Les chroniqueurs ghaznavides

Les chroniqueurs ghaznavides

Trois sources de première main sur l’histoire des Ghaznavides sont parvenues jusqu’à nous : il s’agit des chroniques ‒ différentes du point de vue de la forme et du style ‒ composées par trois auteurs qui travaillaient à la cour de Ghazni, bien qu’aucun d’entre eux ne semble avoir été officiellement chargé de la rédaction d’une Histoire. 109 a) Abū Naṣr Muḥammad al-ʿUtbī (m. 427/1036 ou 431/1040) est l’auteur d’une histoire dynastique composée en arabe et appelée al-Yamīnī (ou al-Taʾrīḫ al-Yamīnī ou al-Kitāb al-Yamīnī), d’après le laqab de Maḥmūd b. Sebüktigīn, Yamīn al-dawla. ʿUtbī, originaire de Rayy, avait commencé sa carrière dans l’administration sāmānide à Nīšāpūr – comme certains membres de sa famille avant lui – et travaillé successivement comme secrétaire du général Abū ʿAlī Sīmjūrī, puis du souverain ziyāride Qābūs b. Vušmgīr (r. 367- 402/978-1012). Il rentra finalement au service des Ghaznavides, occupant des charges diverses dans les provinces de l’État sous le règnes de Sebüktigīn et de son fils Maḥmūd. Son œuvre historique est dédiée à ce dernier souverain et relate les événements de son règne jusqu’à l’année 411/1021. Une longue partie initiale est consacrée à l’histoire du Khurasan sous les derniers Sāmānides et aux phases de la fondation de l’État ghaznavide. L’auteur porte, en apparence, un regard favorable sur les Ghaznavides, qui sont présentés comme les héritiers légitimes du pouvoir sāmānide.  Il est pourtant possible de saisir à travers l’ouvrage plusieurs critiques concernant, en particulier, la mauvaise gestion des provinces de la part de Maḥmūd et de l’administration ghaznavide, ce qui semble révéler que l’auteur avait un rapport conflictuel avec son mécène. Andrew C.S. Peacock a noté que ʿUtbī réserve un ton de polémique pour la plupart de ses anciens maîtres et a proposé, sur la base d’une nouvelle interprétation de la conclusion de l’ouvrage, de lire le texte en tant qu’une forme de satire et de décharge plutôt que comme une œuvre historiographique au sens classique. Cela ne diminue en rien la valeur littéraire du Yamīnī, composé en prose rythmée (sajʿ) intercalée par de nombreuses citations poétiques, ainsi que par certains passages pathétiques et images merveilleuses qui agrémentent spécialement la narration des campagnes militaires de Maḥmūd en Inde. D’après Treadwell, l’emploi de l’arabe et la virtuosité du style du Yamīnī indiqueraient que l’ouvrage s’adressait à la cour du calife à Bagdad.  Nous remarquons cependant que l’œuvre fut présentée au vizir Aḥmad b. Ḥasan Maymandī, mécène de ʿUtbī, qui avait encouragé l’adoption de l’arabe comme langue officielle de la cour ghaznavide : cette circonstance pourrait expliquer le choix linguistique de l’auteur.116 Le succès du Yamīnī dans le monde musulman médiéval est prouvé par l’existence de plusieurs copies manuscrites du texte et de ses divers commentaires datant à partir du VIe /XIIe et VIIe /XIIIe siècles.117 Cependant, des éditions critiques n’ont été réalisées que récemment et sont encore difficilement accessibles.118 Les deux éditions que nous avons consultées datent du XIXe siècle : la première est une version lithographiée parue à Delhi en 1847 [citée ici comme « ʿUtbī a »] ; la deuxième consiste en un commentaire de la chronique, dont le texte est copié dans les marges, réalisé au Caire en 1869 [citée ici comme « ʿUtbī b »]. Une adaptation du Yamīnī en prose persane a été achevée vers 603/1206-7 par Abū alŠaraf Nāṣiḥ Jurfāḏqānī, originaire de Gulpāyagān, dans la province d’Ispahan. Cet ouvrage est dédié à un gouverneur de l’Iran occidental, Ay Aba Uluġ Bārbak, lié à l’Atabeg eldigüzide Jahān Pahlavān (à propos de ce personnage, voir 10.3.1). Bien que l’auteur cherche à imiter le style recherché de ʿUtbī, la version persane apparaît plus simple et moins alambiquée. Elle suit assez fidèlement la narration originelle, sauf pour certaines interventions de Jurfāḏqānī et pour l’ajout d’une section finale consacrée aux événements de son époque. Du point de vue de l’auteur et de ses contemporains, l’histoire des Ghaznavides et, en pajrticulier, du souverain Maḥmūd, représente une sorte d’« âge d’or » et un modèle à imiter. À l’instar de sa source arabe, la traduction du Yamīnī a rencontré un grand succès et a été copiée et reprise par les auteurs postérieurs. Une traduction anglaise assez impécise a été réalisée par James Raynolds en 1859. Enfin, une édition critique faite par Jaʿfar Šiʿār est parue à Téhéran en 1345/1966. b) Une source qui revêt une importance fondamentale pour la connaissance de l’histoire politique et des institutions ghaznavides, est constituée par la partie subsistante de la chronique en prose persane composée par Abū al-Faḍl Muḥammad Bayhaqī (m. 470/1077). L’oeuvre originelle devait compter trente volumes ou plus et couvrir une période allant du gouvernorat de Sebüktigīn au début du règne d’Ibrāhīm (ca. 366- 451/977-1059). 120 Les six volumes conservés (6ème -10ème) traitent des événements compris entre 421/1030 et 432/1040, période qui correspond au règne de Masʿūd I er . Toutefois, un certain nombre de digressions fournissent des aperçus d’épisodes antérieurs ou postérieurs à cette époque. Les informations dont nous disposons pour reconstituer les étapes de la carrière de Bayhaqī sont principalement tirées de son œuvre et des notices consacrées à l’auteur par Ibn Funduq dans son Histoire de Bayhaq (voir 2.1.2). Il commença vraisemblablement sa formation à Nīšāpūr, pour rentrer, au cours du règne de Maḥmūd, dans la chancellerie ghaznavide (dīvān-i risālat), où il travailla au moins jusqu’au règne de ʿAbd al-Rašīd (440-43/1049-52), lorsqu’il fut emprisonné sous le prétexte de non-paiement d’une dot. Libéré à la suite à l’accession au pouvoir de Farruḫzād (444/1053), il n’est pas certain qu’il reprit son poste de sécretaire (dabīr) dans la dernière partie de sa vie, pendant laquelle il se consacra à l’écriture de ses « Volumes ».121 Le compte-rendu historique de Bayhaqī est très riche en détails sur les événements, les personnages et les coutumes de son temps. En tant que membre de la cour, l’auteur a pu profiter d’un point de vue privilégié sur l’histoire politique de l’État ghaznavide : plusieurs parties de sa narration tirent parti de son témoignage direct ou de celui de ses collègues et contemporains. De plus, nous savons que Bayhaqī avait conservé des copies des actes officiels rédigés pendant son service à la chancellerie, et, bien que ces documents furent confisqués et détruits au moment de son emprisonnement,122 il fut capable de reproduire dans son Histoire le contenu de certaines lettres ou mandats. D’autres insertions sont constituées par les citations de vers en arabe et en persan, et par la narration de certains épisodes principalement tirés de l’histoire islamique.123 Comme l’a montré Marilyn R. Waldman, ces digressions servent à renforcer, par analogie ou par opposition, les enseignement moraux que l’auteur se propose de véhiculer à travers son œuvre. 