NATIONALISME ET LUTTES ANTICOLONIALES

GENÈSE, ÉMERGENCE ET DÉVELOPPEMENT DU MOUVEMENT DE LA DÉCOLONISATION

Ce chapitre mène à l‘étude du début du mouvement nationaliste dans les colonies. Il explique la décolonisation à partir de ses origines au Ghana, au Sénégal et en Guinée-Bissau en créant un lien entre les idéologies de Nkrumah, Senghor et Cabral, et l‘impact de leurs formations théoriques dans la création du socle du parti politique. En explorant la création de ces associations politiques, ces pages mettent en lumière le contexte d‘émergence de celles-ci en mettant l‘accent sur les circonstances politiques, sociales et économiques. Ainsi, elles analysent les relations entre les différents contextes et la compréhension des aspirations populaires par les partis. En s‘appuyant sur les formations politiques et les idéologies politicophilosophiques infusées dans ces dernières par ces leaders respectifs, ce chapitre étudie les modalités et le processus d‘implantation ainsi que l‘idéologie nationaliste du leader impliqué dans la décolonisation. En réalité, ces théories dictent la manière de s‘attacher à la population et expriment dés lors des approches différentes en fonction du contenu théorique de ces mêmes idéologies. En ce qui concerne le CPP et le PAIGC, il est possible de se rendre compte que leurs approches sont presque similaires, alors que le Sénégal empruntera une voie différente de celle des partis cités. Par conséquent, ce chapitre démontre que les idéologies constituent la marque de fabrique d‘un parti donné et orientent la pratique de la revendication. Cela permet de mettre la lumière sur les enjeux des indépendances définis par ces derniers, mais également sur la procédure à travers laquelle la revendication nationaliste devrait voir le jour. Les axes d‘étude de ce chapitre se déclinent en deux sections pour expliquer le début et le développement du nationalisme à travers la création des partis politiques, puis les stratégies d‘implantation de ceux-ci pour l‘amorce de la revendication politique des nouveaux partis. 188 3.1 La création des formations politiques du CPP, du BDS et du PAIGC Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle conjoncture internationale s‘imposa et dictait dorénavant la politique internationale sous le couvert des idéologies économico-politiques internationales que sont le capitalisme et le socialisme. Ces deux idéologies sont contrôlées par deux puissances internationales : l‘Union Soviétique et le bloc occidental, en particulier les États-Unis. Ces deux puissances, ne possédant aucune colonie, mais ayant vécu des types de domination de l‘homme sur l‘homme, se faisaient les avantgardes des libertés sociales. De plus, la menace fasciste qui voulait faire chavirer le monde dans la domination allemande a ouvert les yeux de l‘opinion internationale sur les velléités d‘hégémonie politique d‘un peuple sur un autre et le corollaire de l‘exploitation d‘une race sur une autre. Dès lors, au cours même de la guerre, des idées nouvelles se dégagèrent pour la fin de la domination raciale et des hégémonies politiques exercées sur des peuples dits faibles ou primitifs. Ainsi, avec la fin de la guerre, une pression internationale accentuait la morale humaine vers la libération des colonies. Une de ses implications fut la création des Nations Unies. Cette conjoncture internationale va accélérer le pas de la décolonisation sur le plan externe. Sur le plan interne, on assiste à un déphasage des idées politiques entre les colonies ainsi que chez leurs métropoles respectives. Cette différence de niveau sociopolitique va influer sur la dynamique des questions sociales et politiques des colonies du Ghana, du Sénégal et de la Guinée-Bissau. En réalité, pour ce qui est de la Grande-Bretagne et de la France, on assiste à un débat politique ouvert, conscient des dangers liés à la domination politique et à l‘exploitation économique en milieu colonial. De plus, les méfaits du système capitaliste ont propulsé en France l‘émergence d‘un noyau politique favorable aux opinions socialistes. Ce facteur politique va considérablement jouer au Sénégal sur la préparation d‘une élite politiquement sensible aux revendications d‘autonomie politique, mais aussi en même temps une élite consciente de l‘exploitation de la population indigène. C‘est dans ce sens, qu‘il faudrait entrevoir l‘impact de la politique sociale du Front Populaire. En effet, avec l‘émergence de cette force politique socialiste en France, on assiste à un nouvel état d‘esprit en milieu colonial. Plus particulièrement au Sénégal, où des hommes occupent des fonctions politiques importantes en métropole depuis l‘avènement à la députation de Blaise Diagne. 189 Ainsi par exemple, avec le Front Populaire, est déclenchée une nouvelle sorte de colonisation politique par le biais de l‘assimilation, qui cherche avec intérêt à éliminer l‘exploitation de l‘homme par l‘homme. Nicole Bernard-Duquenet met en lumière cette importante phase du Front Populaire dans la question coloniale, surtout avec le déclic apporté par le congrès de HUYGHENS, en mettant l‘accent sur les « […] libertés démocratiques d‟association, de réunion et de presse, et la législation sociale et du travail en vigueur dans la métropole »265 . Cette coalition des partis de gauche va indubitablement consacrer son action en faveur de ceux qui furent victimes de l‘exploitation coloniale surtout, c‘est-à-dire les masses, dont les conditions de vie doivent être améliorées266, mais tout en excluant l‘idée de libérer les colonies de la tutelle française. C‘est dans cette atmosphère politique qu‘il faut notamment insérer l‘action de Galandou Diouf dans la revendication sociale des indigènes par rapport au travail forcé. Ce dernier s‘était montré critique par rapport au travail de prestation imposé par le pouvoir colonial d‘alors. C‘est donc dans ce contexte qu‘il faudra voir l‘orientation de la politique locale au Sénégal, avec la mise en place des partis socialistes tels que la section S.F.I.O. du Sénégal. Le Parti Socialiste sénégalais d‘Amadou Lamine Guéye va fusionner avec la S.F.I.O. en janvier 1938. C‘est dans cette mouvance politique que les revendications sociales de Lamine Guéye vont faire écho et apporter des changements sociaux chez les indigènes dans la période d‘après-guerre.

