L’évaluation de l’intervention publique comme exercice d’anthropologie historique

L’évaluation de l’intervention publique
comme exercice d’anthropologie historique

Conditions d’émergence d’une réflexion anthropologique sur l’évaluation

Il faut souligner tout d’abord que la notion même d’évaluation, entendue dans son sens le plus neutre, celui d’un diagnostic sur l’adéquation entre buts et résultats, est-elle même d’ordre historique. La Banque mondiale créée en 1944 sous sa première spécialisation de Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement n’a comporté par exemple un département autonome – et donc plus crédible – qu’en 1975 (le département de l’évaluation des opérations ou a.E.D. rattaché au président puis au conseil d’administration). Des politologues ont souligné cette évolution générale. Un politologue américain spécialiste des problèmes d’évaluation de programmes sociaux note par exemple: « Aux Etats-Unis vers la fin des années 1960 il était pratiquement impossible de lire des documents traitant de la réalisation des programmes. Le terme /réalisation! était pratiquement inconnu et les analystes fédéraux partaient du principe qu’un programme mis à exécution fonctionnerait exactement comme l’analyste l’avait prévu » (Lévy F., 1984 : 30). C’est cependant pour ajouter aussitôt: « Bien entendu, la réalité était fort différente, car chacun des responsables du programme l’infléchissait selon son optique personnelle » (ibid.).La reconnaissance progressive, dans les années 1960-1970 d’un décalage récurrent entre buts et résultats est sans doute coextensive de la fin d’une phase économique d’après-guerre axée sur la «reconstruction» (l’une des fonctions assignées à la B.I.R.D.) et les infrastructures, et d’un raffinement des missions des Etats, qui vont se démultiplier. Elle a conduit à la reconnaissance, par les différentes communautés les plus concernées (hauts fonctionnaires et hommes politiques, économistes, politologues) de l’existence d’une spécificité du processus d’intervention lui-même, et donc d’une temporalité particulière. C’est de cette reconnaissance que semble avoir découlé la diversité des procédures «techniques» relevant de différentes sciences humaines ou de ce que l’américain contemporain appelle administrative science. Citons par exemple la notion de timely monitoring of projects, de «pilotage des projets dans le temps» avancée par l’expert de la Banque mondiale A. Choksi (1995). On a abouti par-là même à la constitution de corps spécialisés d’évaluateurs, les Organisations Non Gouvernementales donnant au moins pour ce qui concerne la France l’exemple le plus actuel de ce mouvement. Dans son cours, l’évaluation s’est rapidement professionnalisée, ce dont témoigne par exemple la création d’associations par pays, ou internationales. Cependant, l’autonomisation de la notion d’évaluation comme activité spécialisée ne semble pas avoir abouti à un corpus relativement homogène de propositions, bref à une «discipline ». L’évaluation semble rester une spécialisation, à la réflexion fort riche, nourrie des diverses approches disciplinaires qui y trouvaient leur reflet: politologie bien sûr, mais aussi droit et gestion, administration publique, économétrie et économie. Les approches de l’évaluation se présentent ainsi comme un large éventail d’angles de vue disciplinaires différents et d’approches théoriques de plus en plus sophistiquées, mais parfois irréconciliables. Pour s’en convaincre il suffit de feuilleter la synthèse du remarquable congrès récent’. L’évaluation des politiques publiques (Kessler, Lascoumes, Setbon Thoenig, 1998) ou, un peu antérieurement, les actes d’un congrès international organisé par la Banque mondiale en 1994 (Piccioto and Rist 1995).

Les institutions publiques comme objets anthropologiques construits

 Cette constatation peut parfois sembler beaucoup plus évidente aux praticiens de l’intervention publique qu’à ses observateurs; peutêtre s’agit-il d’une évidence « aveuglante ». « Une étude ethnographique en profondeur de la culture des agences de développement permettrait de déterminer les lieux récurrents d’apparition des problèmes », notent des fonctionnaires de la Banque mondiale, pour la plupart anthropologues il est vrai (Kottak in Cernea (cd.), 1991 : 460). On pourrait citer les réflexions de Michael Horowitz (1996), anthropologue lui aussi et directeur de ï’Institute for Development Anthropology de New York. Il fut pendant un temps haut fonctionnaire de la Banque mondiale en temps que membre d’une Social Development Task Force coordonnée par Michaël Cernea chargée, selon les termes d’Horowitz «d’intégrer les dimensions sociale et économique du développement », dans le cadre de la considérable réforme de l’institution multilatérale impulsée par son président James Wolfensohn en 19968 • Cette participation a été l’objet de conflits, qui l’ont amené à quitter la Task Force. Il eut notamment à examiner (review) un document provisoire concernant la pauvreté en Mauritanie, dont il est l’un des spécialistes; or ce document ne mentionne nulle part l’esclavage. Devant ses protestations on lui dit qu’une mention de cette nature froisserait les élites bédouines qui rejetteraient le rapport. Plus généralement, il crut devoir constater plus tard « une méfiance fondamentale des cadres de la Banque, généralement économistes,envers les peuples du tiers-monde» ce qui l’amène à retracer ses étonnements lors de son apprentissage de la « culture linguistique de la Banque». Ainsi, note-t-il, on trouve une douzaine de termes provenant de contextes linguistiques différents, désignant les acteurs avec lesquels la banque est en relation: client, panner, counterpart, borrower, beneficiary, actor, interlocutor, chief interlocutor, owner, customer, stake-holder, impacted population. Parmi ces termes, seuls ceux de stake-holders et de impacted populations’ réferent selon lui aux populations aidées, seulement partiellement d’ailleurs puisqu’ils désignent au même titre la cohorte d’intervenants propres à des projets Banque mondiale (Organisations Non Gouvernementales, experts, fonctionnaires de la Banque sur le terrain etc.). Ainsi, conclut Horowitz, « sans adhérer totalement à l’hypothèse de Sapir-Whorf selon laquelle le langage affecte la manière de percevoir la réalité on peut considérer que si les cadres de la Banque étaient des chasseurs de l’Arctique, le gouvernement serait « la neige» et les pauvres seraient « les cocotiers» (1996 : 1-4). Pour Cernea, d’ailleurs cité de manière très élogieuse dans le texte d’Horowitz, les critiques de ce dernier sont injustes notamment parce qu’elles sont irréalistes (communication orale, 1998). Mais le propos de cet exemple n’est pas de se livrer à la nième dénonciation de l’institution multilatérale, dont j’ai cru pouvoir indiquer ailleurs (1997) qu’en ne prenant pas en compte les contraintes propres à l’institution elles ressemblent souvent à ces «couteaux sans manche auxquels il manque la lame» dont parlait Lichtenberg », Il me paraît montrer avec une particulière clarté l’un de ces schèmes d’action que tout évaluateur sincère d’un projet de la Banque est condamné à affronter: la Banque prête aux Etats et non aux peuples, pour des raisons qui sont elles-mêmes sous-tendues par d’autres schèmes Jogiques procédant de la définition même de J’institution. C’est bien pourquoi des groupes réformateurs de la Banque dans les années 1990 prirent pour emblème le titre du livre édité par Cernea, Putting People First. Ce schème premier, parlé et agi de manière récurrente dans une extraordinaire variété de situations, entraîne lui-même un ensemble de situations spécifiques où se dessinent des options, y compris éthiques; ici, Horowitz semblerait plutôt pencher vers une sorte de « basisme ».

