Le prince : un virtuose de l’imaginaire

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La dichotomie machiavélienne

Il n’est pas rare de voir dans l’espace de la philosophie, chaque philosophe se poser comme un penseur de rupture. Ainsi, ne voulant pas faire l’exception, Machiavel se situe par rapport à ses prédécesseurs et croit être, dans le champ de la philosophie politique, l’initiateur d’un nouveau mode de penser et de transcrire le réel. Dans ce sens, c’est au nom de ce qu’il a estimé être la voie appropriée que Machiavel est vu par certains comme le fondateur de la science politique moderne. Mais avant d’invoquer les appréciations des autres sur l’œuvre du Florentin, écoutons ce que celui-ci dit à propos de sa nouvelle voie. Il écrit : « je n’ignore pas que le naturel envieux des hommes, rend toute découverte aussi périlleuse pour son auteur que l’est pour le navigateur la recherche des eaux et des terres inconnues . Cependant, animé de ce désir qui porte sans cesse à faire ce qui peut tourner à l’avantage commun à tous, je me suis déterminé à ouvrir une route nouvelle, où j’aurai bien de la peine à marcher sans doute. J’espère du moins que les difficultés que j’ai eues à surmonter m’attireront quelque estime de la part de ceux qui seront à même de les apprécier »1.
Ce qu’il faut noter dans cette déclaration qui a le sens d’une prise de conscience et de responsabilité, c’est que si l’objectif visé par cette « route nouvelle » est précis, à savoir assurer le bien commun, les raisons qui confèrent à cette route un caractère de nouveauté ne sont pas explicites. Une interprétation peut faire apparaître que le nouveau c’est le discours et non l’objet du discours. Ou bien si celui-ci est nouveau c’est seulement parce qu’il a été longtemps masqué par ses théoriciens et non parce qu’il vient de voir le jour avec Machiavel. C’est pourquoi, on peut dire que la dichotomie machiavélienne renvoie à l’attitude que Machiavel a vis-à-vis du réel et de ses prédécesseurs. Pour mieux entendre ce point, reprenons ce que le Florentin dit à propos de l’analyse du politique : « je sais que beaucoup d’encre a été répandue sur ce point ; aussi, je crains qu’on ne me juge présomptueux si à mon tour je m’y emploie, d’autant plus que mon opinion sur ce sujet s’éloignera des précédentes. Mais comme j’ai l’intention de servir ceux qui m’entendront, il m’a paru nécessaire de m’attacher à la vérité effective de la chose, plus qu’à l’imagination qu’on peut s’en faire »1.
C’est dans ce passage qu’est exprimé ce qui nous permet de penser profondément la rupture consommée par Machiavel. Toute la problématique s’articule ici autour de la distinction entre la « vérité effective » et l’« imagination ». Celle-là est le principe du réalisme politique et celle-ci est celui de l’idéalisme politique pour ne pas dire des théories utopiques. Le réalisme politique s’attache à la manière dont les hommes vivent effectivement et l’idéalisme à la manière la plus belle, la plus juste selon laquelle les hommes devraient vivre. Ainsi apparaît une différence au niveau des sources qui alimentent les discours des théoriciens du politique. Une différence qui aura pour conséquences une diversité de points de vue et des décalages par rapport à l’objet du discours.
Pour mieux entendre la position de Machiavel vis-à-vis de la réalité du politique et vis-à-vis de ses prédécesseurs, l’analyse de Mamoussé Diagne nous semble appropriée. Celui-ci observe que « « le réalisme »consiste chez Machiavel, autant en une certaine attitude face au réel empirique que dans le mécanisme propre de l’écriture qui fait du philosophe « le récitant du réel » »2.
L’écriture de Machiavel est descriptive, elle cherche à réduire au maximum possible l’écart qui sépare le discours et l’objet du discours. C’est comme si Machiavel voulait faire de son discours un « langage tableau »3, pour employer une expression de wittgenstein. Un langage qui reflète la réalité et qui pose une adéquation parfaite entre le discours et le référent. Il faut noter à ce propos que, plus Machiavel se rapproche du fait, plus il s’éloigne de ceux qui s’étaient attachés à l’imagination. Pour se faire une bonne idée de la dichotomie machiavélienne, il faut prendre en compte les « deux exigences » décelées par Mamoussé Diagne : « La première est que la volonté de vérité de l’auteur n’est satisfaite que si l’écart par rapport au réel se réduit pour disparaître asymptotiquement. La seconde, qui est liée à la première comme sa condition et son effet tout à la fois, est qu’il faut pour cela que l’écart avec la tradition se creuse, qu’on ne « craigne » plus de « s’éloigner », de rompre les amarres »1.
