La politique de la sûreté nucléaire en France

 La politique de la sûreté nucléaire en France

Quelques aspects du tournant nucléaire de la France (1967-1983) 

Un revirement radical

 Les choix du gouvernement français ne témoignaient pas, jusqu’à la veille du premier choc pétrolier, d’une volonté stratégique de développement de l’énergie nucléaire. Parallèlement à l’édification d’une filiale « française » de centrales UNGG par le CEA, le gouvernement avait confié à Électricité de France le soin d’entreprendre la construction de réacteurs à eau sous pression (REP) utilisant de l’uranium enrichi, en collaboration avec la société américaine Westinghouse. Cette filière alternative bénéficiait à la fois de l’expérience américaine et de l’augmentation des capacités françaises d’enrichissement de l’uranium. La première tranche de ce type, construite à Chooz, divergea en 1967. L’apparition d’une nouvelle technologie et d’un acteur de poids au sein de l’industrie nucléaire française n’entraîna pas seulement une concurrenc acharnée entre les deux filières et leurs promoteurs. Elle déstabilisa aussi le processus d’évaluation de la sûreté, en engendrant un conflit d’intérêts pour le CEA, qui concentrait en son sein les compétences françaises dans ce domaine. En 1967, le ministre de l’Industrie décida que l’examen de la centrale UNGG de Saint-Laurent-des-Eaux serait soumise non pas à la Commission de Sûreté des Installations Atomiques du CEA, mais à un groupe d’experts ad hoc pour la sûreté des réacteurs, constitué de représentants du CEA, d’ÉdF et des constructeurs. Cette instance fut rebaptisée Groupe permanent (GP) d’experts pour la sûreté des réacteurs en 1972 . Le gouvernement avait par ailleurs installé en 1955 une Commission de production d’électricité d’origine nucléaire (PEON) afin d’évaluer le coût de l’énergie nucléaire. Cette commission estima en 1967 que la filière à eau légère avait un avantage de coût de 20 % sur sa rivale. En 1969, le gouvernement décida de l’abandon de la filière technologique développée en France dans l’après guerre au profit des réacteurs à eau légère . Mais dans le contexte de l’époque, cette décision semblait surtout préfigurer la disparition de l’industrie nucléaire civile française, tant celle-ci paraissait condamnée par l’abondance du pétrole. Le développement économique de l’après-guerre avait été caractérisé par une croissance démographique soutenue, une augmentation rapide du revenu par tête et l’accession d’une part importante de la population aux produits de grande consommation, en particulier l’automobile. Les grandes orientations économiques étaient dictées par l’administration centrale, dans le cadre établi par les Plans quinquennaux. Pour satisfaire les besoins énergétiques considérables du pays, le gouvernement français avait décidé, au début des années 1960, de privilégier les importations de pétrole au détriment de la production nationale de charbon. Le pétrole apparaissait alors comme une ressource surabondante, et la création de l’OPEP en 1960, un an après la mise en place de mesures protectionnistes dans ce secteur par les États-Unis, semblait surtout destinée à inonder les marchés européens et japonais par l’intermédiaire de prix toujours plus bas. Les gouvernements successifs ayant confirmé et approfondi ce choix stratégique, la France avait basculé, à la veille du choc pétrolier de 1973, dans le « tout-pétrole » 26 (Jeanneney, 1981). Le désarroi provoqué par le quadruplement des prix du pétrole et le nouveau contexte géopolitique mondial expliquent la soudaineté du retournement opéré par le gouvernement français en 1973-74. En 1973, quelques mois avant la guerre du Kippour et le choc pétrolier, celui-ci avait déjà décidé de porter de 8 à 13 GWe le programme de construction de centrales prévu au VIe Plan.