124 En effet, malgré sa loyauté au pouvoir ghaznavide, Bayhaqī semble globalement plus intéressé à mettre en garde le lecteur contre l’inconstance de la fortune humaine qu’à confectionner une célébration inconditionnelle de la dynastie. Du point de vue de la forme, le Tārīḫ-i Bayhaqī offre un langage très riche et varié, en alternant des passages au ton « journalistique » et au vocabulaire soutenu à des parties plus « romanesques », ponctuées par des expressions plus familières et des proverbes. Cette richesse reflète l’érudition d’un homme de lettres ayant vécu dans un centre majeur de culture de l’Iran médiéval et permet de considérer l’ouvrage comme l’un des premiers chefs-d’œuvre de la prose persane.125 Toutefois, la transmission de cette chronique a été bouleversée par plusieurs facteurs, parmi lesquels sa taille monumentale, son centre d’intêret local et les dévastations ultérieures subies par les bibliothèques de Ghazni et des villes du Khurasan. 126 Des volumes isolés ont continué sans doute de circuler à l’époque post-mongole, comme attesté par les citations contenues dans les ouvrages de Jūzjānī (VIIe /XIIIe siècle), ʿAwfī (Jawāmiʿ, VIIe /XIIIe siècle), Šabānkāraʾī (VIIIe /XIVe siècle) et d’autres.127 Une vingtaine de manuscrits sont parvenus jusqu’à nous, mais aucun d’entre eux ne semble être antérieur aux Xe -XIe /XVIe -XVIIe siècles. 128 Plusieurs éditions critiques ont été réalisées, dont les principales sont celles de Saʿīd Nafīsī (Téhéran, 1319- 32/1940-53) ; de Qāsim Ġanī et ʿAlī Akbar Fayyāẓ (Téhéran, 1324/1946), et de Ḫalīl Ḫaṭīb Rahbar (Téhéran, 1368/1989).129 C’est à cette dernière édition que nous ferons référence au cours de cette étude. Une contribution importante pour la consultation et la compréhension du Tārīḫ-i Bayhaqī est constituée par sa traduction intégrale en anglais achevée par Clifford Edmund Bosworth et révisée par Mohsen Ashtiany. Cette traduction, parue en 2011, est accompagnée par une introduction historique et des annotations très détaillées ; elle est citée ici comme « Bayhaqī, trad. » ou comme « Bosworth 2011a », selon que nous nous référons à un passage du texte ou à une note du traducteur.

Autres chroniques et histoires locales Histoires générales ou universelles

Comme nous avons pu le constater, les chroniques composées à la cour de Ghazni qui nous sont parvenues se concentrent sur les événements de la première moitié du Ve /XIe siècle, tandis qu’aucune source de première main ne traite de l’histoire des Ghaznavides après 432/1041. Cette lacune peut être partiellement comblée par le biais des œuvres historiques qui ont vu le jour dans d’autres régions du monde musulman, ainsi que par des chroniques rédigées aux époques postérieures. Ces ouvrages ne peuvent nous offrir qu’un regard externe sur l’histoire politique des Ghaznavides ainsi que des descriptions peu détaillées de leur capitale. En revanche, elles sont souvent utiles pour tracer des parallèles avec l’histoire politique et la tradition culturelle des États voisins, ou encore pour les mentions de personnages historiques et les citations littéraires qu’elles contiennent. Sans vouloir offrir un cadre exhaustif de cette vaste littérature, nous passerons en revue les sources qui nous ont fourni davantage d’informations utiles à notre analyse, en cherchant à les situer brièvement dans leur contexte géographique et historique.135 Un auteur qui mérite une mention particulière est Minḥāj-i Sirāj Abū ʿAmr ʿUṯmān Jūzjānī (589/1193 – deuxième moitié du VIIe /XIIIe siècle) : originaire