UN CONTEXTE CULTUREL ET LITTERAIRE PROPICE A LA DOUBLE CULTURE DE JJR

L’institution littéraire malgache

Grâce aux actions conjuguées des Missions et du gouvernement de RAINILAIARI-VONY dans le domaine culturel, éducatif et éditorial surtout à la veille de la colonisation, l’institution littéraire malgache où JJR se fera une place et un nom repose sur de solides as-sises. Entre 1831 et 1835, en effet, se voient une émergence d’un circuit de production (im-primerie-presse) et la collecte des premiers recueils de textes traditionnels (hain-teny, contes, kabary) par les lettrés malgaches à l’instigation de la reine Ranavalona 1ère. En 1855, un dictionnaire malgache-français rédigé par les missionnaires catho-liques de Madagascar, et adapté aux dialectes de toutes les provinces, par le R.P. Weber a vu le jour à l’île Bourbon, Notre Dame de la Ressource. L’année 1866 a vu l’inauguration de la presse de langue malgache par la publication bimensuelle protestante Teny Soa, La Bonne Parole, suivie de revues confessionnelles catholiques et protestantes. Le 5 avril 1873, le R.P. Callet publie chez Presy Katolika, Tananarive son Tanta-ran’ny Andriana eto Madagasikara ŔHistoire des rois d’Imerina-(260 pages) d’après des manuscrits malgaches ; puis l’Académie Malgache a publié en 1908 à l’Imprimerie Offi-cielle de Tananarive, le Tantaran’ny Andriana eto Madagasikara, d’un volume de 1243 pages. En 1877, nous avons la parution de la revue Ny Mpanolo-tsaina11, mai 1877-1963, une revue qui se démarque des autres revues confessionnelles par ses ambitions culturelles et sa tenue littéraire. Elle a été suivie, trois ans plus tard, par Ny Sakaizan’ny Tanora12, pu-blié par la L.M.S.

En 1906, et le 7 septembre, le premier journal indépendant, c’est-à-dire, ne relevant pas d’une Mission paraît, c’est Ny Basivava13. La parution de ce journal a initié l’institution littéraire malgache. C’est à partir de cette année que les revues et journaux hors tutelles du circuit de production des missions ont manifesté leurs existences. Citons : LakolosyVola-mena14, Masoandro15; La Tribune de Madagascar et Dépendances, journal de la société colo-niale, va aussi accueillir les premières tentatives de littérature contemporaine en malgache. La profusion des revues a lancé la production littéraire vers un essor palpable. Les revues ont aussi servi à des débats autour de la littérature contemporaine. A l’époque de JJR, en effet, « les revues ont su anticiper, accompagner et exprimer les mouvements de création et de critique littéraires les plus novateurs avec un remarquable pou-voir de fécondation et de diffusion »16En 1911, Basivava consacre plusieurs numéros aux dé-bats passionnés d’un groupe d’écrivains sur la poésie17

En 1914, J. Rainizanabololona a édité à l’Imprimerie Friends Foreign Association (FFMA, Association des Amis des Missions Etran-gères) un traité codifiant la versification malgache : Lesona tsotsotra momba ny fanaovana poezia amin’ny teny malagasy18. « Cette période a été marquée par l’appropriation enthousiaste des techniques litté-raires Occidentales (versification, prosodie, techniques narratives), ce qui fut d’ailleurs le cas de toutes les jeunes littératures du Sud, à leurs débuts19. » Mais suite au procès de la V.V.S, on assiste à la fermeture de la plupart des revues et des journaux. En 1916, en effet, les membres de la Vy, Vato, Sakelika, V.V.S, Fer, Pierre, Ramifications, société d’intellectuels malgaches animés par le souci de préserver leur culture tout en assimilant les connaissances scientifiques du monde moderne ont été condamnés à l’exil. La grande majorité des écrivains malgaches avaient participé à ce mouvement nationa-liste clandestin pour réagir contre les colonisateurs français. C’est ainsi que lors de la violente répression de 1915, beaucoup d’entre eux avaient été déportés, ou avaient été, au mieux, ré-duits au silence depuis. La presse, de son côté, a été censurée sur tout le territoire. Le progrès de l’institution littéraire malgache a été brutalement interrompu.

