La violence dans la classe

Le triangle en dimensions articulées

La problématique du triangle pédagogique, développée en introduction de la recherche, ne s’arrête bien évidemment pas avec la déclinaison, voire la mise en perspective des éléments qui la composent.

La discussion met en jeu trois éléments, le Savoir, le Professeur, et l’Elève. Mettre en relation les uns avec les autres, c’est tracer un triangle et mettre en évidence des processus liés à chaque relation, comme l’a indiqué Jean Houssaye : processus former entre le Professeur et l’Elève ; processus enseigner entre le professeur et le Savoir et processus apprendre entre l’Elève et le Savoir. On a vu comment chaque processus privilégie deux sommets du triangle, et place le troisième en retrait. Le processus enseigner (rapport entretenu entre Professeur et le Savoir) néglige fatalement la dimension de l’Elève. Ce processus est menacé de décrochage interne ou de décrochage externe. Interne, c’est le chahut décliné sous ses différentes formes. Externe, c’est le refus d’entrer en classe, d’entrer dans l’apprentissage.
Le processus former privilégie la relation entre le professeur et les Élèves. C’est le Savoir qui est négligé. La relation est basée sur l’affectif, l’émotion. Le risque est à la fusion, à la confusion des genres. Le savoir peut revenir en force, les élèves réclamant des cours, le professeur se mettant à reprocher aux élèves de ne pas savoir s’organiser, de ne pas donner de contenus à leur travail …
Le processus apprendre privilégie le rapport au savoir de l’élève. Le professeur peut alors se mettre en retrait, jouer le rôle d’accompagnateur de préparateur. Mais le retrait est parfois tel que le professeur devient inexistant ou ses préparations inintelligibles ce qui aboutit à faire qu’il est sollicité dans un renversement de processus.
La relation privilégiée impose a contrario l’exclusion plus ou moins massive d’un des termes : la relation centrée sur le processus former est une relation de maître à disciple, avec tous les risques relationnels développés plus haut : elle délaisse le Savoir ; le processus apprendre, poussé à l’extrême, nie la légitimité du maître tandis que le processus enseigner se focalise sur une transmission désincarnée. Avec ce modèle conceptuel, la problématique du ternaire apparaît et avec elle sa représentation figurée, le triangle. Ce triangle, parfaitement équilibré, serait équilatéral, avec les propriétés de perfection qu’on lui prête et sur lesquelles on pourra revenir, mais sur lesquelles il n’est pas la peine de s’étendre tant cet équilibre parfait est inaccessible au domaine de la pratique qui, par nature est celui de l’imprévu et de l’incertain.
Le concept ternaire est issu de la «pensée en tension». A une première proposition, on associe une seconde qui complète la première ou s’y oppose, comme dans le premier mouvement de la sonate classique deux thèmes alternent, se conjuguent ou s’opposent.
La tension ainsi créée trouve une résolution par la création d’un troisième terme qui équilibre et harmonise les deux premiers. C’est la triangulation qui évite les situations duelles, frontales, binaires, le face à face mortifère.
Dans le cas qui nous occupe, le ternaire est défini par la situation, historique et idéologique qui a voulu que ce soient ces termes-là qui soient réunis .
Posons les deux termes du Savoir et du Professeur. Le premier, considéré isolément sur cet axe et poussé à la limite entraîne ce que Philippe Meirieu appelle la dérive programmatique, qui fait du Savoir en lui-même la finalité de l’action éducative. De la même façon, le second entraîne une dérive liée au professeur, dite démiurgique, dans laquelle l’enseignant devient le centre d’un système qui n’existe plus alors que pour combler son désir devenu fou de tout créer, de tout régler, de tout voir, de tout savoir.
La prise en compte du troisième terme permet d’éviter les excès de l’un comme de l’autre. L’élève, qui apporte sa personnalité et introduit un extérieur plus ou moins imprévisible au sein du système, ne résout aucunement les antinomies des deux premiers termes mais les associe dans une combinaison nouvelle, par une équilibration en trois termes, qui ne relève donc plus du binaire, du duel, de la vision manichéenne, mais du ternaire par une complexification salvatrice .
