LA PERSPECTIVE DU SENSEMAKING : QUELLE PLACE POUR LA NARRATION ETHIQUE ?

LA PERSPECTIVE DU SENSEMAKING : QUELLE
PLACE POUR LA NARRATION ETHIQUE ?

Nous avons mené cette revue de littérature à partir d’un double mouvement de diastole (ouverture de la recherche bibliographique) et de systole (contraction) que nous avons pratiqué à plusieurs reprises durant notre recherche (Dumez, 2011). Cette revue de littérature nous a conduite à explorer le champ des sciences de gestion mais également ceux de la sociologie interactionniste et de la philosophie éthique. Nous avons étudié principalement deux types de matériaux : des ouvrages fondamentaux et des articles en sciences de gestion entre 1990 et 2016, sélectionnés à partir de mots clefs. Les références bibliographiques de ces articles et ouvrages nous ont parfois amenée à consulter d’autres ouvrages et articles en psychologie, en philosophie, en sciences de l’éducation, en sciences médicales ou encore en communication. Nous avons rédigé des mémos théoriques pour chacun des ouvrages fondamentaux que nous avons sélectionnés. Ces matériaux sont présentés sous la forme d’une synthèse (annexe1). Cette revue de littérature comprend plusieurs objectifs. Tout d’abord, elle a pour ambition d’exposer la définition du Sensemaking que nous avons retenue dans nos travaux et de souligner les aspects de cette perspective qui demandent à être approfondis. De plus, elle propose d’explorer le lien entre Sensemaking et éthique. Plus précisément, nous nous interrogerons sur la place laissée par le Sensemaking à la narration d’un type particulier que nous qualifierons d’éthique. Précisons qu’au terme théorie, nous préférons celui de perspective, pour traiter du Sensemaking. En effet, bien que certains auteurs emploient le terme de théorie au sujet du Sensemaking, il est probablement plus juste de parler de perspective (Maitlis et Christianson, 2014) tant les travaux qui se réclament du Sensemaking sont divers et variés. D’ailleurs, il n’existe pas, à proprement parler, de définition stabilisée du Sensemaking (Maitlis et Christianson, 2014), pas plus qu’il n’en existe de l’éthique (Mercier, 2014). C’est pourquoi nous aurons comme premier objectif, à partir des travaux de Weick et ceux des chercheurs qui lui ont emboîté le pas ces 20 dernières années, de proposer notre propre définition du Sensemaking, envisagé comme un processus. A cette fin, nous commencerons par expliciter les postulats qui sous-tendent la perspective du Sensemaking et que nous reprenons à notre compte dans cette thèse. Puis, nous présenterons ses principaux concepts (première partie). Notre deuxième objectif consistera à montrer que la perspective du Sensemaking laisse la possibilité à une variation éthique. Ainsi, nous préciserons la place et le sens que nous avons accordés à ce que nous avons appelé la narration éthique dans ce processus. Pour ce faire, nous montrerons l’intérêt que les travaux en sciences de gestion accordent à la narration et à l’éthique. Nous proposerons un lien que nous souhaitons établir entre éthique, narration et construction de sens au travail, alors même que l’éthique est absente des travaux de Karl Emmanuel Weick et des chercheurs qui s’inscrivent dans la perspective du Sensemaking. Enfin, nous proposerons notre propre conception de l’éthique (seconde partie). 

1 ère partie : La perspective du Sensemaking

Dans cette première partie, nous allons prendre le temps d’exposer l’origine du Sensemaking dans les sciences de gestion avant d’en présenter la nature et les caractéristiques. Nous exposerons ce que cette perspective doit à la psychologie cognitive mais surtout à la sociologie interactionniste. En effet, pour Gérard Koenig (2006), la sociologie interactionniste est la « théorie non officielle du Sensemaking ». Ce détour pour comprendre les racines d’une des perspectives les plus fécondes aujourd’hui en sciences de gestion (Bartunek, Rynes et Ireland, 2006 ; Oswick, Fleming et Hanlon, 2011) nous semble en effet essentiel. Il nous permettra de montrer l’ontologie du Sensemaking et ses conséquences sur les recherches actuelles. Ainsi, après avoir rappelé comment le concept du sense-making a été importé dans les sciences de gestion et la place qu’il y occupe aujourd’hui, nous commencerons par rappeler ce que le Sensemaking doit à la psychologique cognitive et surtout à la sociologie interactionniste. Nous montrerons de quelle manière les principaux concepts et postulats interactionnistes ont influencé la recherche de Karl Emmanuel Weick (1). Puis, dans un second temps, nous exposerons la nature et les caractéristiques du processus de Sensemaking, à travers trois étapes que nous avons identifiées. A cette fin, nous proposerons une typologie des situations propices au Sensemaking, nous détaillerons le processus d’enactment (ré-action à l’environnement) et le résultat de l’enactment (2). Enfin, pour conclure cette première partie de notre revue de littérature nous proposerons une définition et une schématisation du processus de Sensemaking.

