorent la dualité de la notion de « home » et tentent de conceptualiser la simultanéité des deux aspects du foyer, à la fois mobile et sédentaire, ce qui constituera également l’approche de ce chapitre. Il ne s’agira pas, dans ce chapitre, d’analyser le foyer tel qu’il se constitue par le biais des relations (question qui sera abordée dans le chapitre suivant), mais de s’intéresser aux lieux et espaces qui peuvent, ou non, faire naître un sentiment d’être chez soi, et interrogent la manière dont le transculturalisme trouble leurs délimitations. Myria Georgiou, dans une analyse des communautés grecques chypriotes installées à New York et Londres, résume ainsi la complexité du concept de « home » pour ces populations diasporiques : Home can be the domestic natural space, the immediate family, a private home, the refuge from the outside world. It can be the local space where everyday life evolves – the place to which people always return. It can also be the country of origin, the symbolic Home, the source, or the highly symbolic and mediated transnational context, which shelters diaspora against exclusionary national spaces. More than any one of these, it tends to be all of the above 

Être chez soi à l’étranger : de l’inquiétant familier à l’imaginaire

De même que le premier chapitre a pris comme point de départ les grands espaces pour ensuite s’intéresser aux lieux, plus petits, l’analyse débutera ici avec une dimension large du concept de « home », représentée dans les romans par le cadre urbain dans lequel les personnages évoluent. Comment le sentiment d’être chez soi dans un pays étranger se construit-il pour des personnages qui sont marginalisés ? Quelles stratégies mettent-ils en place pour recréer un foyer ? Comment l’écriture établit-elle un contraste entre le pays d’accueil et le pays d’origine, entre réalité et imagination ? 