 Une politique de sûreté largement « déléguée »

 Ce qui était vrai du processus de décision concernant la politique énergétique en général l’était a fortiori des décisions relatives à la sûreté. Certes, des décisions importantes avaient été prises afin d’adapter l’organisation institutionnelle de la sûreté nucléaire à la montée en charge du secteur. Il en était découlé une architecture et des principes d’ensemble qui ont été conservés depuis, même au cours des réformes importantes des années 2000. Les fabricants (Framatome et Alsthom) et l’exploitant (ÉdF) devaient répondre de la sûreté de leurs installations et montrer, en plaidant leurs dossiers, que les exigences réglementaires étaient satisfaites. Une autorité de sûreté tranchait : il s’agissait du Service central de sûreté des installations nucléaires (SCSIN) du Ministère de l’Industrie, créé en 1973. Le processus de séparation des responsabilités entamé en 1967 avait ainsi été poursuivi : désormais officiellement séparé du CEA, le SCSIN pouvait revendiquer une position d’arbitre impartial. Il s’appuyait sur un pôle unique d’expertise publique, l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN), créé en 1976 par le regroupement des services du CEA en charge de la sûreté et de la radioprotection. L’IPSN couvrait ainsi l’ensemble des risques liés aux activités nucléaires. Il menait à la fois des activités d’évaluation et d’essais et, en demeurant rattaché au CEA, restait en contact avec la recherche et développement en matière nucléaire. Enfin, pour les décisions importantes, le SCSIN consultait les Groupes permanents (GP), où se prolongeait le « dialogue technique » à la française. Dans le même temps, toutefois, cette organisation institutionnelle privilégiait le traitement des questions de sûreté sous un angle exclusivement technique. En témoignait l’ampleur des responsabilités du SCSIN, qui se trouvait en pratique en charge de l’ensemble de la politique de sûreté nucléaire : « Ce service, principalement responsable de l’étude, de la définition et de la mise en œuvre de la politique en matière de sûreté nucléaire ainsi que des problèmes qui s’y rattachent, regroupe les moyens du ministère de l’industrie, du commerce et de l’artisanat en matière de sûreté nucléaire. Il est notamment chargé : De préparer et de mettre en œuvre toutes actions techniques du département relatives à la sûreté des installations nucléaires et en particulier : élaborer la réglementation technique concernant la sûreté des installations nucléaires et suivre son application ; organiser et animer l’inspection de ces installations, sans préjudice d’application des dispositions de la loi du 30 décembre 1996 dans ce domaine ; D’examiner pour avis les programmes du commissariat à l’énergie atomique qui s’y rapportent ainsi que les propositions budgétaires correspondantes et suivre l’exécution des programmes ; De suivre, le cas échéant, les travaux de recherche et développement des autres établissements publics relevant du département dans le domaine de la sûreté nucléaire ; De recueillir toutes informations utiles sur les problèmes de sûreté nucléaire et les mesures prises en ce domaine en France et à l’étranger ; De proposer et d’organiser l’information du public sur les problèmes se rapportant à la sûreté ; Et d’une façon générale, d’examiner les mesures propres à assurer la sûreté des installations nucléaires, notamment les mesures proposées dans ce domaine par le commissariat à l’énergie atomique en application de l’article 2 du décret du 29 septembre 1970 susvisé, et promouvoir leur mise en œuvre. Le service central de sûreté des installations nucléaires doit être à tout moment en mesure de faire la synthèse des problèmes se rapportant à la sûreté des installations nucléaires. Il prépare et propose, en ce domaine, les positions françaises dans les discussions avec les gouvernements ou les administrations des pays étrangers et organise sur le plan français les modalités pratiques de ces discussions » 29 . Le SCSIN était certes placé sous l’autorité du ministre de l’Industrie, appuyé par un Conseil supérieur de la sûreté nucléaire (CSSN), puis, à partir de 1975, sous celle du Comité interministériel de la sécurité nucléaire (CISN). La mission officielle du CSSN était d’analyser et d’éclairer l’action gouvernementale en matière de sûreté nucléaire, et celle du CISN était de coordonner les actions du gouvernement dans le champ plus large de la sécurité nucléaire 30. En pratique, toutefois, l’objectif des deux instances, comme celle du Ministère (par ailleurs tutelle de l’exploitant ÉdF) était en grande partie de ne pas entraver ou retarder le développement du secteur. Le traitement de la question de la localisation des nouvelles centrales au cours des années 1976- 78 est symptomatique de cette orientation (Foasso, 2003, pp.437-44). À partir du lancement du plan Messmer, la question avait progressivement gagné en acuité, et la position affirmée dans les années 1960, qui consistait à éloigner systématiquement les centrales des zones à forte densité de population, devenait de plus en plus problématique. En 1976, un grande partie des instances en charge de la sûreté, en particulier le SCSIN et certains membres du CISN, souhaitaient l’adoption de règles claires d’acceptabilité des sites

