La réception d’auteurs exiliques un problème de communication.

La réception d’auteurs exiliques un problème de communication

Quatre paradigmes : du partage-diffusion et du partage-compréhension. Comme le montre l’exemple type de Kundera, la réussite du partage conçu comme diffusion de l’œuvre, qui atteint un degré élevé dans le cas de cet écrivain, ne constitue pas forcément une réussite du partage-compréhension. Nous pensons que son refus d’édition directe en langue française démontre le fait que la communication littéraire ne dépend pas uniquement de facteurs commerciaux et qu’elle repose également sur un accord sur le sens de l’œuvre. Si le cas Kundera expose cette situation paradoxale d’une réception-diffusion réussie alors que la réception-compréhension n’est pas effectuée, le cas d’Eugène Ionesco91 ou d’Emil Cioran92 peuvent également venir confirmer ce premier paradigme. Toutefois, nous avons choisi d’élargir notre corpus et de ne pas le maintenir au traitement des stratégies communicationnelles de ces auteurs consacrés pleinement au sein du champ français, si bien qu’ils ont parfois fait oublier leur statut d’étranger. Dans certains cas, nous nous intéresserons à la façon dont une réussite du partage-diffusion est réalisée par les auteurs de notre corpus avant que celui-ci ne s’étiole au fil du temps. Le parcours au sein du champ littéraire de Christine Arnothy semble, à notre avis, exemplaire de ce paradigme. En 1954, son ouvrage J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir93, relatant le siège de Budapest et son exil vers la France, reçoit le « Grand Prix de la Vérité » ce qui lui assure une réception auprès du public français. Après cela, l’auteure poursuit une carrière prolifique dans le champ littéraire français, mais le succès semble plus confidentiel et elle s’éteint en 2015 dans un quasi-anonymat. Ce succès suivi par l’altération de la réussite du partage-diffusion génère plusieurs questions sur le succès que peut rencontrer la figure de l’auteur allophone dans le champ littéraire français. Le cas d’Arnothy94 semble poser la question d’un maintien de ce partage-diffusion, une fois que le contexte historique n’éclaire plus le territoire d’origine des auteurs. La réussite du partage-diffusion est-elle liée aux intérêts historiques et médiatiques du public de réception ? Profitant de ce climax d’attention, comment l’auteur peut-il générer une relation avec le public de réception afin de réussir à consolider un partage-compréhension afin de permettre un partage-diffusion une fois l’actualité médiatique dépassée ? Une troisième catégorie de relation peut être détachée du corpus que nous avons sélectionné : il s’agit des auteurs disposant d’une réception plus intime au sein du champ littéraire français. Ils parviennent à se faire éditer, mais ont plus de mal à acquérir une large diffusion au sein du champ. Le cas de Dumitru Tsepeneag semble pouvoir éclairer cette position : en effet, il dispose d’une œuvre riche – quinze œuvres éditées en France – cependant il n’a pas réussi à acquérir la position d’ « auteur français » au sein du champ littéraire. Bien souvent considéré comme un médiateur culturel, ses réflexions sur le positionnement et les échecs qu’ils rencontrent95, nous permettent d’affiner notre analyse. En effet dans ce cas, il ne semble pas que ce soit un problème de partage-diffusion initial qui empêche son positionnement, ses romans étant majoritairement édités par P.O.L. Nous faisons l’hypothèse que c’est en fonction d’une difficulté à « trouver » son public français que l’on peut parler d’un échec de la communication littéraire. Ainsi, selon nous, la rencontre communicationnelle ne dépend pas uniquement d’un problème d’édition, mais également d’une difficulté à créer un accord sémantique avec le public de réception. Aussi la question que soulève ce sous-corpus est celle de la possibilité qu’a la littérature d’incarner une position de médiation culturelle. Cette position est-elle une opportunité pour être reconnue ou entraîne-t-elle le rejet de ces voix dans une périphérie littéraire ?

