Le dialogue interprofessionnel : d’une prise en charge collective à son individualisation

Le dialogue interprofessionnel : d’une prise en
charge collective à son individualisation

Dès la réponse à l’appel à projetss, les chercheurs d’Inbioprocess suggèrent des destinataires, Agence de l’eau et ONEMA (Office National des Eaux et Milieux Aquatiques), ainsi que des usages potentiels des connaissances produites. Encouragés à s’ouvrir au monde socioéconomique, les chercheurs se prêtent à cet exercice ; ce dernier parait difficile du fait de la nouveauté des connaissances sur le fonctionnement de la zone hyporhéique et sa difficile prise en compte dans la gestion. Les chercheurs essaient d’intégrer des interlocuteurs des agences de l’eau dans le projet ; Loïc, responsable sur le papier de ce qui est qualifié de « transfert aux ends-users109 », témoigne du caractère opportuniste du dialogue avec les destinataires potentiels : « Et ça, c’est vous qui vous en occupez plus ou moins ? Loïc : Oui enfin, ça c’est quand on a fait le partage des responsabilités, mais en fait tout le monde le porte un petit peu, à chaque fois qu’on a un contact avec quelqu’un d’une agence etc. on peut parler d’Inbioprocess on le fait. » Les chercheurs ont des contacts, indépendamment du projet, avec les interlocuteurs locaux d’Agence de l’eau, qu’ils constituent comme destinataires du projet. Quelle place tient le dialogue interprofessionnel dans le dispositif projet ? Selon quelles modalités est-il programmé et mis en œuvre ? 

Ancrages locaux et structures intermédiaires

Nous avons vu que les gestionnaires de l’Agence de l’eau incarnent la figure du destinataire dans la proposition retravaillée du projet. Or, les Agences de l’eau sont organisées par bassins versants. S’il est structurant pour l’activité de recherche, l’attachement à un site expérimental est difficilement partageable au sein du projet. Aussi, les équipes du projet conservent leurs pratiques de terrain locales et de fait n’ont pas les mêmes interlocuteurs. Par ailleurs, certains chercheurs sont très ancrés localement et côtoient ces interlocuteurs par le biais de structures intermédiaires telles que la Zone Atelier Bassin du Rhône (ZABR) ou l’Agence de Valorisation de Midi-Pyrénées (AVAMIP). La sensibilité aux problèmes de gestion des écosystèmes et le lien aux professionnels de l’environnement est discuté dans les entretiens, à cette occasion les chercheurs évoquent leurs difficultés à « trouver la porte d’entrée » et à anticiper les débouchés locaux de leurs connaissances, souvent qualifiées de fondamentales. Robert évoque, par exemple, la complexité des situations impliquant de la faune dont la maitrise est difficile : « C’est vrai qu’on est toujours assez prudent sur le fait de jouer un peu sur les écosystèmes. Autant physiquement, oui pourquoi pas, faire des systèmes pour limiter l’apport d’éléments fins dans une rivière, pour créer des zones de dépôt ou de stockage de polluants. Mais rajouter de la faune c’est toujours… On a l’impression de jouer un peu à l’apprenti sorcier. Si la faune n’est pas là normalement ça s’auto régule ce type de système. Comme à une époque on était sur les problèmes de PCB110, on entendait parler de mettre des souches bactériennes qui dégraderaient les PCB, sachant que les bactéries sont des micro-organismes qui échangent énormément de gènes entre elles. Et puis, dans l’environnement, est-ce que ce gène est passé dans une bactérie (qui va virer pathogène ou ce genre de choses) ? Est-ce que ça ne va pas être dramatique pour le système dans sa globalité ? C’est assez difficile à dire. C’est jouer les apprentis sorciers. » Outre le danger de « jouer les apprentis sorciers », les chercheurs ont des difficultés à prendre en charge ce lien aux gestionnaires car il demande beaucoup de temps. Ils insistent sur l’importance d’intermédiaires ou de réseaux pour faciliter ce lien. Ces derniers sont thématiques : les chercheurs lyonnais sont, par exemple, historiquement impliqués avec les acteurs de l’eau notamment autour du bassin du Rhône111. Le GRAIE (groupe de recherche Rhône-Alpes sur les infrastructures et l’eau) se met en place en 1985, PIREN-Rhône (programme interdisciplinaire de recherche sur l’environnement) suit en 1989, la zone atelier bassin du Rhône (ZABR) en 2001, et les crues en 2002-2003 sont à l’origine du plan Rhône. La question de l’eau implique une multitude d’acteurs avec lesquels le chercheur doit se familiariser. Loïc se trouve impliqué dans de nombreux réseaux interconnectés : « Tout le monde s’occupe de l’eau, chacun à sa façon, sa vision, avec parfois des doublons, donc chacun crée ces propres réseaux par derrière. En plus des établissements il y a les régions, Rhône Alpes, il y a le Cluster Environnement, il y a Environalpes c’est encore un petit peu différent, après ça il y a les zones ateliers qui sont encore une autre couche. » Dans le cas lyonnais, certains établissements112 ont directement des accords-cadres avec l’Agence de l’eau. Ces mêmes établissements sont également représentés au sein de la Zone Atelier Bassin du Rhône (ZABR) ou à l’Observatoire de Terrain en Hydrologie Urbaine (OTHU), ce qui offre autant de guichets de financement et de possibilités de collaborations avec des gestionnaires autour de thèmes qui se recoupent. Les chercheurs lyonnais d’Inbioprocess sont par exemple très impliqués dans la ZABR qui constitue un intermédiaire local structurant les rapports avec les gestionnaires de l’Agence de l’eau. Pierre et Loïc co-président la ZABR dont un des trois principes est : « une adéquation entre les programmes de recherche et les préoccupations sociales exprimées par les acteurs locaux, ainsi que la valorisation opérationnelle des résultats produits »113. Cette structure anime les relations entre les chercheurs et les acteurs opérationnels et « crée des lieux d’échange ». Lors d’un entretien, Anne Clément, sa présidente, présente les différentes actions tournées vers le « transfert » : « On est constitué en GIS, groupement d’intérêt scientifique, du coup c’est une volonté de travailler ensemble sur un certain type de recherche. Jouer le jeu du transfert de connaissances par le biais de journées thématiques, de séminaires, d’ouvrages, par le biais de fiches techniques. On a essayé de se donner un certain nombre d’outils, sur certains (…) c’est moi et l’équipe du GRAIE, sur certains autres c’est la responsabilité des chercheurs. Nous on valide, on corrige un peu, on regarde si on comprend. Par exemple des fiches de synthèse, mais c’est le chercheur qui rédige. » 

