Le Non-Sujet du management du travail via plateforme

Le Non-Sujet du management du travail via plateforme

Une coordination par le marché

Dans cette partie, nous verrons que les plateformes ont d’abord été pensées en Sciences de Gestion comme de simples intermédiaires de marché remettant en question la pertinence du management. Nous commencerons (1.1) par montrer comment les plateformes numériques ont été analysées comme l’aboutissement et la concrétisation du modèle théorique de la firme « nœud de contrats ». Puis (1.2), nous verrons que ce modèle de non-intervention dans la gestion du Le Non-Sujet du management du travail via plateforme 41 travail admet une comparaison du travail via plateforme avec des formes de travail protoindustrielles. 

Un aboutissement des approches contractuelles de la firme

Selon certains observateurs (Sundararajan, 2015 ; Acquier, 2017), les plateformes numériques de travail marquent l’aboutissement des approches contractuelles de la firme en s’apparentant au modèle de la firme « noeud de contrats ». Les technologies numériques permettraient de réduire les coûts de transactions et participeraient de la dissolution de la firme, parachevant la vision financiarisée de l’entreprise. Revenons d’abord sur les théories de la firme en économie. Le postulat de base est que les rapports économiques sont des rapports contractuels entre des individus libres. Les théories de la firme, dont Coase (1937/1995) est le fondateur, posent la question de savoir pourquoi les firmes existent et pourquoi le marché n’est pas le seul moyen de coordonner les échanges économiques. Coase définit le marché comme la coordination des échanges par le biais des mécanismes de prix libre et d’échange volontaire. Néanmoins, il existe des coûts à recourir au système de prix libre : ce qu’il nomme les coûts de transaction. Ces coûts de transaction correspondent aux coûts de recherche d’information, de négociation des contrats, de contractualisation répétée, etc. Ce travail de définition des coûts de transaction a par la suite été affiné par Williamson (1979) : la rationalité limitée et l’opportunisme des agents, qui ont tendance à favoriser leur intérêt au détriment des autres, augmentent les coûts de transaction. Lorsque ces coûts de transaction sont trop élevés, il est plus avantageux de recourir à la firme. Coase (1937/1995) définit la firme comme un modèle alternatif au marché dans lequel la coordination des ressources par le commandement de « l’entrepreneur-coordinateur ». Les échanges sont centralisés et passent par l’autorité et la hiérarchie. Ainsi, dans la firme, la main visible du management remplace la main invisible du marché (Chandler, 1977/1993). Néanmoins, si la coordination marchande génère des coûts de transaction, la gestion internalisée des transactions entraîne des coûts de coordination. C’est pourquoi ces deux modes de coordination alternatifs que sont le marché et la firme coexistent. L’argument est : tant que les coûts de transaction sont inférieurs aux coûts de coordination interne, la coordination sur passe sur le marché. Mais à partir du moment où ils deviennent supérieurs, la coordination centralisée est préférable. Enfin, Williamson (1981) décrit l’existence de formes 42 hybrides, entre le marché autorégulateur et la firme centralisée : il peut s’agir d’accords de sous-traitance ou de franchise, des contrats d’exportation ou d’alliances stratégiques, etc. Leur point commun est de mettre en scène une collaboration entre plusieurs entreprises, en réseau. Apparue dans les années 1970 sous fond de montée du néolibéralisme, la théorie de l’agence (Jensen & Meckling, 1976) est plus radicale car elle remet en cause la distinction entre firme et marché. La théorie de l’agence représente la firme comme une fiction légale : c’est-à-dire que la firme n’a pas d’existence véritable. La firme est un « nœud de contrats », écrits et non écrits. En cela, il n’y a pas de différence fondamentale entre la firme et le marché car les relations contractuelles au sein de la firme ne supposent pas de relation d’autorité. Le contrat de travail est alors comparable au contrat commercial, car il met librement en relation un offreur de travail (le travailleur) et un demandeur. En somme, cette approche marque la dilution des contours de l’entreprise : la focale est mise sur l’entreprise comme objet des actionnaires, dont le but n’est plus d’accroître sa taille et de se protéger des concurrents mais de maximiser sa souplesse et sa rentabilité.

