Incompétence ratione materiae et détournement de pouvoir

Incompétence ratione materiae et détournement de pouvoir

Les arrêts Descroix et Gasanova

L – Si, après 1864, les principes de la moralité administrative se retrouvent surtout dans les solutions jurisprudentielles que nous venons d’étudier ainsi que dans d’autres analogues, qui répriment le détournement de pouvoir, expression type de l’immoralité administrative, il est, semble-t-il, permis d’en rapprocher la règle qui tend à s’opposer aux ruptures d’ équilibre entre la vie administrative et la vie privée et qui, par voie de conséquence, empêche I’administration de poursuivre, d’une manière générale, les buts· qui, malgré leur caractère désintéressé (I), se trouvent absolument en dehors  les fins normales de l’activité administrative. Cette règle a déjà reçu des applications extrêmement intéressantes dans plusieurs arrêts du Conseil d’Etat rendus à h, fin de la période qui fait actuellement l’objet de notre examen. Nous verrons qu’encore ici le juge ne s’est pas borné à appliquer purement et simplement une règle légale. Sans (1) Encores, ces buts sont-ils toujours bien désintéressés? Nc peut-on pus souvent trouver derrière Ies interventions des administrations Iocos duns Ie domaine économique certaines visées, plus ou moins des illusIons, du parti au pouvoir dans Les assemblées Locales, ou la politique pure tient malheureusement une large ·place, à l’effet de s’assurer  lI ne forte dientèle électorale? doute, peut-on dire que le précepte que nous venons d’énoncer dérive de l’existence même de notre régime de légalité qui place les intérêts de la vie privée sous la protection de la loi en interdisant, par là-même, à l’administration de s’immiscer sans nécessité absolue dans les rapports normaux du commerce juridique privé. En ce sens, on pourra donc considérer les mesures qui tendent à jeter le poids de l’autorité publique dans le domaine réservé comme portant une atteinte directe à l’esprit même de notre législation. Cependant, lorsqu’il s’agit de fixer dans chaque cas concret la portée de la règle, les solutions pratiques ne peuvent être trouvées que dans des considérations de bonne administration et de moralité administrative, étant donné que les textes eux-mêmes ne peuvent fournir aucune base solide en vue des démarcations précises qui s’imposent en pareille matière. En prenant des décisions qui empiètent sur la vie privée, l’administration sort des limites de sa mission particulière; res eas constituent donc une sorte d’in compétence l’option materiae. « il y a incompétence ratione materiae, dit M. Hauriou, « (op. cit., IIe édit., p. 417), lorsqu’une auto Ilité administrative a pris une décision exécutoire dont l’effet de droit « tendrait à la faire sortir du cerde des attributions générales de l’administration, pour la ~faire empiéter SUr’ Ie « domaine de Ia vie privée )l. « lei, poursuit l’auteur, il n’y « a pas de loi précise, mais une sorte de conduite de l’administration qui s’appuie sur cette considération morale « que L’administration ne doit pas sans nécessité entre- «( prendre sur la vie privée )l. En somme, nous nous trouvons en présence d’un aspect particulier de la théorie du détournement de. pouvoir, puisque, en se livrant aux entreprises en question, l’administration fait, en dernière analyse, usage de ses pouvoirs légaux dans un but autre que celui en vue duquel ils lui ont été conférés. M. Hauriou (op. cit., II e édit., p. 418) reconnaît expressément que cette forme d’incompétence s’apparente au détournement de pouvoir.  