Les racines du Sensemaking

L’expression « sense making » date des années 1960. Elle est utilisée pour la première fois par Garfinkel, sociologue interactionniste, de l’école de Chicago. Elle sera reprise par différents auteurs, avant que Karl Emmanuel Weick ne l’utilise dans un contexte organisationnel et exporte ainsi le concept en sciences de gestion. Le Sensemaking est devenu un sujet d’étude en tant que tel à partir des années 1960 (Maitlis et Christianson, 2014). Il est apparu dans les recherches qui tentaient de comprendre comment le sens des expériences sociales était construit et transmis. (Garfinkel, 1967 ; Weick, 1969). C’est Garfinkel, qui le premier, utilise le terme de « sense making » dans son introduction à l’ethnométhodologie, comme mode d’appréhension et d’interprétation des pratiques quotidiennes des acteurs, de leurs expériences, de leurs interactions et de la réalité sociale (Garfinkel, 1967). Polanyi (1967) quant à lui, utilise les expressions de « Sensegiving » et de « Sense-reading » pour décrire comment les individus insufflent et transmettent du sens à leurs discours. Toutefois, c’est Karl Emmanuel Weick (1969) dans son ouvrage, The Social Psychology of Organizing, qui utilisera, pour la première fois, l’expression, dans un contexte organisationnel. Ainsi, Weick cherche à appréhender les mécanismes par lesquels les relations entre différents acteurs d’une organisation co-construisent un réseau de significations organisationnelles susceptibles d’orienter leurs conduites (Weick et Sutcliffe, 2001). Il s’agit d’identifier les mécanismes psychosociaux à l’œuvre, lors d’interactions qui produisent, de façon dynamique et collective, des systèmes d’action et des significations partagées. Le processus de création de sens est une démarche continue, à travers laquelle, les individus visent à rendre rationnelles, pour eux-mêmes et pour les autres, les actions et les situations qu’ils traversent. Le processus de Sensemaking permet de comprendre la manière dont les schémas de pensée individuels évoluent de manière à atteindre un certain niveau de compréhension partagée (Giroux, 2006). Ce processus comprend trois temps : a) l’ « enactment », phase durant laquelle l’acteur cherche à donner du sens au contexte dans lequel il évolue ; b) la sélection, phase qui consiste à sélectionner des signaux présents dans l’environnement et à choisir parmi les différents schémas de pensée construits, le schéma explicatif pour tous ; c) la rétention, phase qui consiste à garder en mémoire collective les situations rencontrées ainsi que les interprétations effectuées, de manière à pouvoir s’y référer lorsqu’une situation similaire se présentera Le concept de Sensemaking a été utilisé dans diverses disciplines qui cherchent à comprendre comment nous remettons de l’ordre dans des situations qui peuvent paraître chaotiques : en sciences de l’éducation (Coburn, 2001, 2005 ; Smerek, 2009 dans Maitlis et Christianson, 2014), en santé (Anderson et McDaniel, 2000 ; Jordan et al., 2009) ou bien en sciences de communication (Christensen et Cornelissen, 2011 ; Taylor et Van Every, 2000). Cependant, notre revue de littérature s’appuie essentiellement sur les travaux réalisés en sciences de gestion. Nous présenterons les travaux de Karl Emmanuel Weick ainsi que ceux des auteurs qui ont adopté la perspective du Sensemaking pour améliorer la compréhension des organisations. Oswick, Fleming et Hanlon (2011) ont retracé l’intérêt porté aux quinze théories les plus populaires mobilisées en théorie des organisations et management ces dernières années. Parmi celles-ci, on trouve la « théorie » du Sensemaking de Karl E. Weick. En effet, si les travaux de Karl E. Weick constituent le cadre conceptuel de nombreuses recherches, c’est peut-être parce que, selon les critères de Davis (2010), la recherche de Weick est à la fois une recherche de qualité (car menée avec toute la compétence technique requise), une recherche de valeur (puisqu’elle produit des apports substantiels en termes de compréhension, d’explication ou d’action) et une recherche innovante (qui apporte de la nouveauté dans les idées en usage et dans la méthodologie et qui rejette les hypothèses communément admises). Pour autant, les théories des organisations et du management ont été développées à partir des questionnements et des méthodes provenant d’autres disciplines fondamentales (Oswick, Fleming et Hanlon, 2011). Ainsi, la recherche de Weick s’est d’abord développée à partir des travaux de la psychologie cognitive (1.1) puis s’est largement inspirée de la sociologie interactionniste (1.2). C’est pourquoi, nous montrerons les conséquences de l’interactionnisme symbolique sur les recherches actuelles, menées dans la perspective du Sensemaking (1.3)

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