La renaissance de la littérature malgache contemporaine

L’année 1922, et le 22 novembre, une amnistie des membres de la VVS20 a été pro-noncée, rendant aux déportés leur liberté. Le retour effectif de tous les amnistiés s’est fait en 1923. Allant de pair avec cette amnistie, la presse, interdite et muselée durant sept longues année sa, elle aussi, retrouvé la liberté. Les revues et la publication prolifèrent dans la capi-tale et la vie littéraire renaît de ses cendres. Les fondements de la littérature contemporaine de l’époque de JJR s’affermissent donc par un bouillonnement culturel sans précédent à Madagascar. Cette effervescence culturelle incite le talent et inspire des stratégies pour at-teindre la célébrité. A partir de 1922, année du retour d’exil des« Aînés », une nouvelle génération d’auteurs, appelés les « Cadets », composée de Samuel Ratany, Charles Rajoelisolo, mais aussi de Jean Narivony, Rafanoharana, Jean-Honoré Rabekoto, Raharolahy s’est formée autour de Rabearivelo, Ces derniers avaient commencé prudemment par écrire une poésie lyrique. Ils étaient hermétiques à l’engagement politique. Des « communautés » de poètes ayant les mêmes visions se sont soudées autour d’une véritable union d’esprit et de coeur. Il en est ainsi de la « Phalange Rabearivelo21 », nom pris par un groupe d’amis de la même génération, gravitant autour de JJR et conscients de constituer l’avant-garde culturelle et littéraire de leur époque.

Cette phalange comprenait, outre le chef de file, Lys-Ber (Joseph Honoré Rabekoto), Harioley (Raharolahy), James Raoely, Razafitsifera et quelques autres. Ils collaborent à la revue Mpanolotsaina22 avec Samuel Ratany et tentent de créer un journal bilingue sous le titre de Takariva volafot-sy23. Dans ces mêmes années, par affinités personnelles, JJR noue une relation privilégiée avec la poétesse Esther Razanadrasoa, dite Anja-Z. Cette liaison aboutit à la parution de la revue Tsara Hafatra (1927-1931). Avec la participation de JJR, une association d’écrivains a créé le mouvement litté-raire, « Hitady ny very 24», A la recherche des valeurs perdues (1931-1934)25 ; de nouveaux journaux sont alors fondés, comme le Tsara Hafatra, « le bon message », ou bien Ny Mpan-dinika « le Penseur », Tanamasoandro « le rayon de soleil », Ranovelona « Eau vive », Sa-kafon-tsaina « Nourritures de l’esprit »… « Bref, auprès de la génération des « cadets », soucieuse de dépoussiérer l’esthétique littéraire des « aînés »26 et souhaitant rénover en profondeur le paysage littéraire malgache, les conditions de reprise de la vie culturelle et littéraire en 1922-1923 éveillent tous les es-poirs27».

JJR, chef de file pour la littérature malgache. Grâce à ses écrits, Rabearivelo est très présent et actif sur la scène intellectuelle et culturelle de son pays comme journaliste, comme écrivain, comme poète, romancier, drama-turge, essayiste, critique d’art, traducteur (Baudelaire, Verlaine, Valéry, Rilke, Whitman, Gôngora… !) L’exercice critique de JJR fournit en premier lieu des éclairages d’ordre esthétique sur la littérature et sur l’art, nourris de l’actualité artistique et littéraire tananarivienne, de ses lectures et de sa correspondance entretenue avec une véritable boulimie. Reconnu par ses amis de la « Phalange Rabearivelo » comme le « chef de file » de l’avant-garde culturelle et littéraire de leur génération, JJR annonce à Karl Kjersmeier le 2 juin 1925 : « Je dois vous dire que j’ai été le promoteur à Tananarive d’un groupe de cinq poètes malgaches d’expression française. Je vous envoie aussi quelques poèmes de certains d’entre eux »32. Les membres de la « Phalange Rabearivelo sont tous des « disciples » de Baudelaire si bien qu’ils se rencontrent régulièrement autant pour réciter leur maître que pour se com-muniquer leurs dernières oeuvres. Le rôle de JJR était alors de faire connaître ses créations.