du Ghur, il passa la première partie de sa vie dans les territoires ghūrides, mais, à la suite des conquêtes mongoles, il se déplaça en Inde pour exercer la fonction de qaḍī à Delhi et dans d’autres centres du sultanat des souverains Muʿizzī (4.1.3). Son œuvre historique, rédigée en persan et complétée en 658/1260, est connue sous le titre de Ṭabaqāt-i Nāṣirī, puisqu’elle est dédiée au fils d’Iltutmiš, Nāṣir al-din Abū al-Muẓaffar Maḥmūd Šāh. Les Ṭabaqāt de Jūzjānī retracent l’histoire des Prophètes et des anciens souverains d’Iran, puis des dynasties iraniennes et turques qui prirent le pouvoir dans l’Est du califat ʿabbāside, pour s’achever sur les événements que l’auteur a vécus en personne : les luttes entre les Ghūrides et les Khwārazm-Shahs, l’établissement du sultanat de Delhi et les invasions mongoles.136 Bien que Jūzjānī consacre une attention particulière à l’histoire récente, les sections antérieures ne sont pas sans intérêt et nous offrent parfois des informations tirées de sources aujourd’hui perdues. L’auteur ne cache pas son admiration pour les Ghaznavides et affirme que l’un de ses ancêtres avait épousé l’une des filles du souverain Ibrāhīm. 137 Son œuvre nous fournit du matériel original sur l’histoire des ġulāms qui s’étaient succédés au pouvoir de Ghazni avant Sebüktigīn, et un compte-rendu linéaire, bien que peu détaillé, des règnes des derniers Ghaznavides. De plus, les Ṭabaqāt-i Nāṣirī constituent une source de première main sur les dévastations infligées à Ghazni par les Ghūrides et les Mongols (4.1.3, 4.2.1).138 Plusieurs copies de l’ouvrage se sont conservées jusqu’à nous, dont les plus anciennes remonteraient au IXe /XVe siècle.139 L’édition la plus complète est celle de ʿAbd al-Ḥayy Ḥabībī (Kaboul, 1342-43/1963-64), en deux volumes. Une traduction anglaise a été réalisée par Henry G. Raverty à la fin du XIXe siècle : bien qu’accompagnée par des annotations longues et souvent obsolètes, elle peut apporter un appui utile à la consultation de l’œuvre [citée ici comme « Jūzjānī, trad. »]. Deux historiens arabes à l’approche « universaliste » nous ont également fourni des informations utiles sur l’histoire et les coutumes de l’Iran médiéval à environ deux siècles de distance : Abū al-Ḥasan ʿAlī al-Masʿūdī (m. 345/956) et ʿIzz al-dīn Abū al-Ḥasan ʿAlī Ibn al-Aṯīr (m. 630/1233). Le premier est l’auteur d’une œuvre historico-géographique absolument originale pour son contenu, le Murūj al-ḏahab wa maʿādin al-jawhar : elle comporte plusieurs chapitres dédiés à l’histoire culturelle et religieuse de l’Orient préislamique, ainsi qu’une histoire des califes, cadencée d’anecdotes et digressions. L’auteur fait appel à un très large éventail de sources, parmi lesquelles plusieurs traductions en arabe d’œuvres greques et pehlevi, ainsi qu’aux expériences cumulées pendant ses voyages qui le menèrent jusqu’en Inde et dans le Caucase. 140 Ibn al-Aṯīr, quant à lui, est un historien plus traditionnel : son histoire générale, al-Kāmil fī al-taʾrīḫ, s’inspire du modèle des Annales de Ṭabārī et offre un compendium de l’histoire islamique s’achevant en l’année 628/1231. L’auteur a travaillé au service de la dynastie zangide et a passé sa vie entre Mossoul, Bagdad et Alep ; cependant, le Kāmil fournit des comptes rendus assez détaillés de l’histoire des Seljuqides et des Ghūrides, comme souligné par Donald S. Richards qui a traduit plusieurs sections de l’ouvrage, parmi lesquelles celles concernant les Seljuqides.

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