Manifestations de l’inquiétant familier dans les villes du pays d’accueil

Pour les personnages migrants, la question de l’appartenance se pose car le mouvement migratoire les déplace hors de leur foyer initial où ils se sentent le plus souvent chez eux, vers un pays où ils sont, dans les exemples qui nous intéressent, visiblement « autres ». Alors qu’il a été démontré que le transculturalisme peine à devenir une réalité tangible dans l’espace occidental, il s’agira de s’interroger sur l’impact du pays de destination sur la possibilité d’y créer un foyer familier. En effet, les personnages migrants souffrent d’être altérisés et maintenus à la marge, ce qui laisse à penser que le pays d’accueil n’a d’accueillant que le nom. Au lieu de se construire un deuxième foyer, les personnages migrants se trouvent au contraire dans une position inconfortable qui n’est pas sans lien avec la notion freudienne de « unhomely ». En 1919, Freud a examiné cette notion dans un essai intitulé « Das Unheimlich »1 où il élucide les ramifications sémantiques et les implications esthétiques du mot « unheimlich », traduit en anglais par « uncanny » ou « unhomely ». La traduction française communément choisie aujourd’hui est celle de Marie Bonaparte qui, en 1933, a proposé « l’inquiétante étrangeté », mais cette expression a le défaut d’écarter la notion de « home », de familiarité, présente dans la version originale. Retraduisant Freud en 2011, Olivier Mannoni réintroduit cette notion avec « l’inquiétant familier », qui rend plus justement compte de ce malaise qui surgit lorsque quelque chose de connu apparaît soudainement étranger. Bien qu’aucune de ces deux traductions ne soit entièrement satisfaisante, nous avons opté, le plus souvent, pour la tournure d’Olivier Mannoni. Freud, dans son essai, s’intéresse à la dimension esthétique du concept et à sa manifestation dans les récits. Ce sera également l’approche choisie dans cette analyse, qui s’appuiera sur le concept freudien ainsi que sur la relecture postcoloniale effectuée par Homi Bhabha. Sigmund Freud définit « the unhomely » comme l’émergence d’un sentiment de malaise face à une étrangeté dans ce qui d’ordinaire est familier. Dans son article « Das Unheimlich », il note que le mot « heimlich » renvoie à ce qui relève du foyer (« Heim » étant l’équivalent allemand du mot « home »), ce qui appartient à l’intime et au privé mais également, ce qui est tenu secret1 . Freud est particulièrement frappé par les propos du philosophe Friedrich Schelling, selon qui la révélation de ce qui devait rester secret provoque un malaise, et il en tire la conclusion suivante : « the term ‘uncanny’ (unheimlich) applies to everything that was intended to remain secret, hidden away, and has come into the open. »2 Dans les romans du corpus, l’inquiétant familier se manifeste de plusieurs manières pour les personnages transculturels qui sont dépaysés par un ensemble d’éléments peu familiers dans leur nouvel environnement. Parfois, les autrices peignent la ville comme un lieu morne, froid, sans lumière ni interactions sociales ; les représentations de la ville peuvent même devenir fantasmagoriques aux yeux des personnages. Enfin, un motif prégnant sur lequel les autrices insistent pour rendre compte de cette impression d’inquiétant familier, particulièrement dans Brick Lane, est celui de la présence envahissante de déchets et détritus. Nous nous attarderons sur chacune de ces représentations. Dans The Namesake, le premier lieu de résidence de la famille Ganguli aux États-Unis n’est ni chaleureux ni accueillant. Le soir de son arrivée, en pleine nuit, Ashima ne peut rien voir, « apart from heaps of broken snow glowing like shattered, bluish white bricks on the ground. » (N 30) Les éléments du paysage sont rendus méconnaissables par la neige et l’obscurité, et le lendemain matin, la vision qui s’offre à Ashima n’est guère plus hospitalière : « leafless trees with ice-covered branches. Dog urine and excrement embedded in the snowbanks. Not a soul on the street. » (N 30 Le paysage urbain apparaît comme un  tableau sans vie où les excréments jonchent le sol. L’immeuble dans lequel vivent les Ganguli est tout aussi morne : « The gray of the roof, the gray of cigarette ashes, matches the pavement of the sidewalk and the street. » (N 29) Les maisons avoisinantes ne sont guère plus avenantes, « in the same state of mild decrepitude » (N 30). Ce premier lieu de résidence est donc marqué par la monotonie et le délabrement qui ne le rendent pas accueillant. Plus tard, Lahiri déploie une succession de négations pour refléter l’angoisse que représente pour Ashima le déménagement dans une petite ville universitaire : « She is stunned that in this town there are no sidewalks to speak of, no streetlights, no public transportation, no stores for miles at a time. She has no interest in learning how to drive » (N 49). Cette répétition du quantifieur « no » dépeint une ville d’où toute forme de vie sociale est absente : pas d’espace pour marcher, ni de magasins, pas de lumières non plus pour rendre les rues plus agréables et sécurisées. La ville ressemble à une ville fantôme où chacun·e est isolé·e, ce qui fait perdre tout intérêt et toute motivation à Ashima pour améliorer son quotidien en apprenant à conduire. Dans Americanah, lorsque Ifemelu découve Baltimore, la ville ne lui semble guère plus hospitalière : « [S]he thought it forlorn and unlovable. The buildings were joined to one another in faded slumping rows, and on shabby corners, people were hunched in puffy jackets, black and bleak people waiting for buses, the air around them hazed in gloom. » (A 206) Le champ sémantique dresse un portrait désolé de la ville : « forlorn », « unlovable », « faded slumping rows », « shabby », « bleak », et là encore, un sentiment de malaise semble émerger tant des bâtiments que des individus, comme le montre l’allitération « black and bleak » dont les sonorités font écho au nom de la ville, « Baltimore ». Ces deux exemples montrent combien les villes dans lesquelles les personnages transculturels emménagent sont peu accueillantes et chaleureuse.