Les cinq poètes, JJR, Samuel Ratany, Harioley (Raharolahy), James Raoely et Lys-Ber (Joseph-Honoré Rabekoto) ont concouru à la revue Ny mpanoro-lalana33et ont même essayé de concevoir un journal littéraire bilingue intitulé Takariva volafotsy34 JJR assure aussi tout-à-fait sa responsabilité de « chef de file » à travers les revues au sein desquelles il assume une fonction de guide. Dans les débuts des années 20, une multitude de revues aux moyens aléatoires, aussi sporadiques que furtives, mais dont une multitude de curieux, désireux d’entrer dans la car-rière littéraire assure la rédaction apparaît. JJR s’est attaché à canaliser ces « candidatures spontanées », en multipliant les articles-dans les colonnes de Vakio ity35et du Journal de Madagascar franco-malgache, entre autres. Il encourage les apprentis écrivains à travailler la qualité de leurs textes ! D’un autre côté, il s’engage avec fièvre dans la quête de nouveaux talents encourageants, plausible d’assurer la relève36. En août 1931, il fonde le journal Ny Fandrosoam-baovao37, avec Charles Rajoelisolo et Ny Avana Ramanantoanina afin de faire entendre et promouvoir la poésie de son peuple. Il s’agit d’une véritable défense et illustration de la langue malgache qui marquera la pé-riode allant de 1931 à 1934, avec le mouvement littéraire Hitady ny Very, qui devenait le titre d’une rubrique que JJR nourrira de portraits et de traductions d’auteurs étrangers en malgache, entre mars et septembre 1932, tout en proposant par ailleurs des anthologies .de la production poétique régionale. Bref, JJR s’engage avec ardeur et passion au coeur de ce fécond bouillonnement ar-tistique et culturel. La nature des rapports à entretenir avec les modèles occidentaux, la question de l’originalité et de « l’identité » à sauvegarder tout en s’enrichissant de ces nou-veaux modes d’expression. Telles étaient ses préoccupations38.

L’entrée de JJR dans le circuit littéraire colonial

Cultivant l’ambition de devenir un grand écrivain en langue française et en langue malgache, JJR a publié dans La Tribune de Madagascar et Dépendances « les premiers (vers français) écrits et publiés par un Malgache », un poème en alexandrins français intitulé « Le Couchant » le 24mai 1921, sous le pseudonyme de Jean Osmé. Aide-bibliothécaire au Cercle de l’Union (petit cénacle littéraire de la rue Bergé) vers les années 1920-1922, au contact permanent des livres, des journaux et des revues de France et d’Europe, il dévore littéralement tout ce qui lui tombe sous la main. C’est en 1921 qu’il rencontre Pierre CAMO, magistrat et poète d’une certaine notoriété dans le monde poétique français. En 1923, le circuit de production littéraire coloniale marque également un tournant. De hauts fonctionnaires de l’administration coloniale et hommes de lettres Ŕ dont, en particulier, Pierre Camo et Robert Boudry Ŕ ont été les protecteurs actifs de revues littéraires, de cénacles, fréquentés par des colons férus de littérature et, pour la première fois, par « les indigènes qui s’abreuvent de latinité »40 également. Pierre Camo introduit en effet JJR dans les milieux littéraires français dès leur rencontre en 1921 et lui ouvre largement les colonnes de sa revue 18° Latitude Sud.

