La compréhension de la biologie de la mémoire

La mémoire

Introduction générale

La compréhension de la biologie de la mémoire reste l’une des grandes quêtes des neurosciences. Comme nous l’avons mentionné plus haut, le processus de mémorisation peut se décomposer en trois grandes étapes: l’apprentissage, la consolidation et le rappel. Il existe suivant les espèces, différents types de mémoire qui peuvent être définis en fonction de la durabilité des souvenirs. Chez l’homme, on distingue ainsi la mémoire à court terme (MCT, ou mémoire de travail) qui permet de se souvenir d’informations pendant quelques minutes, et la mémoire à long terme (MLT) qui conserve durablement les informations pendant plusieurs jours voire toute la vie. Cette dernière est subdivisée en 4 formes qui sont la mémoire épisodique, la mémoire sémantique, la mémoire perceptive et la mémoire procédurale. Selon la théorie dominante, la consolidation de la MLT se déroule pendant le sommeil (Diekelmann & Born, 2010). Les souvenirs sont alors transférés de l’hippocampe vers le cortex. Ce transfert dépendrait d’ondes dites à front raide (« sharp waves ») générées dans l’hippocampe, principalement pendant le sommeil lent (Buzsaki et al., 1990). Les formes élémentaires d’apprentissage et de mémoire ont été assez bien caractérisées depuis les travaux d’Ivan Pavlov et d’Edward Thorndike durant la première partie du 20ème siècle. Ces travaux ont permis d’établir les concepts de base pour une étude plus approfondie au niveau cellulaire. Ainsi, les recherches menées avec une approche réductionniste radicale par Eric Kandel (Prix Nobel 2000) sur l’aplysie (Aplysia californica) ont permis des avancées majeures dans la compréhension des mécanismes biochimiques impliqués lors de la formation de la mémoire. Ces travaux ont permis de déterminer que l’apprentissage repose sur la plasticité synaptique, c’est à dire, des changements fonctionnels d’efficacité de connections synaptiques.

La mémoire Introduction 42 La formation de la MCT semble s’accompagner de changements post-transcriptionels, et plus particulièrement d’événements de phosphorylation qui modifient la fonction de protéines synaptiques. Ceci aura pour conséquence le renforcement temporaire de connections synaptiques déjà présentes dans les réseaux de neurones qui contrôlent le comportement. L’identification de protéines impliquées dans la formation de la MLT laisse à penser qu’elle nécessite la modification de connections synaptiques de façon « permanente » (renforcée). Ainsi, le processus d’encodage requiert des récepteurs à des neurotransmetteurs (NMDA, DopR), des seconds messagers et leurs effecteurs (Ca2+, Ca2+/Calmodulin-dependent protein kinase CaMKII, MAPK, PKA), et des facteurs de développement et de transcription (BDNF, CREB). Plusieurs de ces protéines sont impliquées dans la néo synthèse protéique qui semble donc être la marque des processus de consolidation de la MLT. De plus, cette synthèse protéique doit se faire dans les heures qui suivent la fin du conditionnement.

En effet, une inhibition plus tardive de la synthèse protéique n’a aucun effet sur la consolidation (Sanes & Lichtman, 1999). Ces observations suggèrent que la maintenance des traces de mémoire ne se fait pas par une expression continue de ces molécules mais plutôt par le maintient des modifications morphologiques qui ont eu lieu pendant la consolidation (Kandel, 2001). En conclusion, alors que la MCT semble nécessiter une modification de l’efficacité synaptique, la MLT semble dépendre de changements dans le nombre de ces synapses. 2. Les différents paradigmes de mémoire chez la drosophile Chez la drosophile, les larves ainsi que les adultes présentent une remarquable complexité comportementale et il existe de nombreux paradigmes qui permettent l’étude de la mémoire. Il est ainsi possible d’étudier plusieurs types d’apprentissage: visuel, du comportement de cour, de l’orientation spatiale, de l’extension du proboscis, de la suppression de la phototaxie, de la mémoire olfactive appétitive et de la mémoire olfactive aversive (chocs électriques ou chocs mécaniques).