C’est d’ailleurs par rapport à cette tradition qui transfigurait le réel qui exhibait les facettes nobles de la politique et masquait les laides qu’il faut essayer de comprendre la mauvaise réputation qu’a Machiavel. Pour avoir décrit ce que les hommes font et non ce qu’ils devraient faire, pour avoir écrit et signé de son nom que la politique n’est pas la morale, le Florentin est passé pour l’inventeur de ce qu’il n’a fait que déceler dans l’histoire à travers les comportements des hommes et des peuples. Machiavel a pu constater, comme le soutient Raymond Aron, que « « les hommes étant ce qu’ils sont », les préceptes que suggère l’expérience du monde ne coïncident pas avec ceux que les moralistes enseignent »2. Ainsi, Machiavel pose une différence nette entre le domaine du politique et celui des valeurs. Dans la sphère du politique le prince a une certaine autonomie vis-à-vis des considérations éthiques. Une autonomie qui fait de lui l’auteur et le responsable de ses réussites et de ses échecs. Et la politique, nous dit Machiavel, se sanctionne en termes de succès et de faillite qui engagent une communauté entière. C’est pourquoi, malgré les controverses qui tournent autour de la notion de Fortuna qui semble renvoyer à l’idée d’une transcendance et d’une providence, on peut affirmer que Machiavel est pour une liberté de l’homme qui lui permet d’être le maître de sa destinée.
Sans référence à une vie supraterrestre, les principes de l’éthique échoueraient. La politique, quant à elle, n’a pas besoin de se fonder sur l’existence d’un au-delà. « Activité purement terrestre, la politique se définit pragmatiquement par l’échec ou la réussite d’un projet, sans faire intervenir de jugement de valeurs »3. Partant, le principe de neutralité axiologique permet de mieux situer l’angle sous lequel Machiavel se trouve lorsqu’il énonce des préceptes et la perspective dans laquelle le prince se place lorsqu’il agit .C’est ce double rapport qu’il faut prendre en compte pour se faire une bonne idée de la place du principe de neutralité axiologique dans le contexte machiavélien. La neutralité axiologique désigne l’interdiction des valeurs de faire irruption dans l’espace du politique soit pour juger les règles de fonctionnement de celui-ci soit pour lui établir d’autres qui lui seraient étrangères. Précisions que la neutralité axiologique concerne aussi bien le prince en action que le descripteur du réel politique .Car les contraintes de la morale visent l’homme d’action autant que le théoricien .C’est ce qui explique toutes les condamnations qui sont dirigées contre le Florentin et la mauvaise réputation qu’il a. Dans ce sens, Leo Strauss déclare que « s’il est vrai que seul un homme mauvais s’arrêtera à l’enseignement de maximes de gangstérisme public et privé, force est de dire que Machiavel fut un homme mauvais »1.
Ce qui est au fondement de cette déclaration, c’est une identification de la nature de l’auteur à la nature de ces propos .Une assimilation qui, soit délibérément soit par manque de perspicacité, ne fait pas le départ entre le descripteur et le décrit. Le rapport de celui-ci à celui-là n’est pas à tous les égards celui de l’auteur et de l’œuvre. Autrement dit, Machiavel n’invente pas, ne fabrique pas quelque chose ; il dévoile la réalité pour la livrer dans toute sa transparence. Seulement, en dévoilant ce qui est, Machiavel se dévoile lui même et établit par là une rupture par rapport à ses prédécesseurs en niant tout anonymat. Machiavel rompt avec l’usage des personnages et assume la responsabilité de ses propos. Une attitude que Leo Strauss ne lui pardonnera pas. Il dit : « Callicles et Thrasymaque (…) qui avancèrent la doctrine pervertie, derrières des portes closes, sont des personnages de Platon, et les deux ambassadeurs athéniens qui énoncèrent cette même doctrine dans l’île de Mélos, en l’absence du peuple, sont des personnages de thucydide. Machiavel proclame ouvertement et triomphalement une doctrine corrompue que des écrivains de l’Antiquité ont enseignée sous une couverture ou avec tous les signes de la répugnance »2.
