Pour une anthropologie du rire

Pour une anthropologie du rire

Histoire phylogénétique et ontogénétique du rire d’un point de vue dynamique : quels apports pour l’anthropologie ? 

Aujourd’hui, l’anthropologie n’a aucun mal à concevoir l’intérêt de prendre en compte les non-humains dans son champ de recherche. Parmi tous les non-humains existants, il est presque devenu usuel d’évoquer l’environnement, les jardins, les techniques ou encore les objets. Les animaux restent pour leur part des acteurs relativement marginaux dans les travaux anthropologiques. Quand bien même la comparaison Homme/animal peut surprendre et peut-être même heurter, je suis convaincue qu’elle permet d’éclairer les comportements humains dans leur spécificité. Je me situe dès lors dans la lignée de quelques anthropologues qui incluent dans 39 leurs analyses des comparaisons interspécifiques (Joulian, 1999-2009-2012 ; Servais, 1999- 2012 ; Leblan, 2016). L’Homme a beau être un primate incontestablement singulier, il partage avec quelques espèces certains traits cognitifs, comportementaux, anatomiques et sociaux. Comparer les Hommes à d’autres espèces animales, en particulier les singes (desquels ils se rapprochent singulièrement), permet ainsi « d’éclairer la compréhension des conduites humaines actuelles et passées et finalement de produire une connaissance plus juste, au-delà de l’espèce » (Joulian, 2012 : 103). « Produire une connaissance plus juste », telle m’apparait aussi être l’explication suffisante du recours à l’approche phylogénétique du rire. À la différence de l’appréhension darwinienne, la phylogenèse de l’expression des émotions peut être appréhendée selon des considérations dynamiques et non pas essentialistes. En effet, pour les anthropologues partisans de l’approche inter-spécifique, l’idée n’est pas de définir un état de nature absolu, mais d’envisager une origine commune approximative ou hypothétique, afin de mieux comprendre les modes d’actualisation sociale de certains comportements. À cet égard, il me semble que les analyses de l’éthologue Jan Van Hoof (1967-2001-[1972]) peuvent tout à fait entrer en dialogue avec cette anthropologie du rire. Lorsqu’il compare le rire et le sourire chez les êtres humains et les primates, il finit par penser que ces deux expressions auraient une origine distincte et signaleraient au départ des états émotionnels différents. Le sourire correspondrait à la mimique faciale dite « silent bared-teeth display » ou « figure dents découvertes en silence » (2001-[1972] : 417). Chez les primates, cette mimique serait davantage en lien avec la peur et l’agressivité. Elle se manifesterait dans des contextes où les distances hiérarchiques sont de rigueur, confrontant un « dominant » et un « dominé ». Selon ses origines phylogénétiques, le sourire serait au départ un signal du malaise et de l’inconfort, qui retranscrirait la crainte dans des contextes plus ou moins agressifs. Chez les êtres humains, ce faciès de défense serait progressivement devenu un signal de non-hostilité et par voie de conséquence, d’amitié et de connivence5 (Servais, 1999 : 168). À la différence du sourire, le rire, lui, trouverait son origine dans des contextes ludiques. Son semblable chez les primates correspondrait à la « play face » ou « visage jeu », aussi 5 Cette convergence progressive a pu amener à croire qu’il n’y avait qu’une différence d’intensité entre le rire et le sourire. C’est ainsi, par exemple, que pour Darwin (1991-[1872]) le sourire est une forme atténuée du rire, il en représente une sorte de vestige. Cette hypothèse reste aujourd’hui largement minoritaire. 40 appelée « relaxed open mouth display », « bouche ouverte, visage détendu6 » (Van Hoof, 2001- [1972] : 408). Figure 2 « Relaxed open mouth display” (gauche), « Silent bared-teeth display » (droite) @Van Hoof, 1972. La « play face » serait une « ritualisation » du mouvement annonçant une intention de mordre, apparue dans des contextes de jeu de type agonistique, soit pendant « les faux combats » (ibid.). Le concept de « ritualisation » doit ici s’entendre selon la définition de Jan Huxley (1966) : au cours de l’évolution, certains comportements auraient perdu leur fonction originelle pour en acquérir une nouvelle, changeant parfois même de contexte d’apparition. La ritualisation remplirait différentes fonctions, parmi lesquelles se trouvent une inhibition de l’agressivité entre les membres d’un groupe et par là même, une amélioration de la communication et un renforcement des liens. La « play face », ancêtre du rire, résulterait donc d’une ritualisation de l’acte de mordre qui permettrait de signaler aux joueurs que le mordillement ne doit pas être pris pour une vraie attaque, de même que le combat ludique ne doit pas être considéré comme un vrai combat (Van Hoof, 2001-[1972]). Le rire aurait ainsi permis de souligner l’aspect non hostile de l’interaction ludique, inhibant toute agressivité et évinçant toute forme de danger. Partageant la conception de la ritualisation d’Huxley, Konrad Lorenz (1969 : 280) affirme que grâce au rire, les Hommes ont pu développer leur force et leur sociabilité au cours d’une interaction où tout est permis, dès lors que les joueurs riant avaient la certitude que tout se passe sans agressivité (ibid.). Chez les primates, le rire ou la « play face » s’observe plus particulièrement au sein de la relation mère/enfant ou au cours des interactions ludiques qui impliquent des jeunes. Il apparaît également lors des séances de chatouilles. Comme dans les combats « pour rire », 6 D’après les analyses de la primatologue Marina Davila Ross (2009), qui établit un « arbre phylogénétique » du rire chez les grands singes (gorilles, chimpanzés, bonobos et orangs-outans), il apparaitrait que la « play face » serait apparue entre 10 et 16 millions d’années. 41 les chatouilles pourraient éventuellement être perçues par celui qui les « subit » comme une attaque. Darwin (1991-[1872]) soulignait à ce titre que les parties du corps les plus sensibles aux chatouilles sont les zones les plus vulnérables lors d’un combat et les plus visées par les « prédateurs », celles qui ne supportent habituellement pas le contact d’un corps étranger, à savoir: les pieds, le cou et les aisselles (ibid. 215). Le rire que les chatouilles engendrent, soulignerait donc cette tension et la dénouerait, signalant l’aspect ludique de l’interaction en cours. Cette histoire phylogénétique s’est vue confortée par certaines études qui, interrogeant l’ontogenèse du rire, ont analysé et comparé le rire du nourrisson à celui des grands singes (Smadja, 2011-[1993] ; Provine, 2003). Tout comme la « play face », la première forme de rire chez les humains apparaîtrait lors des échanges ludiques entre le nourrisson et ses parents, à une époque comparable : onze/douze semaines pour le chimpanzé, douze/seize semaines pour le nourrisson. Dans les deux cas, le rire est d’abord passif, réponse à un stimulus physique ambigu, puis actif, il est une manière de signaler le désir de poursuivre le jeu, de dire : « J’aime ! Encore ! » (Provine, 2003 : 99). Ces considérations ont été développées par des psychologues réunis autour d’une œuvre collective initiée par Michel Soulé (1987), fermement décidés à comprendre la genèse du rire chez les jeunes enfants. Parmi tous les contributeurs, nombreux sont ceux qui mettent en exergue l’idée d’une tension préalable, décrite comme la condition sine qua non du déclenchement du rire infantile. Qu’il s’agisse du jeu « visage caché/découvert » (le fameux « coucou »), ou encore de « la petite bête qui monte », le rire surgirait après l’angoisse ressentie face à une tension qui s’accroit (physique ou psychique) et qui finalement se dissipe instantanément (Soulé, 1987). C’est selon une logique similaire qu’apparaitraient les premiers jeux de mots des enfants âgés entre 3 et 5 ans, dont « le caca boudin » en représente l’exemple le plus célèbre dans notre société. Dénotant l’analité et l’oralité, la locution comique permettrait de conjurer les angoisses que provoquent ces formes de « sadismes » (ibid. 42-43). Selon les psychologues, ces jeux verbaux et corporels, largement répandus à travers le monde, bien que se déployant sous des formes relativement variables, seraient les premiers stimuli du rire après la naissance. À l’image de la « play face » lors des faux combats simiesques, rire, pour l’enfant, serait donc un moyen de résoudre une situation ambiguë, potentiellement perçue comme pénible ou agressive. Ne serait-ce que du point de vue de ses caractéristiques acoustiques, l’ambivalence ontogénétique du rire des jeunes enfants est manifeste : à la croisée du cri, du 42 hurlement et du pleur. Des sons qui se mêlent ou se succèdent. Le pédopsychiatre Bernard Golse décrit en ces termes le premier rire infantile : « Intense, à l’emporte-pièce, précédé et succédé de mimiques graves ou sérieuses » (Golse, 1990 : 27-28). Si l’on conçoit la pertinence de ces analyses comparatives inter-spécifiques du rire chez les primates et les jeunes enfants, il est permis de postuler l’existence d’une « homologie ontogénétique » (Smadja, 2011-[1993] : 54), qui amène à corroborer l’idée d’une « homologie contextuelle jeu » (ibid.). Il me semble que ces approches, bien loin de n’être qu’une simplification déterministe, sont tout à fait pertinentes et l’anthropologue doit être capable d’en percevoir le potentiel heuristique. Ces études ont déjà l’avantage de mettre en avant une caractéristique fondamentale du rire : la perception d’une ambivalence contextuelle. Nous verrons que cette ambivalence propre aux manifestations du rire – entre « le jeu et l’agression », « le réel et le non-réel », « le sérieux et le pas vraiment », ou encore « le danger et son absence » – réapparaitra dans l’enquête ethnographique et représentera même l’une des lignes directrices de ce travail. Par ailleurs, l’approche phylogénétique permet de mieux discerner le moment à partir duquel la variabilité sociale du rire humain s’opère. En effet, s’il est initialement apparu au cours des jeux, il semble que chez les humains, au fur et à mesure que l’enfant grandit, le rire change d’intentions et ne surgit plus seulement (et même quasiment plus) dans des contextes ludiques. Ainsi, selon Van Hoof, à la différence des singes, le rire humain se définirait le plus souvent comme un « rire commentaire », dépendant des échanges communicationnels dont il transforme et « colore » le contenu (2001-[1972] : 401).

Réinsérer le rire dans son contexte d’apparition : apports et limites des approches sociales et culturelles

Pendant longtemps, la pensée occidentale du rire est presque exclusivement imprégnée des considérations universalistes néo-darwiniennes, empreintes d’un ethnocentrisme certain qui, nous l’avons vu, réduisent le rire à l’expression de la joie. De telles représentations expliquent en partie les conceptions essentialisantes de la littérature coloniale, qui dépeint le rire « sauvage » comme un rire niais et enfantin, signe de légèreté et d’insouciance (cf. Introduction). À un moment où l’évolutionnisme est encore l’une des rares tentatives d’explication de l’expression des émotions, la sociologie durkheimienne fait son apparition et permet alors de mettre un frein aux théories essentialistes. En définissant le fait social, Émile Durkheim (2007)-[1895] prône en effet une irréductibilité de la socialisation, du corps et des émotions : 47 « Les états collectifs existent dans le groupe de la nature duquel ils dérivent, avant d’affecter l’individu en tant que tel et de s’organiser en lui, sous une forme nouvelle, une existence purement intérieure » (ibid. : 362). À sa suite, nombreux sont ceux qui vont contester les conceptions darwiniennes. Brandissant le drapeau du relativisme culturel, ils reprochent à la plupart des naturalistes d’avoir refusé toute influence de l’apprentissage. Les chercheurs en sciences sociales, quand bien même divisés dans leur approche, partagent tous cette certitude que les comportements ne s’expliquent pas seulement par leur déterminisme biologique et doivent également s’envisager comme des construits sociaux. Dans les lignes qui suivent, j’évoquerai différents travaux qui ont abordé la question du rire sous l’angle d’une démarche constructiviste, relevant de l’histoire, de la sociologie, de la linguistique et de l’anthropologie. Il s’agira à nouveau de souligner les apports et les limites des résultats mis en avant. 

Régimes d’historicité du rire : quelles données ? 

À partir du moment où l’on admet que le rire est dépendant des normes sociales (et tel est le postulat même de cette thèse), on doit alors également accepter qu’il ait une histoire. Si je ne fais pour certains que soulever ici une évidence, il n’est pas insignifiant de rappeler à quel point l’histoire des affects est apparue tardivement, non sans devoir affronter de nombreux obstacles teintés de réticences. Dès 1942, Lucien Febvre, œuvrant en pionnier, en appelait pourtant à une histoire de la « vie affective », directement inscrite dans le sillage des Annales. Toutefois, son appel restera sans suite pendant de longues années. Deux facteurs peuvent expliquer cette omission : l’accent trop longtemps mis sur la rationalité (les historiens privilégiant une histoire « par le haut », des institutions, des événements, des élites, etc.) et la difficulté méthodologique que pose à l’historien la question des affects (il ne peut interroger que des textes et éventuellement des images). Ces deux obstacles s’avèrent par ailleurs étroitement corrélés, car comme le souligne l’historien Hervé Mazurel : « Il est vrai que l’on progresse moins aisément sur le plan intellectuel dans le champ mouvant et mal défini des affects que dans celui, autrement balisé, des discours de raison, qu’ils soient d’ordre philosophique, politique ou économique » (2014 : 25). C’est seulement depuis une vingtaine d’années que les historiens osent pénétrer le monde des affects, une entreprise impulsée par Alain Corbin qui y accorde dans ses recherches un intérêt tout particulier, en témoignent ses œuvres explorant l’histoire 48 de l’odorat, du goût ou encore de la jouissance (1978-1982-1998). D’autres chercheurs vont par la suite interroger l’historicité des affects, convaincus qu’ils ne sont pas immuables et que si les normes affectives (mises en avant par les anthropologues) changent en fonction de l’espace, elles évoluent également toujours avec le temps (Le Goff, 1989-1997 ; Rosenwein, 2002 ; Reddy, 2001 ; Mazurel, 2014 ; Corbin & Vigarello & Courtine 2016-2018). Pour l’historien, il s’agit d’envisager les « régimes émotionnels » (Reddy, 2001) que l’État et les normes ont imposés et continuent d’imposer aux membres de la société. Si l’histoire des affects n’a aujourd’hui plus à prouver sa légitimité, en ce qui concerne le rire, les approches historiques demeurent marginales. Le Goff (1989-1997) est l’un des premiers historiens à s’y intéresser, restituant les pratiques et représentations du rire au Moyen-âge (dont j’ai déjà brièvement parlé dans la Partie I.A. de ce chapitre). En 1997, il témoigne de l’urgence et de la fécondité qu’il y a à considérer le rire comme un objet de l’histoire : « Je suggère qu’il vaudrait sans doute la peine d’ouvrir sur le rire, dans l’histoire et les sciences sociales, une enquête dont les Annales seraient prêtes, comme elles l’on fait dans le passé, à définir des orientations et à accueillir les contributions théoriques ou monographiques d’historiens (…). Le rire est aussi un critère important de confrontation entre les cultures. Au-delà même de l’histoire comparative prônée par Marc Bloch sans que son appel ait été suivi de progrès importants, ni dans la problématique ni dans des études particulières, les problèmes de la diversité des cultures face à l’universel ont des chances d’être dans les faits comme dans l’épistémologie, un des domaines majeurs proposés au regard de l’histoire et des sciences sociales. Le rire pourrait être un terrain privilégié pour ce dialogue (…). Il me semble que la réflexion sur le rire dans l’histoire, objet pluri- et interdisciplinaire par excellence, peut jouer son rôle dans la nouvelle alliance que l’histoire et les sciences sociales doivent élaborer. Je crois que, après le tournant critique, et dans la recherche sinon d’un nouveau paradigme, du moins de nouvelles façons de ‘‘faire de l’histoire’’ le rire est bon à penser » (1997 : 449-453-455). Comme le précise Le Goff, les études historiques peuvent s’effectuer selon deux versants. Dans un premier temps, il s’agit d’analyser les textes plus ou moins normatifs, qui révèlent les attitudes de la société à l’égard du rire (ibid.). Dans un second temps, l’historien doit interroger les pratiques du rire, en analysant cette fois les textes ou encore les images, qui mentionnent différentes manières de rire et de faire rire. Bien entendu, l’approche historique du rire n’est pas aisée. Une fois outrepassé la barrière linguistique, Le Goff souligne que le chercheur doit s’efforcer de ne pas confondre la question du rire (en tant qu’expression corporelle) et celle du comique (en tant que création littéraire et esthétique), quand bien 49 même le comique est un objet qui se laisse davantage saisir par l’historien, faisant l’objet d’une grande production textuelle et artistique (Le Goff, 1989 : 3 et 1997 : 450). L’appel de Le Goff, lancé il y a plus de vingt ans, a fait quelques échos mais n’a sans doute pas résonné autant qu’il l’espérait. En 2001, Jean Verdon poursuit sa démarche dans son ouvrage Rire au Moyen-âge. Marie Laurence Desclos propose, quant à elle, de retracer l’histoire du rire en Grèce ancienne (2002), tandis que Georges Minois (2000) offre une synthèse plus large, qui comprend l’histoire du rire de l’Antiquité grecque jusqu’au XIXe siècle. Plus récemment, un numéro de la revue Histoire urbaine a été consacré à la question du rire dans des divers contextes urbains, à différentes époques (Ratouis & Baumeister, 2011). Comme le pressentait Le Goff, il apparait que toutes ces études aient eu du mal à distinguer le rire et le comique, ayant pour la plupart abordé, quasi exclusivement, l’histoire du comique, évinçant de fait la question de la corporalité du rire. Je ne développerai pas ces analyses, mais tiens à souligner la marginalité de ces approches au sein de la discipline et l’urgente nécessité d’approfondir les analyses historiques du rire. En effet, jusqu’à aujourd’hui seule l’histoire occidentale du rire a été esquissée (et somme toute brièvement) mais rien n’a été dit quant à l’historicité du rire dans d’autres régions du monde. Nous ne pouvons donc que souhaiter un regain d’intérêt pour le rire de la part des historiens, tout en ayant conscience des difficultés qui se posent à eux, lorsqu’ils se trouvent face à des sociétés qui n’ont pas nécessairement laissé de traces écrites des attitudes affectives passées. Dans le chapitre II. de cette thèse, j’essaierai moi-même de dessiner les contours d’une histoire du rire, à la lueur de certains éléments socio-historico-politiques qui donnent des indices quant aux scripts affectifs en vigueur dans les villages de la Kagera. En attendant, nous allons voir que si les sociologues, les linguistes, les psychologues et les anthropologues paraissent, de prime abord, mieux armés que les historiens pour observer les contextes et les pratiques du rire, ils ont eux aussi souvent contourné la question de sa corporalité, en réduisant le rire à de l’humour verbal ou en le dissolvant dans des formes de comique hautement institutionnalisées. 