Le Conseil d’Etat a été appelé à plusieurs reprises à définir d’une façon précise les attributions des administrateurs en ce qui concerne l’action politico-économique de I’ administration. Faisceau l1 sage de ses pouvoirs prétoriens et dans le silence de la Ioi, il a imposé, notamment, aux corps administratifs décentralisés une discipline sévère quant à l’organisation des services publics régionaux et Locaux. C’est ainsi que par l’action modératrice du juge administratif, Les administrateurs Locaux seraient empêchés de procéder ;’1 certaines tentatives de socialisation qui étaient alors contraires à L’ esprit de notre droit public Vin des premiers arrêts du Conseil d’Etat qui fait bien ressortir l’importance du problème est l’arrêt Descroix du  1 er février 1901 (S. 01.3.41, avec Ia note de M. Hauriou). Les circonstances de cette affaire étaient les suivantes: Le conseil municipal de la ville de Poitiers avait voté une subvention au profit d’une coopérative de boulangerie. Nous ne voyons pas qu’il y ait là aucune violation directe de Ia loi. On ne saurait même dire qu’il eut été porté atteinte, sinon au texte, du moins à l’esprit de la loi municipale, puisque dans son artide 61, celle-ci se borne à énoncer, d’une manière générale, que « le conseil! municipal règle … les affaires de la commune ». sur intenté, en la forme du recours pour excès de pouvoir, contre la délibération du conseil municipal, Le Conseil d’Etat a dédaré nulle de droit. « Considérant, dit-il, que si, dans des circonstances exceptionnelles, l’intervention du conseil municipal peut être «( rendue nécessaire pour assurer l’ alimentation publique, « il! résulte de L’instruction qu’aucune circonstance de cette nature n ‘existait à Poitiers; qu’ainsi, le conseil! municipal I( de cette ville est sorti de ses attributions légales, en allant à la Société coopérative de boulangerie … une « subvention de 9.500 francs ; qu’il suit de là que cette « délibération doit être dédarée nulle de droit. .. ». La formule est bien nette ; Ie juge administratif dénie aux communes le droit d’intervenir dans les reLations économiques qui ressortissent normalement au domaine de Ia vie privée  si aucune circonstance exceptionnelle ne rend l’action administrative absolument indispensable. L’arrêt constitue une condamnation catégorique de tout socialisme municipal. • M. Romieu, commissaire du gouvernement, relève très bien le caractère de 18 tâche du juge, qui, dans les espèces ele ce genre, ne tranche aucunement une question de légalité }Proprement dite, mais une question de fait dans la mesure ou, par la prétention qu’elle implique, elle est de nature à intéresser le droit. « Pour les conseils municipaux, dit-il  » dans ses condusions, la loi du 5 avril 1884 porte seule- « ment qu’ils règlent les affaires de la commune; elle détermine celles de leurs délibérations qui doivent être approuvées par 1 autorité supérieure, mais elle s’abstient de ~( définir la sphère d’action du corps municipal et les matières sur lesquelles, par des délibérations exécutoires ou « non, il lui appartient de statuer, en un mot, ce qui doit Il être entendu par les mots ( affaires de la commune ). « C’est donc au juge qu’il appartient de délimiter, beaucoup plus par l’ examen des espèces que par voie de théorie générale, les pouvoirs les conseils municipaux. II faut tenir compte de la législation générale, des intentions du ~. législateur au moment du vote de la loi municipale actuelle, du but que se proposent les corps municipaux dans ~, leurs délibérations, des nécessités auxqueLLes ils sont légitimement amenés à pourvoir, ou des considérations théoriques, — étrange l’es et, leur mission – par lesquelles ils « se laissent domineR »’. On ne pouvait mieux dire pour faire ressortir que le contrôle s’ appuie bien plus sur des appréciations de fait en vue de l’ élaboration de directives pratiques de bonne administration que sur des appréciations de légalité proprement dite. Un arrêt de la même année, l’arrêt Casanova du 29 mar~ IgOI eS. 01.3’73, avec la note de M. Hauriou), rendu également sur recours en la forme du recours pour excès de pouvoir, marquer à nouveau l’intérêt qui s’attache à ces matières. Le juge dédare nulle de droit une délibération d’un conseil municipal ayant engagé une dépense pour l’installation d’un médecin municipal. Le conseil municipal était intervenu en vue de l’ organisation d’un service public dont le but ne pouvait être que de concurrencer l’activité privée, étant donné que ce service n’avait nullement été imposé par des circonstances exceptionnelles. M. Hauriou constate très justement que, cc par un coup cc de barre hardi, le recou.rs pour excès de pouvoir revient à « ce qu’il fut toujours