Table des matières

REMERCIEMENTS
NOTE SUR LE TEXTE
INTRODUCTION
Culture et multiculturalisme
Le transculturalisme
Le transculturalisme en littérature
Le roman transculturel
L’altérité
PREMIERE PARTIE – LE TRANSCULTURALISME DANS L’ESPACE OCCIDENTAL : EN QUETE D’UN CHEZ-SOI
CHAPITRE 1 – MANIFESTATIONS DU TRANSCULTURALISME ET DE L’ALTERITE DANS LES LIEUX ET ESPACES PUBLICS
1.1 De l’espace postcolonial aux lieux transculturels
a) « Lost in migration »: la difficile émergence du transculturalisme
b) Générations transculturelles : quels espaces ?
c) Les lieux de cultures : des hétérotopies, terreaux de rencontres transculturelles
1.2 Des frontières infranchissables ?
a) Les lieux diasporiques : reconstitution de lieux sûrs en réaction à l’altérisation
b) Espaces ouverts et frontières infranchissables
CHAPITRE 2 – RECREATION DU FOYER DANS LA LITTERATURE TRANSCULTURELLE
2.1 Être chez soi à l’étranger : de l’inquiétant familier à l’imaginaire
a) Manifestations de l’inquiétant familier dans les villes du pays d’accueil
b) Contrées imaginaires : « Rooting oneself in ideas rather than places »
2.2 La réécriture transculturelle du roman domestique
a) Invisibilisation, claustrophobie et enfermement.
b) Ancrage culturel au sein des foyers
c) L’altérité au sein des foyers : « unhomely homes »
2.3 Le foyer en mouvement, le foyer comme mouvement.
a) « The promise of a homecoming » : le retour au pays pour clore l’histoire ?
b) En quête d’un foyer… en-dehors du foyer
CHAPITRE 3 – RELATIONS TRANSCULTURELLES : LA REINVENTION D’UN CHEZ-SOI ?
3.1 « A shelter in each other » : trouver refuge dans le rhizome ?
3.2 Du réseau au rhizome : les communautés virtuelles et l’appartenance affective
a) « The sanctuary of chat rooms » : trouver ses pair·e·s en ligne
b) Le rhizome du Net : briser la colonialité des espaces de savoir ?
3.3. De l’altérité à l’aliénation : malaises dans les relations
DEUXIEME PARTIE – EN QUETE D’UNE ECRITURE TRANSCULTURELLE : DE L’ALTERITE A L’ALTERISATION1
CHAPITRE 4 – « PARTAGER L’EXPERIENCE DE L’AUTRE » : VERS UNE ECRITURE TRANSCULTURELLE ?
4.1 De la pluralité à l’incertitude : expériences de l’altérité dans l’écriture.
a) Une écriture du multiple : de la pluralité naît l’altérité
b) Incomplétude et incertitude : des modalités du transculturalisme ?
4.2 Dialogisme et transtextualité : une écriture traversée par l’altérité
a) Transtextualité de l’écriture transculturelle : « Only connect » ?
b) Expérimentation littéraire : « the singularity of literature »
CHAPITRE 5 – DES IDENTITES AUTRES : PERFORMANCE, PERFORMATIVITE ET ECRITURE DES STEREOTYPES
5.1 Performance et relations de pouvoir : altérité des identités transculturelles
a) Du mimétisme à la performance
b) Les performances des femmes noires : écrire les rapports de pouvoir
5.2 « On our own terms » : complexifier les stéréotypes ?
a) Le stéréotype : au cœur de l’altérisation
b) Réécriture des stéréotypes : complexifier l’histoire unique ?
c) Déconstruire les stéréotypes : métatextualité et figure de l’intrus
TROISIEME PARTIE – LE TRANSCULTURALISME DANS LA FICTION : VERS UNE
PRATIQUE DECOLONIALE ?
CHAPITRE 6 – LA FICTION COMME ESPACE TRANSCULTUREL
6.1 Hybridité de la fiction : un (tiers-)espace transculturel.
a) L’hybridité dans la fiction : vers l’ouverture à l’altérité
b) Déconstruction constructive de l’hybridité : contre la pensée racinaire
6.2 L’autre du récit national : le roman comme espace transculturel
a) Présence des symboles nationaux : la perspective autre des récits transculturels
b) Création d’un corpus transculturel dans « l’esprit du temps »
CHAPITRE 7 – ÉCRITURES ET LOCALISATIONS TRANSCULTURELLES : VERS UNE PRAXIS
DECOLONIALE ?
7.1 Majoration du mineur : reterritorialisation des œuvres dans le monde
a) Du mineur au majeur : sortir de « l’encerclement idéologique »
b) Romans transculturels et regards sur le monde : « devenir-guêpe de l’orchidée, devenir-orchidée de la guêpe »
7.2 « La place de la parole noire » : création de trans-espaces
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
INDEX

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