L’action publique connue être diachronique 

Lorsque j’avance que l’évaluation ex post c’est «raconter une histoire aussi vraie que possible », je suis conscient de m’exposer aux railleries d’analystes plus sophistiqués. L’une des raisons en serait peut-être la position désormais répandue chez les évaluateurs professionnels selon laquelle l’évaluation elle-même est un processus de «feed-back» – et donc un processus diachronique- entre évaluateurs ct évalués, ce qui entraînerait des positions relativistes critiquée par Jean Leca l8• On s’étonnera peut-être que je partage au moins la première partie de cette proposition, par définition pourrait-on dire; car qui dit approche anthropologique dit approche directe des acteurs, et qui dit ceci dit interaction. Bien évidemment, tout acteur, anthropologue ou non, intervenant auprès de professionnels ou de récipiendaires de l’intervention publique entraîne l’irruption de questions nouvelles, de défenses ou d’alliances éventuelles sur des sujets devenant des enjeux, voire même des «retours du refoulé. » ». Je parlais un jour avec un entrepreneur tunisien de son premier contact avec un projet Banque mondiale et, par souci d’engager la conversation sur un mode informel je lui demandai s’il faisait beau ce jour-là. Il faisait beau en effet, parce que se souvint-il brusquement il avait dîné dans un restaurant en terrasse ouverte sous un ciel particulièrement étoilé, ce qui l’amena à mentionner avec qui: avec un membre du cabinet du ministre de l’Economie. Or, malgré ce cadre agréable la discussion avait été difficile parce que, m’avoua-t-il tout de go, le conseiller rechignait fort à ce qu’il considérait comme une demande «normale », pour laquelle il militait encore devant moi: le placer en monopole d’importation d’une machine textile en grande largeur. Mais on reviendra plus loin à l’enquête de terrain. L’intervention publique n’est pas un être diachronique seulement parce qu’il y a feed-back entre évaluateurs et évalués. Elle est par nature diachronique, puisqu’en « intervenant» elle définit nécessairement une temporalité particulière. Pour prendre l’exemple des institutions publiques du développernent « induit» leurs services ont toujours à conférer un début, un milieu et une fin à un programme ou à un projet, bien que par certains aspects ces phases ne soient pas toujours définissables sans contestation possible; on reviendra sur cette discussion. On a ainsi la notion de termes de référence, qui définit ce que l’on peut structurer d’un projet dans les termes de la mission assignée à son chef, et qui constituent donc une projection dans le futur ; la notion de pre appraisal qu’on peut traduire par évaluation ex ante, puis d’installation, puis d’évaluation ex post. A propos de la notion de tenues de référence j’aimerais citer l’anecdote révélatrice de l’économiste de la Banque Mondiale Robert Klitgaard chargé en 1987 d’un projet de réhabilitation économique en Guinée équatoriale, dans son remarquable témoignage (1991). Les termes de référence qu’il découvre à son arrivée sont de « lier un prêt souple (sofi loall) à déboursement rapide à la stratégie de développement à moyen terme de la nation». Cependant, fait-il remarquer à Washington, il n’y a pas de stratégie de développement consultable en Guinée équatoriale; la réponse est « ce sera à vous de la construire », Voilà dans le cas extrême d’un petit pays pauvre et isolé une bonne illustration de ce qu’est l’intervention publique comme processus temporel, c’est-à-dire la projection dans la durée d’instruments conceptuels particuliers sur un réel qui n’est pas reconnaissable autrement. Sans céder le moins du monde à la dérision facile on pense irrésistiblement ici à cette scène des Marx Brothers où l’un des frères dit à l’autre: « dis donc il y a un trésor dans la maison d’un côté ». Mais dit l’autre « il n’y a pas de maison à côté» ; et le premier de s’exclamer «ben ça ne fait rien on va en construire une ».

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