Lors d’un conditionnement de comportement de cour, un mâle sexuellement mature est placé avec une femelle déjà fécondée qui rejette donc ses tentatives de parade sexuelle. Au bout d’un certain nombre de rejets, les mâles apprennent à ne plus courtiser de femelles en général (Ackerman & Siegel, 1986; Ejima et al., 2005). Un conditionnement court (1 h) La mémoire 43 permet de générer de la MCT alors qu’un conditionnement long (5 h ou bien 3 fois 1 h séparé par des périodes d’isolation de 1 h) permet de générer de la MLT. Les conditionnements olfactif appétitif et aversif sont des protocoles Pavlovien. Comme le chien de Pavlov qui apprend à associer le son de la cloche à la présentation de nourriture, les drosophiles à jeun apprennent lors d’un conditionnement appétitif à associer une odeur à la présence de sucre. Lors du test de mémoire, les drosophiles iront préférentiellement vers l’odeur qui était au préalable associée au sucre. A l’inverse, lors d’un conditionnement olfactif aversif (Quinn et al., 1974), les drosophiles apprennent à associer une odeur à des chocs électriques.

Ainsi, lors du test de mémoire, les drosophiles éviteront cette odeur. ! » #$%&'()*+*'(($,$(+%’-.!&+*. Le conditionnement olfactif aversif fait partie des plus utilisés. Il a été mis en place dans le début des années 1970 par Seymour Benzer. En effet, Chip Quinn et Bill Harris réussirent à convertir Seymour Benzer pour qu’il transforme son emblématique appareil permettant de séparer les drosophiles en fonction de leur phototaxie en une machine pour étudier l’apprentissage. Cet appareil « rudimentaire » et manuel a permis l’isolement des premiers mutants d’apprentissage ce qui a mis en évidence l’importance de la voie de l’AMPc pour ce processus: dunce (dnc – qui code phosphodiestérase), rutabaga (rut – qui code adénylyl cyclase) et amnesiac (amn) (Dudai et al., 1976 ; Livingstone et al., 1984 ; Quinn et al., 1979). Par la suite, le champ d’étude de la mémoire olfactive chez la drosophile a franchi une étape importante avec le développement d’un test de mémoire utilisant un T-maze (Tully & Quinn, 1985), puis celui du barillet de conditionnement (Pascual & Preat, 2001) (Figure 8- A). Ces avancées technologiques permettent de traiter en même temps plusieurs groupes d’individus et d’améliorer la reproductivité des expériences. Introduction 44 Figure 8 : Schéma du paradigme olfactif aversif (A) Schéma du barillet utilisé pour le conditionnement.

Chaque groupe de drosophiles est placé dans l’un des six trous du barillet. Chaque trou est entouré d’une grille en cuivre electrifiable et les odeurs sont diffusées à l’aide d’un système de pompe. (B) Principe du conditionnement aversif. Dans un premier temps, l’odeur 1 (CS+) est présentée aux drosophiles en présence de chocs électriques (US). Puis l’odeur 2 (CS-) est présentée sans choc életcrique. ((A) Pasual & Preat 2001) Le conditionnement et le test de mémoire sont effectués dans une pièce où l’environnement est contrôlé (température, humidité, sources lumineuses et qualité de l’air). Dans ce paradigme, une 30aine de drosophiles sont piégées dans chacun des six trous du barillet. Chaque trou est recouvert d’une grille électrifiable, et les odeurs sont diffusées dans le barillet par un système de pompe (Figure 8-A). Un cycle de conditionnement se décompose de la manière suivante : une première odeur aversive (le stimulus conditionné apparié ou CS+) est diffusée en association avec une série de chocs électriques (le stimulus non conditionné ou US), puis, après une courte période sans aucune stimulation, une seconde odeur aversive (le stimulus non-conditionné, CS-) est présentée sans chocs électriques (Figure 8-B). Lors du test de mémoire on met les drosophiles conditionnées en position de choisir, en l’absence de chocs électriques, entre les deux odeurs (« T-maze »; Figure 9-A). Le test est réalisé dans le noir car les drosophiles sont naturellement attirées par la lumière (phototaxie).