Pour autant, ce troisième terme possède également sa dérive, dite “psychologisante” qui considérerait excessivement les composantes liées à l’élève et à ses problèmes d’enfant au sein du triangle. Équilibrer le triangle, voilà œuvre éducative à effectuer pour éviter les problèmes que l’on peut rencontrer en classe, dont celui de la violence ! Cet équilibre se trouve dans la définition de la situation, au sens ethnométhodologique du terme, c’est à dire en considérant comme acteurs tous ceux qui participent, de près ou de loin à l’élaboration du triangle pédagogique.
Il convient de s’arrêter un instant sur une donnée fondamentale induite par le cadre théorique choisi. Il existe différents types de triangles. On connaît par exemple le triangle quelconque (dont les angles ne sont pas remarquables), le triangle rectangle (qui possède un angle droit), le triangle isocèle (qui possède deux côtés égaux), le triangle équilatéral (qui a ses trois côtés de même longueur, ses trois angles égaux). Chaque triangle possède ses caractéristiques propres.
Le triangle équilatéral n’ouvre pas les angles de la même façon que le triangle rectangle. Les relations d’angles ne peuvent excéder 180 ° car la somme des angles d’un triangle est égal à deux angles droits, soit deux fois 90°, c’est à dire 180°.
Le triangle équilatéral ouvre chacun de ses angles de 60 ° (180/3 = 60).
En même temps, il les limite à 60°. Dans notre exemple et dans le cas d’un triangle équilatéral, le rôle du Professeur est limité et figuré par un angle de 60°. Sa toute puissance, son pouvoir absolu, consisterait en un angle de 180°. L’écart entre 60° et 180° représente la part de renoncement pour que soit viable et harmonieux, dans l’absolu, le triangle pédagogique. La représentation sous la forme d’un ternaire suppose une aptitude au renoncement sans laquelle aucun équilibre n’est possible.
Souvent, cette aptitude est partiellement dictée par la situation. Ma pratique personnelle, dans l’enseignement spécialisé, en tant que Maître-Formateur, directeur d’institution Médico-Educative ou professeur-observateur m’a montré qu’on n’enseigne pas de la même façon à tous les publics ; que par exemple le choix de son vocabulaire ou la prise en considération de la parole des élèves est une obligation dans certains lieux sous peine d’encourir des phénomènes de violence graves alors qu’ailleurs est n’est accordée que selon le bon vouloir de l’enseignant, qui, lorsqu’il le fait, se situe dans une logique militante. De même, les contenus ne sont pas les mêmes en fonction des lieux et des publics, de leur culture, de leurs pré requis. Ainsi les places occupées par le Maître, l’Elève, le Savoir sont différents d’un lieu à l’autre, d’un temps à l’autre.
Il n’empêche que la marge de manœuvre demeure toujours importante, quel que soit le terme considéré, surtout à l’école élémentaire où la place du maître est inscrite dans une tradition de plus ou moins grande liberté relationnelle et pédagogique, où il existe une certaine latitude par rapport aux programmes, où l’Elève à forcément plus ou moins de droits et de devoirs.
En définitive, le triangle s’équilibre en fonction de la situation, ce qui revient selon notre configuration à ouvrir plus ou moins certains angles à divers moments de l’année ou de la journée, c’est à dire à déplacer les sommets du triangle. Concrètement, à ces moments, certains phénomènes sont privilégiés et amenés à se développer au détriment d’autres.
Ne privilégier aucun des processus est illusoire. N’en négliger aucun semble indispensable. Mais on favorise toujours la relation entre deux des trois éléments pour des raisons diverses, à certains moments, ce qui induit que rien n’est définitif. Ainsi, à un moment donné, on se trouve à un endroit du triangle, comme nous l’avons fait remarquer en introduction de la problématisation de l’objet. Changer de situation pédagogique, changer de pédagogie revient ainsi à changer de relation privilégiée et donc à favoriser un autre processus. Comme nous l’avons également suggéré, à certains moments peuvent donc se développer les différentes pédagogies citées par Jean Houssaye, de la pédagogie traditionnelle magistrale au “cours vivant” en passant par les pédagogies libertaires ou socialisantes, les pédagogies institutionnelles et non directive, l’Éducation Nouvelle, Freinet, le travail autonome, certaines formes de pédagogies différenciées ou encore l’enseignement assisté par ordinateur, la Pédagogie Par Objectifs, l’enseignement programmé, suivant la situation qui prend en considération la volonté des acteurs.