A travers ce passage, il y a aussi le reproche d’une publication d’une doctrine qui, d’ordinaire, est réservée à une élite. Machiavel rompt cette dualité et destine son œuvre à une masse sans classe. Une homogénéisation qui démythifie le gouvernant et traite le gouverné en homme adulte en mettant sous ses yeux les mécanismes du pouvoir. En reprenant une formule de Merleau –Ponty, Anne Terrés dit : Machiavel « « évente le secret ». Il vend la mèche »3. Et le fait même que Le Prince ait été écrit en langue toscane (langue populaire) et non en latin (la langue d’élite) est un signe d’une volonté de divulgation. C’est pour cette raison qu’Anne Terrés dit, après Gramsci, que «Le Prince est un texte pour tout le monde. Pour ceux qui savent comme pour ceux qui ne savent pas »4. L’autre aspect qui semble important d’être souligné c’est la problématique de la dichotomie par rapport à l’utilisation du réservoir historique, par rapport à l’imitation qui était très en vogue durant cette époque de la Renaissance. Pour mieux saisir ce point, on doit noter que chez Machiavel, la référence aux Anciens n’est admise que lorsqu’on prend en compte la rupture avec les idéologues du moyen âge qui, selon le Florentin, transfiguraient l’histoire antique. Celle-ci ne peut faire l’objet d’une imitation sensée sans une prise en considération de l’une des tâches que Machiavel s’assigne, à savoir « redécouvrir la sagesse des anciens à travers une lecture sans préjugés de leur histoire, et donc, créer les conditions de combler le fossé qui nous sépare d’eux »1.
En résumé, il faut dire que la dichotomie machiavélienne concerne aussi bien la méthodologie de ce penseur que le principe, le fondement de sa théorie. C’est dans ce sens que le second point qui traite de la logique du possible et du nécessaire s’inscrit dans la suite logique du développement précédent.

L a logique du possible et du nécessaire.

Il s’agit dans cette sous-partie, comme dans les autres, d’analyser les valeurs par rapport à l’exercice du pouvoir. Ce qui est ici en jeu c’est le rapport entre jugement de valeur et jugement de fait et le comportement que le prince doit avoir lorsque ces deux jugements s’opposent ou convergent .Mais la difficulté qui pousse à traiter de ce point réside dans leur rapport d’opposition. Au préalable disons que la logique du possible et du nécessaire met en exergue le caractère conditionnel du respect des valeurs. Elle signifie, en termes clairs, que le prince doit respecter les exigences de l’éthique si c’est possible mais aussi il doit savoir les enfreindre si c’est nécessaire. La logique du possible et du nécessaire peut servir de clé d’interprétation en ce qui concerne la question des valeurs dans l’œuvre de Machiavel. Dans celle-ci, le possible désigne cette posture dans laquelle le prince peut se situer et qui peut lui permettre de respecter ou de ne pas respecter les vertus morales, de se garder des vices ou bien d’y entrer sans se nuire et sans porter atteinte à la stabilité de l’Etat. Par rapport au possible, il y a une certaine liberté qui ouvre une possibilité de choix. Quant au nécessaire, il ne renvoie pas impérativement à une absence de choix, à une privation de liberté. Le nécessaire c’est la nécessité de garder le pouvoir,
de conserver l’Etat qui constitue le but ultime de l’action du prince. La véritable nécessité résulte d’une analyse rationnelle des circonstances qui décèle des voies et moyens d’action qui s’imposent par rapport à d’autres. La nécessité écarte toute considération, qu’elle soit liée aux exigences éthiques ou autres, qui s’oppose à l’objectif principal du prince. Précisions toutefois que la nécessité se distingue de tout subjectivisme. En son principe se trouve l’intérêt commun.
Concernant le rapport du possible au nécessaire, on peut soutenir que la sphère du possible commence là où s’arrête celle du nécessaire. C’est en dehors du nécessaire que le possible se déploie.
Mais avant de voir le mode selon lequel la logique du possible et du nécessaire fonctionne, il nous semble important de faire quelques remarques concernant le sens des valeurs. Non pour s’engager dans un débat métaphysique, mais pour montrer que si la question ne s’est pas posée chez machiavel dans le sens d’une quête de sens ou d’essence, il revient à l’interprète de se poser la question de ce silence et de chercher l’angle sous lequel ce penseur aborde le problème des valeurs. Sans être catégorique, car n’ayant pas un texte de l’auteur qui le dit expressément , nous pouvons présumer que dans la perspective de l’étude du politique où Machiavel se trouve , ce silence reste lié à la rupture que le Florentin a consommée avec ses prédécesseurs. Celui-ci s’intéresse plus à l’aspect fonctionnel qu’à l’aspect eidétique des valeurs.