essentiellement, un moyen de bonne administration » (1). En effet, dans cette affaire aussi bien que dans l’arrêt Des croix rapporté ci-dessus, Les seuls principes découlant de la Législation ne purent être d’aucune utilité pratique pour la solution de la question posée au juge. Ce n’est qu’en tenant compte de tous Ies éléments ayant pu influer sur la volonté des auteurs des décisions attaquées et en s’appliquant, après examen spécial des faits de la cause, à dégager ce qui exigeaient L’intérêt général et la bonne administration, que le Conseil d’Etat put arriver à une condusion précise quant à la validité des mesures administratives, objet des recours. Dans nos deux affaires, le Conseil d’Etat n’a tiré, en somme, que les conséquences pratiques du principe général qui, en dernière analyse, n’autorise l’intervention de l’administration que dans des intérêts de police entendus au sens large de ce mot (2). II faudrait d’ailleurs se garder de voir dans les décisions de ce genre des cas d’application d’un prétendu contrôle de l’ Opportunité de Inactivité administrative. Il est donne inexact de dire, comme le fait M. Hauriou, qu’ici le juge administratif ait pris. en main la tutelle des communes, celle-ci impliquant toujours un élément d’opportunité, soustrait comme tel à toute appréciation contentieuse. M. Michoud a nettement pris position à cet égard dans son étude sur le pouvoir discrétionnaire de l’administration. Sans comprendre, du reste, le caractère particulier des décisions du Conseil d’Etat que nous venons de mentionné , et repoussant, au surplus, I’existence du contrôle de la moralité administrative proprement dite, l’auteur s’efforce de prouveI’ qu’en l’espece le Conseil d’Etat s’est purement et simplement livI’é à une appréciation de légalité. II dit Copocit., Ann. Gren., I9IIJ, p. 25 et s.): cc Les auteurs qui « estiment que le Consei! d’Etat doit pénétrer aujourd’hui « dans le domaine de l’opportunité administrative, ont alI écc gué non seulement des arrêts se rapportant .. à des cas de « détournement de pouvoir, mais aussi des arrêts visant des … c· cas de pure ct simple violation, soit d’une loi de fond, (C soit mêmed ‘une loi de compétence. Seulement, ce sont « des cas dans lesquels la limite légale est assez imprécise pour que le juge ait à faire un large emploi des pouce voir d’appréciation qui lui appartiennent en vue de déter- (I mineI’ la I’egle de droit à appliquer. Nous avons déjà (; montré … que même dans les cas de ce genre, c’est bien Il une question de limite que ,iuge le Conseil d’Etat, par «conséquent, une question de droit, et non une question « d’opportunité. La même chose doit être dite à propos de (, l’arrêt Casanova qui a fourni à M. Hauriou l’occasion  d’esquisser, dans une note célebre, la théorie du Conseil « d’Etat prenant en mains la tuteIle des communes et juce géant leurs actes même au point de vue de l’opportunité. « Le Conseil d’Etat se borne, dans cet arrêt, à annuler, « cOrYune prise en dehors des attributions du conseil municipal, une délibération par laqueIle il avait décidé de subventionner un médecin. C’est donc qu’il voit une règle (( de droit dans l’interdiction faite aux communes de pénétrer’ dans le domaine de la libre concurrence entre médecins au moyen de la création d’un service municipal. Il « ajoute, il est vrai, que ( les conseils municipaux peuvent, « dans des circonstances exceptionnelles, intervenir pour « procure  des soins médicaux aux habitants qui en sont « privés >. Cela veut dire que la régIe de droit – comme « tant d ‘autres – est susceptible de comporteI  des exceptions,. (, mais des exceptions qui seront elles-mêmes des régles de « droit. Et le principe de ces exceptions est indiqué par les « termes mêmes de l’arrêt ; elles concernent les cas ou les « habitants, faute de l’intervention de la commune, seraient  » privés de soins médicaux. Il ne s’agit pas du tout de circonstances exceptionnelIes que Ie Conseil d’Etat se ré servirait d’ apprécier à sa guise, mais de circonstances précises « dont l’existence sera nécessaire et suffisante pour rendre (, légale la subvention accordée à un médecin. Quand ces « circonstances existeront, la commune appréciera libre-  » ment, sous le contrôle du tuteur administratif, si elle doit « ou non établir le service, dans quelle mesure elle doit ]e ‘I faire, quel médecin elle doit subventionner, etc. Voilà « le vrai domaine de I’ opportunité, et SUl’ ce domaine Ie  juge administratif ne s’ est jamais reconnu le droit de (. pénétrer. Ce que l’on a pris pour une appréciation d’opportunité, c’est la fixation, à titre de l’aigle, de l’une des  limites à poser au pouvoir discrétionnaire de la commune ». 

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