Le succès de la littérature française à Madagascar bénéficie par ailleurs de l’accessibilité relative « des différents fonds des principaux éditeurs de Paris, lesquels, presque tous, sont diffusés à Tananarive », et l’engouement est tel « qu’on ne s’étonne plus guère, si, pour avoir tardé, l’on ne retrouve point chez son libraire les dernières nouveautés qu’on a vues la veille, à la devanture »41. Des esprits éclairés parmi les français vivant à Madagascar saluaient son talent et le reconnaissaient comme leur égal. Citons, en particulier, ses amis P. Camo, R. Boudry, ou le Révérend Radley et le gouverneur Montaigné qui parrainèrent sa candidature à l’Académie Malgache où il fut reçu membre correspondant en 1932. Pierre Camo lui ouvre la porte de sa revue 18° Latitude Sud. Rabearivelo se détache du lot en collaborant avec cette revue dès 1923 (1ère série : 1923-1924 ; 2ème série : 1926-1927).

Entre 1920 et 1921, JJR a publié quelques textes critiques épars dans de petites publications comme Vakio ity et Mpijinja. Correcteur chez Louis Dussol à l’Imprimerie de l’Imerina, place Colbert en 1924, emploi qu’il occupera jusqu’à sa mort, JJR a désormais une fonction qui lui donne une position stratégique dans l’institution littéraire du moment, car l’essentiel des journaux et des publications réalisées à Tananarive passent entre ses mains et il y collaborera de plus en plus souvent, se trouvant aux premiers loges pour suivre, entretenir, voire envenimer les polémiques et les débats, nombreux et parfois violents. D’autres publications moins connues apparaissent ensuite entre 1923 et 1924. Il publie régulièrement des poèmes et des textes critiques dans Le Journal de Madagascar franco-malgache, un bihebdomadaire en français. En mars 1923, par exemple, il pu-blie : Nouveau soir malgache (poème), puis en avril de la même année : Stances. Les écrits s’enchaînent et ils sont tous en français : Sylves (1927), Chants pour Abéone (écrit en 1926 et 1927, publié en 1936), Volumes (1928), puis deux romans histo-riques qui attendront, pour des raisons politiques, plus de cinquante ans pour être édités : L’Aube rouge (1924, éd. 1998), L’Interférence (1928, éd. 1988). Puis les deux célèbres re-cueils Presque-Songes (1934) et Traduit de la Nuit (1935). Bref, ses publications en Français sont nombreuses, riches, variées et aucun autre au-teur de son époque ne possédait une telle liste d’oeuvres en langue française. On le surnom-mait d’ailleurs : « Prince des poètes malgaches » selon le mot de Léopold Sédar Senghor.

Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : UN CONTEXTE CULTUREL ET LITTERAIRE PROPICE A LA DOUBLE CULTURE DE JJR
I- Renaissance de la littérature malgache contemporaine et consécration de JJR comme chef de file de la littérature malgache.
I-1- Les débuts de la littérature malgache.
I-2- L’institution littéraire malgache
I-3- La renaissance de la littérature malgache contemporaine
I-4- Le mouvement «Hitadynyvery »
I-5- JJR, chef de file pour la littérature malgache
II- Un riche héritage de Littératures traditionnelles écrites
III- L’entrée de JJR dans le circuit littéraire colonial
CONCLUSION PARTIELLE
DEUXIEME PARTIE : LA DEMARCHE PLURIELLE DU PASSEUR DES LANGUES
I- Le traducteur : du malgache vers le français et vice-versa
I-1- JJR, traducteur d’auteurs malgaches en langue française
I-2- JJR, traducteur d’auteurs étrangers en langue malgache
I-3- JJR, auto-traducteur
II- « L’ethnologue » : collecte et traduction de genres traditionnels
II-1- Des traditions liées à la vie
II-2- Des traditions liées à la mort
CONCLUSION PARTIELLE
TROISIEME PARTIE : COMMENT J-J R A-T-IL ECRIT MALGACHE EN FRANCAIS ?
I- L’utilisation de mots malgaches
II- Les traductions littérales du malgache en français
III- Les structures syntaxiques calquées sur le malgache
IV- Les calques du genre littéraire traditionnel
IV-1-Le hainteny
IV-2- Le Kabary
IV-3- Les contes
IV-4- Les proverbes
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE
Table des matières

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