Réticences à l’égard de la notion de risque 

La première génération de REP ayant été construite sous licence américaine, les principes de sûreté de ces centrales ont naturellement été inspirées de la norme ANSI 18.2 alors en vigueur aux États-Unis (ANSI, 1973). Celle-ci établissait notamment quatre catégories d’états de la centrale et une correspondance entre la fréquence estimée de ces états et leurs conséquences maximales admissibles (voir la table 3.2 en page 72). L’opérateur Électricité de France proposa en 1975 aux autorités de sûreté de reprendre cette classification, et reçut leur assentiment. La règle s’appliqua initialement aux réacteurs de 900 et 1300 MWe, et fut par la suite étendue au « palier » 1400 MWe, sans toutefois jamais acquérir de valeur réglementaire. Il faut rappeler ici que les limites ainsi posées à la fréquence d’événements initiateurs faisaient partie des dispositifs de la défense en profondeur, puisqu’elles permettaient de mesurer et de contrôler la qualité de conception et de conduite de l’installation. Pour les catégories initiales de conditions de fonctionnement, les conséquences considérées étaient des notions formelles, et ne pouvaient être mises en rapport avec des conséquences effectives qui eussent été inacceptables indépendamment de la probabilité associée. Lorsque la possibilité d’accidents graves fut reconnue et que celles-ci durent être considérées, l’appréciation de l’acceptabilité se reporta sur le risque résiduel engendré par l’installation, conduisant, comme nous l’avons vu, à l’adoption en 1977-78 d’un objectif probabiliste global de survenue de « conséquences inacceptables ». Cet objectif fut fixé par le Service Central de Sûreté des Installations Nucléaires à travers deux lettres adressées à Électricité de France. La    première de ces lettres énonçait les intentions du régulateur : « D’une façon générale, le dimensionnement des installations d’une tranche comportant un réacteur à eau pressurisée devrait être tel que la probabilité globale que cette tranche puisse être à l’origine de conséquences inacceptables ne dépasse pas 10−6 par an. Dès lors, lorsqu’une approche probabiliste sera utilisée pour apprécier si une famille d’événements doit être prise en compte pour le dimensionnement d’une telle tranche, il conviendra de considérer que cette famille d’événements doit effectivement être prise en compte si la probabilité qu’elle puisse conduire à des conséquences inacceptables est supérieure à 10−7 par an, cette valeur ne pouvant être dépassée, pour la famille d’événements examinée, que s’il est possible de démontrer que les calculs de probabilités effectués sont suffisamment pessimistes. […] Il apparaît par ailleurs nécessaire qu’Électricité de France poursuive des efforts appropriés visant à permettre dans les meilleurs délais l’utilisation d’approches probabilistes pour le plus grand nombre possible de familles d’événements » (SCSIN, 1977). D’après des acteurs avec lesquels s’est entretenu Foasso (2003, p.379), l’objectif général de probabilité dérivait d’un raisonnement à l’échelle de l’ensemble du programme français : maintenir à moins de 0, 01 la probabilité d’un accident grave sur un parc de cinquante réacteurs d’une durée de vie de quarante ans chacun (soit un total de 2 000 années réacteur). Cependant, sachant que ni les autorités publiques ni l’opérateur n’envisageaient à cette époque d’engager d’EPS générale sur le modèle de l’étude WASH-1400, l’affichage d’un objectif probabiliste global ne s’apparentait guère qu’à une déclaration de principes. L’objectif par famille ne semblait guère plus contraignant, neutralisé comme il l’était par l’ajout d’une possibilité de dépassement exprimée en termes peu précis. En outre, les « conséquences inacceptables » qu’il s’agissait d’éviter ne furent jamais définies par un texte officiel  . La véritable avancée sur le plan de la doctrine était d’ordre méthodologique : les autorités en charge de la sûreté invitaient l’opérateur à adopter les méthodes probabilistes, et affirmaient que certains accidents (dont une première liste était annexée à la lettre) ne pouvaient plus être considérés impossibles et devaient devenir des objets d’étude. Par ce biais, elles prenaient leurs distances avec la notion d’accident de dimensionnement, version française de l’AMC, et semblaient s’orienter vers la définition d’un niveau général de risque que la société accepterait en contrepartie des avantages liés à la technologie nucléaire, comme les y avait invités Farmer une décennie plus tôt et avec une dizaine d’années d’avance par rapport à leurs homologues américains.

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