On calcule ensuite un score en fonction de la distribution des drosophiles observée après une minute en soustrayant le nombre de drosophiles du coté CS+ au nombre de drosophiles du coté CS-, divisé par le nombre total (Figure 9-B). Pour éviter tout biais vers l’une des odeurs, une population différente (du même génotype) est ensuite conditionnée en inversant le CS+ et le CS-. L’indice de performance (IP) correspond alors à la moyenne des scores des deux expériences réciproques. Une distribution de 50:50 conduit donc à un IP = 0 (pas de mémoire).

Les différents types de mémoires

Il existe chez la drosophile différentes formes de mémoire qui présentent des caractéristiques similaires à celles décrites chez les autres espèces (pour revue: (Davis, 2005)). Ainsi, la formation de ces différentes mémoires dépend du conditionnement olfactif aversif effectué (Tully et al., 1994): – 1 cycle de conditionnement engendre la formation d’une mémoire qui est mesurable pendant quelques heures. Cette mémoire est composée d’une partie labile qui est sensible à une anesthésie par le froid et d’une partie résistante à une telle anesthésie (mémoire résistante à l’anesthésie: MRA). La mémoire sensible à l’anesthésie correspond à la MCT entre 0 et 1 h et à la mémoire à moyen terme MMT entre 1 et 5 h après le conditionnement. Figure 10 : La mémoire formée après 1 cycle de conditionnement est composé de MCT et de MRA. L’indice de performance est calculé 3 h après 1 cycle de conditionnement. L’anesthésie par le froid à différents temps après le conditionnement diminue le score de mémoire (différence entre les carrés et la ligne grise).

La consolidation de la MRA semble atteindre son maximum 2 h après le conditionnement. (Tully et al., 1994) ! » # » ! »#$ ! »%$ Introduction 46 – 5 cycles de conditionnement consécutifs (conditionnement massé) engendrent la formation de mémoire consolidée mesurable pendant plusieurs jours (Figure 11). Cette mémoire est essentiellement composée de MRA. Il a été démontré dans notre équipe qu’il existe un effet social lors du test de cette mémoire. En effet, le rappel est facilité lorsque les drosophiles sont testées en groupe (Chabaud et al., 2009). – 5 cycles de conditionnement espacés par des intervalles de repos de 15 minutes provoquent la formation de MLT qui est mesurable pendant plusieurs jours (Figure 11). Cette mémoire consolidée est elle aussi résistante à l’anesthésie par le froid, mais contrairement à la MRA, sa formation est sensible à la présence d’un inhibiteur de la traduction, indiquant qu’elle est dépendante d’une synthèse protéique de novo (Tully et al., 1994). Figure 11 : Courbes de perdurance des différentes mémoires. La MLT formée après un conditionnement espacé perdure pendant plusieurs jours. La MRA formée après un conditionnement massé décline plus rapidement que la MLT. La MCT décroit très rapidement après 1 cycle de conditionnement. (Tully et al., 1994) Le modèle classique de formation des différentes mémoires est linéaire.

Selon ce modèle, la MCT serait initialement formée, puis elle se transformerait en MMT qui elle même génèrerait via des processus de consolidation de la MLT et/ou de la MRA (Figure 12- A). Cependant, notre laboratoire a proposé un modèle où la formation des deux mémoires consolidées se fait en parallèle mais de manière indépendante (Figure 12-B). En effet, plusieurs résultats on permis de proposer cette hypothèse: (i) la MCT n’est pas totalement effacée chez les mutants rut et dnc. Ceci suggère qu’il existe, en plus de la voie dépendante de l’AMPc (MCT1 ), une voie indépendante (MCT2 ). De plus, (ii) la MRA est normale chez les mutants rut et amn alors que la mémoire labile est fortement affectée. Donc la formation de la La mémoire 47 MRA semble être indépendante de la voie qui conduit à la formation de la MCT1 et de la MMT. Il y a donc deux voies parallèles d’apprentissage.

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