Cependant, cette option de l’auteur ne peut nous exempter d’une tentative de définition de ce que renferme, au sein de l’espace éthique, la notion de valeurs. Les valeurs s’opposent aux anti-valeurs et désignent tout ce qu’une communauté estime, a priori, bon et qui s’oppose au mauvais. Ainsi, la notion de valeurs s’appréhende mieux lorsqu’on la rapporte à ce qui est au principe de l’éthique à savoir l’opposition entre bien et mal. Toutefois il n’y a pas toujours une unanimité sur ce qu’il convient de voir comme valeur ou anti-valeur. C’est cette relativité qu’a voulue montrer Allan Montefiore dans l’Encyclopédie Universelle lorsqu’il soutient qu’ « on peut appeler « valeur » tout ce qui fait l’objet soit d’une attitude d’adhésion ou de refus, soit d’un jugement critique. Dans le premier cas, on pourrait parler tantôt d’une valeur positive, tantôt d’une valeur négative »1. Il poursuit pour dire que « la théorie générale de la valeur, ou axiologie, s’occupe de toutes les façons dont on peut prendre position pour ou contre une chose »2.
Partant, on peut remarquer que par rapport aux valeurs, se pose une question de perspective et d’interprétation qui semble récuser au prime abord la possibilité de dire ce que c’est que la valeur en soi ; d’autant plus que les choses gardent une certaine autonomie à l’égard des jugements de valeur. Autrement dit, il y a une difficulté pour ne pas dire une impossibilité de penser une coïncidence parfaite entre ce que sont les choses en tant que telles et les jugements que l’on porte à leur endroit. C’est peut-être en tenant compte d’une telle difficulté que Machiavel s’est empêché de tenter une définition du bien en soi et du mal en soi. Gerald Sfez note qu’ « il n’y a pas de bien ou de mal en soi pour Machiavel : l’un et l’autre ne prennent sens que dans les situations particulières et selon des formes différentes de « rencontre » entre une façon d’agir et le temps où elle s’inscrit […..].Le « bien » et le « mal » ne sont jamais pris absolument : ils s’appréhendent suivant la logique de la « vérité effective de la chose ». C’est ce qui conduit Machiavel à souligner dans certaines circonstances, le bon usage de la cruauté ou de la sévérité en son caractère prémédité et économe, qui cause bien moins de mal »3.
Le bien peut conduire au mal, tout comme le mal peut conduire au bien. Tout dépend de la vertu du prince .C’est pourquoi chez Machiavel bien et mal ne sont pas analysés a priori mais a posteriori. Machiavel émet des jugements de valeurs en fonction du résultat de l’action du prince. Ce qui permet de dire que, est bien ce qui conduit au succès et est mauvais ce qui mène à l’échec. Précisons toutefois qu’il n’y a de succès que lorsque le résultat atteint s’inscrit dans le cadre du salut de l’Etat. Par conséquent, il semble peu approprié de juger les attitudes qui peuplent le champ des valeurs sans les inscrire dans une perspective d’action.
Une telle interprétation met en cause du point de vue de la fonction, la dualité posée entre valeurs et anti-valeurs. Si, compte tenu de la virtù du prince, tout peut conduire au bien comme au mal la ligne de démarcation entre valeurs et anti-valeurs s’efface ; ou, du moins, devient mouvante. La libéralité, la parcimonie, la pitié, la cruauté, par exemple perdent leur valeur en dehors d’une mise en œuvre et d’une prise en compte de leurs effets. Machiavel remarque que « quand on parle des hommes, et spécialement des princes, plus connus à cause de leur élévation, on les juge selon certaines qualités qui leur valent le blâme ou les louanges »1 . Le non-dit que recouvre ce passage et que le lecteur doit démasquer, c’est la fermeture de l’écart entre le public et le privé que consomment ceux qui jugent les princes. En d’autres termes, les blâmes et les louanges que l’on formule à l’endroit des princes ne partent pas de la distinction établie par Max weber entre « l’éthique de conviction » et « l’éthique de responsabilité ».