Trois sphères d’incommunication

Si nous avons défini l’idéal de la communication littéraire comme reposant sur un commun succès des partages de diffusion et de compréhension, notons tout de suite que cet idéal représente à chaque fois un horizon asymptotique et qu’il ne peut être réalisé parfaitement : un auteur peut toujours estimer que son œuvre n’est pas assez diffusée et incomprise, tout en feignant ne pas s’y intéresser. Néanmoins, dans le cadre du corpus littéraire exilique que nous avons choisi, nous pensons que trois sphères d’incommunication se sur-impriment et marquent leur relation avec le public français. Nous parlons des incommunications et non des situations de « non communication » 104 puisque les œuvres sont publiées et lues par des lecteurs. Ces incommunications agissent comme des barrières aux objectifs du discours littéraire et opèrent aussi bien au niveau de la diffusion que de la compréhension des œuvres. Rappeler les limites, oubliées dans le discours actuel encombré des performances, c’est rappeler les conditions d’efficacité de la communication. Celle-ci suppose l’appartenance au même univers socio-culturel et le partage des mêmes valeurs, quand il ne s’agit pas de souvenirs, de références, d’expériences, de langues ou de stéréotypes identiques. Elle est autant dans l’échange des messages que dans l’implicité et les connivences d’une culture partagée. Et voilà sans doute le mot essentiel : il faut qu’il y ait déjà eu quelque chose à partager. Or aujourd’hui, la communication, en dépassant les frontières et en touchant toutes les communautés, accrédite l’idée selon laquelle on peut s’affranchir de ces innombrables et indispensables conditions qui ont toujours régi toute communication. Au premier rang de ces conditions : l’identité. Sans elle, pas d’échanges possibles. Mais il n’y a pas d’échange non plus sans reconnaissance de l’altérité. Rappeler ces trois contraintes : une culture et des valeurs communes, une reconnaissance mutuelle des identités ; une acceptation des altérités, constitue le meilleur moyen de préciser les limites de l’incommunication.

Incommunicable puisque inaudible

La première sphère d’incommunication que nous souhaitons dégager repose justement sur le passage de la « non communication » à l’incommunication. Nous la définirons comme une incommunication due à l’inaudibilité de cette francophonie d’Europe médiane. Nous reprenons le terme de Joanna Nowicki pour définir celle-ci. Est inaudible une œuvre qui ne trouve pas son public ou qui ne peut être comprise du fait d’un non accord sur la sémantique des œuvres. Nous distinguons deux sources qui peuvent venir nourrir ce premier type d’incommunication. La prise en compte de ces deux sources extralittéraires comme facteurs d’incommunication repose sur notre conception de la communication littéraire comme étant un discours adressé et donc impacté par l’état de la scène communicationnelle dans laquelle il se déroule. Prendre en compte la voix de la littérature exilique d’Europe médiane sans prendre en compte ces facteurs reviendrait à manquer deux constituantes essentielles de ces communications qui marquent aussi bien l’énonciateur que le récepteur de ces discours. La première source d’incommunication, nous l’identifions comme relevant du contexte géopolitique de l’énonciation littéraire. En effet, ces énonciations prennent place dans un contexte singulier : celui de la guerre froide. Ce contexte complexifie la diffusion des œuvres112 puisque celle-ci dépend d’une politisation des réseaux internationaux113 de traduction et de diffusion ; en outre lorsque les auteurs parviennent en exil en France, la situation n’est pas pour autant simplifiée. L’inaudibilité des auteurs d’Europe médiane dépend, dans un premier temps, de la mise sous tutelle de leur parole sous celle du « Grand frère russe » : aussi ces auteurs ne représenteraient qu’une voix secondaire et l’intérêt d’édition se tourne vers des auteurs russes. En outre, cette mise sous-tutelle est rejetée par les auteurs puisqu’elle ne correspond pas à la réalité de leur exil. L’Europe médiane n’est pas uniquement une aire culturelle influencée par la Russie, mais elle dispose également d’un regard tourné vers le grand frère européen, dont Paris représente une des capitales culturelles114, et peut se définir comme la sœur cadette de l’Europe115. Plus encore, cette catégorisation initiale de la parole des auteurs de la francophonie choisie d’Europe médiane comme appartenant à l’influence de la Russie reproduit l’erreur d’inféodation de cette aire culturelle à la Russie. Les auteurs ayant fui le régime soviétique, il leur semble complexe d’être astreints à s’exprimer sur cette aire culturelle. Cette catégorisation de l’Europe médiane comme se situant en relation de subordination par rapport à deux ensembles géopolitiques génère également une barrière communicationnelle, puisque la voix de ces auteurs est alors perçue comme inférieure et ne disposant pas de la même valeur que celle des auteurs des deux autres « aires culturelles ». Le journal de Gombrowicz est plein de ces descriptions d’une impossible communication avec les Français puisqu’ils le jugent comme inférieur et donc comme incapable de produire un point de vue signifiant. En visite au Louvre, il se livre à une critique.

Formation et coursTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *