La peur à la souffrance le spectre des mécanismes de défense

La peur à la souffrance le spectre des mécanismes de défense

De la peur à la souffrance Deux facteurs principaux peuvent selon nous conduire les auditeurs à ressentir de la souffrance : le manque de moyens d’une part (1.1.) et le manque de reconnaissance d’autre part (1.2.). 1.1. La souffrance due au manque de moyens Épuiser leur peur, nous venons de le voir, est pour les commissaires aux comptes difficile. Ce n’est jamais gagné d’avance. Adopter les attitudes contradictoires que nous avons recensées dans la section précédente nécessite des moyens. Lorsqu’ils en manquent ou craignent de pouvoir d’en manquer, les auditeurs vivent une situation douloureuse. La peur qu’ils éprouvent n’est plus simplement celle de se tromper, mais celle de ne pas pouvoir épuiser cette peur première. Ils ressentent autrement dit une peur « au carré » qui, elle, les fait souffrir. Ils voient en effet arriver le moment où ils devront rendre leur opinion, alors même qu’ils n’auront pu aboutir au confort ; le moment où ils devront certifier la véracité des états financiers, en étant pourtant encore habités par le doute ; le moment où il leur faudra donc commettre ce contre quoi ils sont censés lutter, à savoir un mensonge ; le moment, bref, où ils auront à faire face à l’absurde, à la perte de sens. Nous avons par exemple avec un superviseur le dialogue suivant (celui-ci est certes un peu long mais intéressant et nous le reproduisons donc dans son intégralité) :Nous : Qu’est-ce qui génère de l’angoisse en audit ? Pas du petit stress, mais de l’angoisse. Le superviseur : Ce qui génère de l’angoisse, c’est de ne pas être sûr de pouvoir dérouler le programme qu’on s’est fixé dans les temps […] ou de ne pas pouvoir collecter l’ensemble des informations qui doivent permettre de conclure […]. Parce que rester sur des incertitudes, ce n’est jamais bon. […].100 Nous : Donc quand il subsiste des incertitudes, il faut trouver un moyen pour qu’elles se transforment en certitudes ? Ce peut être parfois juste une question de style, non ? Le superviseur : Oui, mais c’est là où je trouve que les choses ne sont pas admissibles. C’est binaire. C’est oui ou c’est non. Ce n’est pas entre les deux. On peut conclure ou on ne peut pas conclure. Nous : As-tu l’impression que parfois, on ne puisse pas conclure… et qu’on conclue quand même ? Le superviseur : Oui, en enrobant. Par des formules de style, en effet. Et je pense que c’est surtout ça qui cause du stress. […] Quand j’étais assistant, [mon angoisse était différente] ; c’était : vais-je pouvoir comprendre et traiter l’ensemble des informations qu’on me donne ? Quel lien vais-je réussir à faire entre les choses ? Vais-je pouvoir m’en sortir ? […] Je me souviens des rêves que je faisais à l’époque : j’étais noyé sous une masse de documents. Il y avait sur mon bureau un monceau de pièces justificatives, et je ne savais plus où était l’information. J’en rêvais !

La souffrance due au manque de reconnaissance

 C’est précisément à la psychopathologie devenue psychodynamique du travail, que nous allons maintenant nous référer pour comprendre le second facteur pouvant causer aux auditeurs de la souffrance. Selon Dejours (1993, p.228), nous l’avons déjà vu, travailler, c’est s’affronter au réel, défini comme ce qui résiste. Tout travail constitue donc une forme d’épreuve et possède sa part de pénibilité. Sur cette base, de deux choses l’une : soit le travail accompli est reconnu, et la souffrance qu’il a causée trouve alors à se changer en plaisir (on sait pourquoi on s’est donné du mal) ; soit il ne fait au contraire l’objet d’aucune reconnaissance, et ladite souffrance « ne peut plus que s’accumuler et engager le sujet dans une dynamique pathogène » (1993, p.230). Nous avons suffisamment montré dans la section précédente combien la pratique de l’audit pouvait être épuisante, pour ne pas revenir sur le sujet, et conclure que, faute de reconnaissance, la souffrance qu’elle occasionne menace de nuire à la santé des auditeurs. Face à une telle menace, précise la psychodynamique du travail, les individus ne restent cependant pas inactifs : ils développent des mécanismes de défense qui agissent comme des « antalgiques » (Dejours, 2005, p.68), leur permettant de ne point trop souffrir.

Le spectre des mécanismes de défense

 Ces mécanismes trouvent cependant leur efficacité dans le déni du réel qu’ils organisent, et leur effet n’est donc pas que positif. Comme le souligne Dejours (2000), ils « nuisent à l’intelligence aux deux sens du terme : capacité de penser et de raisonner d’une part, compréhension du monde d’autre part » (p.21), et « ce rétrécissement de la capacité de penser se révèle […] comme le moyen électif d’engourdir le sens moral » (p.22). Quand faute de moyens, il est impossible aux auditeurs d’épuiser leur peur, ou que la peine qu’ils se donnent ne rencontre que trop peu de reconnaissance, il est alors probable qu’ils parviennent au confort, pour s’éviter une souffrance pathogène, aux moyens de 219 mécanismes de défense plutôt qu’en toute lucidité. En reprenant les propos de Louis Le Guillant, fondateur de la psychopathologie du travail (1984, cité par de Geuser, 2005, p. 250), nous pourrions dire que pour eux, « la tentation pourrait devenir invincible de ne plus penser, car c’est le seul moyen de ne pas souffrir ». De fait, nous les avons observés, au cours de notre enquête, mettre en œuvre diverses stratégies élémentaires, dont l’ensemble constitue le spectre – comme éventail et comme danger – des mécanismes de défense en audit. Nous recourons ici au terme de stratégie car celui-ci est employé par Dejours. Il faut toutefois garder en tête qu’il s’agit là de manœuvres qui ne peuvent être efficaces que parce qu’elles sont utilisées de manière non consciente, ce qui ne signifie pas que les auditeurs en ignorent l’existence, puisque certains ont été capables de nous en parler avec beaucoup de recul. Il y a d’une part la stratégie du survol (2.1.), d’autre part diverses stratégies de justification (2.2.), et enfin, une stratégie de détachement (2.3.). 

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