 La stratégie d’implantation des partis nationalistes

Après la mise en place des principaux partis politiques qui vont mener l‘action pour l‘obtention de l‘indépendance au Ghana, au Sénégal et en Guinée-Bissau, les principaux leaders se mirent dans la tâche de la consolidation de leur parti dans les milieux sociaux où ils sont censés se développer. À cet effet, différentes stratégies vont être mises en place par ces 221 leaders. Dans la diversité des contenus politiques des différentes formations, une stratégie d‘action est choisie en fonction de l‘idéologie qui fonde la revendication nationaliste. Étant donné que pour les Sénégalais, par le truchement de Senghor, qui fonde sa revendication dans la mise en place d‘un cercle de contenance des rapports égalitaires entre la France et le Sénégal particulièrement, et la France et ses anciennes colonies, une fédération serait la meilleure des options pour développer le cadre de l‘assimilation active. Or pour Cabral, contrairement à Senghor, il s‘agirait moins de se séparer du Portugal, mais de mettre un terme au système de domination portugais mis en place par le système fasciste de l‘État Nouveau, ainsi que le système impérialiste qui soutient ces derniers. En effet, pour Cabral, le Portugal ne peut mener une guerre anticoloniale du fait de sa pauvreté ; cependant, ce dernier est soutenu par l‘Angleterre. En réalité, Cabral est rejoint par Abou Haydara qui montre le début des relations d‘intérêt entre le Portugal et la Grande-Bretagne depuis le traité de Methuen. Ce traité qui porte le nom anglais de son négociateur fut signé en 1703, et il accentuait la position décadente du Portugal en faisant de ce dernier une dépendance économique de la GrandeBretagne. D‘ailleurs, à cet effet, Cabral écrit : L‘Angleterre avait intérêt à se servir des colonies portugaises, non seulement pour en exploiter les ressources économiques, mais aussi pour les occuper comme base d‘appui dans la route pour l‘Orient et maintenir ainsi une domination absolue dans l‘Océan Indien. Pour contrarier la convoitise des autres puissances colonialistes, l‘Angleterre a trouvé la meilleure solution : elle a défendu les « droits » de sa semicolonie.323 Cet éclaircissement apporté par Cabral sur la relation d‘intérêt entre la GrandeBretagne et le Portugal est importante dans la mesure où, dans la conjoncture politique d‘après-guerre, une nouvelle géopolitique internationale se présente : il s‘agit du jeu ambigu du bloc occidental dans le cadre des relations inter-États. L‘Angleterre, qui ne veut pas se salir directement les mains, cède à la décolonisation dans la plupart de ses colonies. En revanche, pour maintenir certains avantages économiques, elle défend les intérêts du Portugal, dans sa prétendue mission coloniale et continue de la sorte à bénéficier de ses avantages économiques de la colonisation portugaise en Angola en Mozambique. De ce fait, en défendant les intérêts du Portugal, elle maintient aussi ses intérêts économiques intacts dans une partie de l‘Afrique lusophone. Ainsi, elle soutient les revendications à l‘indépendance dans ses propres colonies, et dans les colonies portugaises elle se manifeste à l‘encontre de cette indépendance en soutenant sur le plan international le régime oppressif du Portugal dans ses colonies. Par ailleurs, le Portugal n‘a pas seulement comme allié l‘Angleterre, les États-Unis aussi 323 Amilcar Cabral, ‗‗ Guinée Portugaise‟‟ : le pouvoir des armes, p.13. 