L’invitation à des réunions : de son anticipation à son abandon

Dans le cas d’Inbioprocess, les gestionnaires de l’Agence de l’eau et de l’ONEMA n’ont pas le statut de partenaires mais de destinataires. Le « transfert des résultats » est programmé à la fin des quatre ans. Cependant, la volonté d’inviter un membre de l’Agence de l’eau Rhône, Méditerranée, Corse (RMC) à une réunion, est exprimée dès le départ du projet (compte rendu du 4 Décembre 2006). Pourquoi une telle situation ne s’est-elle finalement jamais présentée ? Régulièrement évoquée durant la deuxième partie du projet, la présence des gestionnaires est liée à l’injonction de s’ouvrir sur le monde socio-économique, injonction faite par les évaluateurs du projet : la requalification du projet de recherche cognitive à recherche appliquée, proposée lors de la soutenance orale d’évaluation du projet, est acceptée par les chercheurs à qui il est alors demandé de faire cet effort d’ouverture. Les gestionnaires sont pris en compte lors de la production d’un document synthétique. Le délivrable en question est consacré aux recommandations pour un « management des interfaces » sur lequel les chercheurs considèrent qu’il est important de tester les gestionnaires lors d’une réunion « voir un peu comment ils réagissent ». Une telle rencontre est également discutée dans la perspective de l’organisation du congrès final : « Pierre : Donc il y a le jeune (…) je pense qu’il était d’accord pour venir à la dernière réunion. Il y a d’autres personnes de l’ONEMA qui seraient intéressées. Les gens de l’agence sont d’accord. Donc ça ferait une petite préparation au congrès final où il y aurait une demi-journée. Ça vous va comme projet ? Donc ce coup-ci, on s’y tient et on le fait. » Comité de pilotage, juin 2009 Les chercheurs imaginent des rencontres préliminaires destinées à mettre en œuvre une dynamique d’implication des gestionnaires. Si le projet Inbioprocess n’est pas construit sur le principe de la reformulation d’une question de terrain, l’idée d’un dialogue avec des gestionnaires est sensible. Par exemple, elle sous-tend la remise en question de la pertinence du transfert qu’exprime clairement Juliette : « C’est illusoire de croire que tu fais de la recherche et après tu vas transférer. Parce que souvent ce n’est pas en adéquation. Tu ne peux pas transférer tel quel, il y a un monde entre les deux, il y a un monde entre les deux ! Par contre ce qu’il est possible de faire, c’est de driver des recherches (quitte après à l’intérieur, tu te poses des hypothèses et tu avances) mais au départ ça émane de l’aval. » Dans Inbioprocess, le transfert est programmé mais implicitement les chercheurs savent que ce n’est pas la priorité par rapport à d’autres dispositifs auxquels ils ont à faire (comme les accords-cadres entre l’Agence de l’eau et la ZABR). Loïc affirme de manière générale que : « Si on s’engage dans une ANR, on doit produire de la connaissance et de la publication. De la publication de rang A, point barre. On n’est pas obligé de vendre de la transformation, de transformer ses connaissances en outils de gestion utilisables par les gestionnaires ».

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