Nous pouvons penser que cette absence de distinction est liée, entre autres, à l’idée selon laquelle les « qualités généralement tenues pour bonnes » n’engendrent que le bien et celles qui sont ordinairement estimées mauvaises n’aboutissent qu’au mal. Or, « tout bien considéré, telle qualité qui semble une vertu est susceptible de provoquer sa ruine; telle autre au contraire qui semble un vice pourra apporter à son gouvernement le bonheur et la sécurité »2. Ainsi, le prince doit être assez vertueux pour ne jamais être victime des apparences. Il doit faire la distinction entre le vrai et le vraisemblable pour ne pas être leurré par certaines qualités qui, apparemment, semblent être une vertu ou un vice, mais qui en réalité sont tout le contraire.
Tout prince doit toujours garder à l’esprit cette ambivalence des valeurs pour ne jamais s’obstiner à les observer en toutes circonstances. Et c’est à ce niveau qu’il nous paraît important de préciser que la logique du possible et du nécessaire ne procède pas à une catégorisation qui aboutirait à des valeurs strictement liées au possible et à d’autres étroitement rattachées au nécessaire. En d’autres termes, il n’y a pas chez machiavel des valeurs dont l’observation ou la transgression est hypothétique et d’autres dont le respect ou la violation est catégorique.
Pour bien appréhender la question du possible et du nécessaire par rapport à l’éthique et au politique, il nous semble nécessaire de citer ce passage du Prince ou Machiavel dit : « comme il (le prince ) ne peut les (les seules qualités généralement tenues pour bonnes )avoir toutes, ni, les ayant, les observer tout à fait, la condition des hommes ne le lui permettant point ; il doit être assez prudent pour savoir éviter les vices ignominieux qui lui feraient perdre son Etat ; quant aux vices qui ne présentent pas ce risque, qu’il s’en garde, si possible ; sinon, il peut s’y adonner sans trop de souci. Mais qu’il n’hésite pas non plus à accepter les vices nécessaires à la conservation de son Etat, si honteux qu’ils puissent paraître »1 .
Ce passage est plein d’enseignements. Si le prince ne peut avoir toutes ces qualités c’est, entre autres, à cause de leur nombre, de leur étendue, de leur rigorisme, et surtout à cause de ce que Machiavel nomme la condition humaine qui semble renvoyer à la méchanceté, à l’égoïsme à l’instabilité des hommes. Concernant cette condition humaine l’extrait suivant peut servir d’illustration. L’auteur dit : « que les hommes ne font le bien que forcément ; mais que dès qu’ils ont le choix et la liberté de commettre le mal avec impunité, ils ne manquent de porter partout la turbulence et le désordre »2. Dans un autre passage du Prince, Machiavel affirme que « si tu veux en tout et toujours faire profession d’homme de bien parmi tant d’autres qui sont le contraire ta perte est certaine »3. Tous ces facteurs réunis semblent justifier la limitation par rapport à la possession de toutes les qualités louables et le décalage entre la possession de celles-ci et leur mise en œuvre.
Cependant, ces propos ne signifient nullement que le prince ne doit pas être un homme de valeur. « Le prince peut être un homme parfaitement droit dans ses principes moraux, il peut être pieux ; mais ces principes le mèneraient à sa perte, s’il n’était point préparé à être tout le contraire pour conserver l’Etat. Il doit donc être un lion et un renard pour gouverner les hommes qui, par nature, sont ingrats, changeants et menteurs ; il doit employer les moyens nécessaires à l’effet »4.
La condition humaine commande le prince dans ses actions et l’oblige à déceler au sein des qualités généralement tenues pour bonnes celles qui peuvent conduire à sa ruine en vue de les éviter. Il doit aussi distinguer au sein des attitudes qui sont conçues comme vicieuses celles qui sont nécessaires à la conservation du pouvoir et au maintien de l’Etat et s’en servir. C’est cette idée que Machiavel semble soutenir tout au long des chapitres XV, XVI, XVII et XVIII du Prince. Aux chapitres XVI et XVII, intitulés respectivement « de la libéralité et de la parcimonie » et « de la cruauté et de la clémence et s’il vaut mieux inspirer l’amour ou la crainte », l’auteur semble privilégier dans ces alternatives l’attitude qui paraît moins morale.

Table des matières

Introduction
I .La problématique de l’opposition entre politique et valeurs
I.1. La dichotomie machiavélienne
I.2. La logique du possible et du nécessaire
I.3. De l’utilitarisme
II. Le prince : un virtuose de l’imaginaire
II.1. L’être et le paraître
II.2. La vertu du savoir non-partagé
II.3. La technique du bouc émissaire
Conclusion
Bibliographie

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