222 constituent un des points d‘appui de la colonisation portugaise. Cette position séduisante du Portugal fut facilitée par son statut ancien de puissance géographique et marine ; cette dernière s‘est concrétisée par la découverte depuis les temps immémoriaux des territoires qui allaient intéresser les futurs grands du monde, en l‘occurrence la Grande-Bretagne et les États-Unis. Cet éclairage est apporté par Abou Haydara qui, après avoir mentionné les Açores comme point stratégique durant la Première Guerre mondiale, écrit : Durant la Seconde Guerre mondiale, les Açores redoublent d‘intérêt pour les alliés. La situation paradoxale du Portugal continue à se faire sentir car, en tant que petite puissance, elle fait toujours l‘objet de convoitise malgré le régime de dictature. Cela était dû à l‘importance stratégique de cet archipel. C‘est pratiquement grâce à ce privilège que le régime portugais fut accepté et même appuyé par les puissances américaines et anglaises; c‘est grâce à cet avantage que le Portugal put négocier une position de neutralité assortie de gros avantages économiques; c‘est encore grâce à cela que les États-Unis lui ont garanti la dévolution du Timor occupé par les Japonais, et ont cherché à se rapprocher davantage du Portugal au sortir de la guerre.324 Le rapprochement entre les États-Unis et le Portugal se confirme par l‘admission du Portugal à l‘OTAN par l‘intermédiaire des États-Unis, ces derniers, favorables à l‘indépendance en milieu colonial, préférèrent défendre leur intérêt politique plutôt que l‘intérêt politique des peuples coloniaux en Afrique lusophone. De ce fait, le Portugal se trouve être ipso facto un protégé de l‘Angleterre et un collaborateur international du bloc capitaliste dans le cadre de la sécurité et de la défense des idéologies du monde occidental. Par cette entremise, le bloc capitaliste se montrait en réalité favorable à la mission entreprise par le Portugal dans ses colonies. Mission qui, de surcroît, se trouve fondée dans la conjoncture internationale imposée par la division idéologique du monde en deux blocs politico-économiques. Sous cet aspect, la décolonisation de la Guinée-Bissau prit la forme d‘une guerre froide bien qu‘en ce moment, l‘Union soviétique ou encore le bloc socialiste ne soit pas encore un allié décisif dans la lutte contre l‘impérialisme que mène le PAIGC d‘Amilcar Cabral. Mais ce qu‘il faut noter en plus, c‘est qu‘au moment où le PAIGC entreprend la lutte clandestine pour l‘indépendance, elle bénéficie d‘une tribune internationale où il pourra faire entendre sa cause, contrairement au Ghana et au Sénégal, qui n‘ont pas eu la même possibilité. Toutefois, il est à noter que cet apport bénéfique pour la Guinée-Bissau fut surtout possible avec la montée en puissance de l‘Organisation des Nations Unies. Cette maturité en force de l‘organisation internationale a été rendue possible par les indépendances acquises en grappes dans les milieux coloniaux, principalement ceux d‘Afrique, et la contribution positive apportée par ladite organisation à ces ex-colonies dans leur libération. 324 Abou Haydara, L‟envers de l‟épopée portugaise en Afrique (XVe -XXe Siècles), Paris, l‘Harmattan, 2007, p. 56. 223 C‘est d‘ailleurs en rapport avec la mission que se fixe l‘Organisation que celle-ci va s‘intéresser à l‘action politique du Portugal dans ses colonies. Dans cette optique, Cabral met en lumière la première implication de l‘ONU dans la situation coloniale en Afrique lusophone en ces termes : Elle fut consacrée par le vote de l‘O.N.U. du 14 décembre 1960 confirmant par une écrasante majorité la résolution du Conseil de Tutelle, exigeant du Portugal des renseignements sur la situation des peuples qu‘il domine. Même en tenant compte du caractère formel, moral, de cette victoire, elle représente un grand pas en avant dans notre lutte de libération, car nous sommes parvenus à isoler notre ennemi.325 En revanche, le Ghana et le Sénégal n‘ont pas pu bénéficier d‘une pareille tribune pour défendre la cause de leur indépendance. En fait, 1960 fut une année durant laquelle beaucoup d‘indépendances ont été acquises, parmi lesquelles celle du Sénégal, son indépendance succède à celle du Ghana obtenue en 1957. Des années durant lesquelles l‘ONU faisait sa consolidation sur la scène internationale. Ce décalage chronologique montre les avantages que la Guinée-Bissau a bénéficié dans le cadre de sa lutte. Plus particulièrement dans la mise en place de ses relations extérieures, imposées par le caractère de sa revendication nationaliste et anti-impérialiste. C‘est contre cet impérialisme que va aussi s‘insurger Kwame Nkrumah sur le chemin de l‘autodétermination.