Un retour à des formes proto-industrielles de travail

Derrière cette remise en cause de la firme centralisée, certains chercheurs (Cazal et al., 2016 ; Finkin, 2016 ; Acquier, 2017) notent des parallèles entre le phénomène de plateformisation et des formes pré-capitalistes de travail cohérentes avec la vision anti-managériale de l’entreprise chère aux approches contractuelles de la firme. Notamment, le travail via plateforme est assimilé à une forme réactualisée de proto-industrie (ou « putting out-system »). 43 Comme dans la firme « noeuds de contrats », on y retrouve les éléments distinctifs d’externalisation des activités productives et de contrôle du produit fini. La proto-industrie a connu son essor au XVIe siècle (Mendels, 1972). Les familles de paysans pauvres, qui ne parviennent pas à l’autosuffisance, réalisent une activité ouvrière domestique souvent textile lors des périodes de faible activité. Il ne s’agit ainsi pas d’un modèle alternatif mais d’une activité de complément par rapport aux activités rurales. Ces travailleurs étaient payés au nombre de pièces produites et utilisaient leurs propres outils. Cependant, un marchand (le « putter-outer ») fournissait la matière première et récupérait le produit fini pour le vendre. Ce système permettait aux marchands de contourner les contraintes des corporations en recourant à une main d’œuvre peu chère et peu formée. Cependant, le modèle industriel remplace progressivement la proto-industrie afin de réduire les coûts de transaction : distribution, collecte, contrôle d’une main d’œuvre nombreuse et dispersée. Comme le note Acquier (2017), plusieurs similitudes peuvent être remarquées entre travail via plateforme et proto-industrie. Les travailleurs via plateforme ne disposent pas d’un espace de travail géré par leur commanditaire et n’entretiennent avec lui qu’un lien marchand. La main d’oeuvre est nombreuse, dispersée et peu coûteuse. Il est également difficile de tracer une frontière claire entre les sphères domestiques et professionnelles. Le travail peut se réaliser sous un mode pluriel, en combinant plusieurs activités rémunératrices dont des activités d’appoint. Enfin, un accent est mis sur l’auto-organisation individuelle et l’auto-détermination du degré d’engagement dans le travail via plateforme. Les plateformes jouent un rôle d’apporteurs d’affaires et d’intermédiaires de confiance, et ne contrôleraient pas directement le processus de création de valeur (Kornberger et al., 2017). Ces « organisations-marché », pourtant peu rentables, attireraient les investisseurs qui voient dans le marché le seul mécanisme de coordination légitime et s’enthousiasment de s’affranchir des régulations organisationnelles, professionnelles et étatiques. Toutefois, Acquier (2017) note une tension paradoxale que nous nous proposons d’approfondir : au moment même où l’entreprise s’efface en tant qu’institution réglementée, se renforce concomitamment le pouvoir organisateur des algorithmes. Les plateformes numériques marqueraient ainsi moins la fin du management que le débordement de l’organisation au-delà de son cadre juridique.

… Qui suscite un discours ambivalent sur le travail via plateforme

Dans cette partie, nous verrons que la perception des plateformes numériques comme simples intermédiaires de marché réveille un discours ambivalent sur le travail. Cette ambivalence se traduit par deux littératures et deux terminologies différentes pour évoquer le travail via plateforme. D’une part (2.1), les tenants de « l’économie collaborative » (ou « sharing economy ») expriment des espoirs d’un travail émancipé des carcans de l’organisation hiérarchique et porteur de valeurs d’horizontalité, d’autonomie, d’inclusion et de méritocratie. D’autre part (2.2), les tenants de la « gig economy » insistent sur la précarisation accrue du travail et l’absence de protection sociale. A travers cette ambivalence se dessine un nouveau compromis à l’ère des plateformes, par lequel des gains en liberté contrebalanceraient des pertes en matière de sécurité. 

Economie collaborative : Un travail émancipé de l’organisation pyramidale

A travers le crédo « Use the Internet to get off the Internet » (Botsman & Rogers, 2010), les plateformes numériques apparaissent comme des institutions centrales de l’économie collaborative (Sundararajan, 2016). Le champ de l’économie collaborative dépasse le seul travail via plateforme : il s’agit en général de s’appuyer sur les outils du web 2.0 afin de faciliter les échanges dans le monde réel. Ces échanges ont d’abord concerné les objets de seconde main. Il n’existe pas de consensus autour d’une définition robuste de l’économie collaborative (Botsman, 2013 ; Schor, 2016 ; Schor et Attwood-Charles, 2017). Parmi les travaux les plus convaincants qui tentent de dresser les contours de l’économie collaborative, nous reprenons la cartographie de Acquier et al. (2017) autour de trois fondamentaux. De ce point de vue, l’économie collaborative se définirait comme étant à la fois :  Une économie de l’accès : marquée par un partage, accessible au plus grand nombre, d’atouts matériels ou immatériels (compétences, emploi du temps, etc.) sous-utilisés. 45  Une économie des plateformes : les plateformes organisent les échanges entre les individus.  Une économie des communautés : basée sur la création de lien social. En ce qui concerne le discours sur le travail porté par les tenants de l’économie collaborative, nous verrons que celui-ci révèle deux espoirs : celui d’un renouveau du travail vers plus d’horizontalité et d’autonomie (2.1.1) et d’une démocratisation de l’activité productive (2.1.2).

Un renouveau du travail vers davantage d’horizontalité et d’autonomie

Les plateformes numériques suscitent chez les tenants de l’économie collaborative (OuiShare, 2015) des espoirs d’opportunités d’horizontalité et d’autonomie nouvelle dans le travail. Cette vision du travail via plateforme est également portée par des universitaires explorant le « travail ouvert » (Flichy, 2017) ou encore, dans le débat public, par des think tanks tels que l’Observatoire de l’Ubérisation (Jacquet et Leclercq, 2016). Les tenants de l’économie collaborative énoncent une nouvelle critique artiste du travail (Boltanski et Chiapello, 1999) en promouvant des formes de travail qui seraient libérées de l’aliénation intrinsèque à l’emploi salarié. Comme dans l’analyse marxiste (Méda, 2010), salariat et entreprise pyramidale sont perçus comme aliénants en ce qu’ils dépossèdent les travailleurs de la maîtrise du sens de leur activité. Le « potentiel libérateur de la technologie » des plateformes numériques (OuiShare, 2015, p.33) rendrait possibles des modes alternatifs d’organisation du travail grâce au perfectionnement des mécanismes du marché (Botsman et Rogers, 2010).

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