Pour conclure, on ne peut qu’insister sur le fait que le système est dynamique et surdéterminé, ce qui signifie que chacun des éléments considérés agit comme un acteur et influe sur la situation. Mais de façon fondamentale, le triangle interroge une équilibration du triangle en vue d’une éducation réussie. Il y a, toujours, théoriquement, une équilibration qui convient à une situation pour qu’elle soit saine et sereine. La difficulté réside dans le fait de la trouver et de la mettre en place, en intégrant les éléments éventuellement déstabilisateurs.

La violence dans la classe : manifestations

L’étude de la classe à partir des processus qui s’y développent a montré, de façon directe parfois, de manière sous-jacente le plus souvent, les possibilités d’émergence de la violence.
Que ce soit à partir des représentations sociales des acteurs, de leurs conditions de vie, de leur équilibre psychologique, que ce soit à partir de chocs culturels ou en termes de valeurs, que ce soit en terme de capacité d’apprentissage, d’adaptation à une institution, à un public, à des profils pédagogiques, que ce soit tout simplement en terme de vie sociale et relationnelle, la violence peut émerger de façon individuelle ou collective. Elle peut être ponctuelle ou installée comme mode de communication.
On a vu qu’en définitive la Situation n’est Violente que dans la mesure où elle est ressentie comme violente. Ce ressenti s’inscrit dans un processus historique et fantasmatique chez l’individu concerné et se construit toujours dans un contexte situationnel particulier. Il n’empêche qu’il est possible, suivant la littérature et l’expérience de dresser un tableau de ce qui peut faire violence dans la classe, gardant en mémoire que toutes ces violences ne sont pas équivalentes, ni dans la gravité qu’elles représentent, ni dans la perception qu’en ont les acteurs.
Nous proposons maintenant une typologie de la violence en classe, à partir des éléments recueillis auprès d’une première cohorte d’enseignants , complétés par l’étude de la littérature.

La violence due aux enseignants:

 Physiquement

* les coups irréfléchis, qui partent instantanément, à chaud, et qui sont souvent regrettés par la suite, avec le recul.
* les coups « ritualisés », qui entrent dans une stratégie habituelle de maintien de l’ordre.
* « le coup de pied au cul qui sauve » , unique, qui intervient au moment propice, dans la structuration de la personnalité.
* les atteintes à la propriété : (renverser ou fouiller un cartable ; déchirer une production qui ne satisfait pas ; confisquer un objet).
* violences sexuelles.
* violence sur du matériel (dégradation ; destruction ; graffitis):
– acte prémédité ?
– acte irréfléchi mais construit (au cours d’une altercation, d’une « crise »).
* vol.
* racket.
* viol ? meurtre ?
* exhibitionnisme.

Verbalement.
* la voix (ton et timbre)
* les cris
* les insultes :
– vexations identitaires (« t’es bien un corse toi ! »).
– vexations narcissiques (« t’es vraiment méchant, t’es qu’un bon à rien »)
– vexations « historiques » (« t’as pas redoublé pour rien toi ! on n’va pas te garder jusqu’au régiment quand même ! »).
– vexations familiales (« évidemment, c’est comme avec ton frère, tous les mêmes dans cette famille ! » avec des instituteurs suffisamment anciens, la comparaison peut remonter à la génération précédente).
* chantage affectif :
– en direction des parents (« que vont penser tes parents ? »)
– en direction de l’enseignant (« moi, je fais tout pour vous, et voilà le résultat, je ne m’occupe plus de toi ! »
– en direction de l’élève (« comment peux-tu te supporter en faisant cela ? »), qui renvoie à la culpabilisation
* chantage à l’orientation (« soit tu travailles, soit tu redoubles »).

Dans la conception pédagogique.

* les activités :
– qui n’ont pas de sens
– qui sont trop longues
– qui sont trop compliquées ou trop faciles
– qui renvoient à des situations vécues antérieurement de façon négative
– qui manquent de variété sur la forme (toujours une même situation, « frontale » par exemple)
– qui manquent de variété sur le fond (toujours les mêmes domaines abordés, « la dictée » par exemple)
– qui ne font pas appel au corps (négation du corps comme outil d’apprentissage ; l’interdit de la mobilité)
– qui ne font pas appel à l’expression (l’interdit de la création)
* l’espace :
– quand l’espace individuel n’est pas préservé
– quand on ne sait pas où faire ce que l’on doit faire
– quand l’espace n’est pas ressenti comme le sien
– quand l’espace est irrémédiablement clos.
* l’acharnement pédagogique
* le système d’évaluation :
– appréciations (qui peuvent renvoyer aux différentes vexations abordées plus haut)
– notations (manque d’explicitation des critères d’évaluation; manque de cohérence dans les barèmes).
– comparaison (moyennes).
§) Dans les attitudes.
* l’injustice:
– indifférence affective ou pédagogique à certains ( le phénomène « chouchou »).
– inégalité des sanctions.
– irrationalité des règles et comportements.

* recours à l’extérieur pour régler les problèmes.
* le rapport au pouvoir :
– complexe de persécution.
– absence de partage.
– refus du dialogue (autoritarisme)
– phénomène « tête de turc »
– obligation de soumission.
* la séduction, la captation affective.
* le regard.
* tenue vestimentaire.
* envers lui-même, ce qui renvoie à l’auto culpabilisation ( » je n’aurais pas dû agir, ainsi, je ne suis pas un bon enseignant, je n’aime plus l’image que j’ai de moi »).

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