Sociologie, psychologie cognitive, linguistique et socio-linguistique : différentes approches de la théorie dite de l’incongruité 

Dans son célèbre ouvrage, Le rire, le philosophe Henri Bergson (2002)-[1900] propose une théorie qui pourrait être l’œuvre d’un sociologue, tant elle définit le rire comme un « geste social ». Bergson met en avant l’hypothèse de l’incongruité/résolution, envisagée pour la première fois par Kant (1995)-[1790],selon laquelle un fait incongru, inattendu ou inapproprié constitue le fondement de toute expérience risible. Nous verrons que la théorie de l’incongruité, comme principe explicatif du rire, va emporter l’adhésion de beaucoup de chercheurs, issus de disciplines diverses. Renouvelée par la sociologie, la psychologie cognitive, la linguistique et la socio-linguistique la notion d’incongruité s’avère particulièrement heuristique et tend à exacerber l’idée d’un paradoxe contextuel immanent à la manifestation du rire, mise en exergue par les approches phylo- et ontogénétiques. Approche sociologique : la fonction normative de l’incongruité Pour Bergson, l’incongruité est produite dès lors qu’un individu agit de façon inverse à la norme. Les incongruités dont il parle, sont des « raideurs » qui traduisent la dimension mécanique du corps et ce faisant, réifient l’être humain : « Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique » (2002-[1900] : 22). Le rire s’expliquerait par cette discontinuité qui est produite lorsqu’un comportement évoque une simple « mécanique corporelle », qui ne rend pas compte de la flexibilité du vivant et de l’intentionnalité du sujet. C’est cette « mécanique plaquée sur du vivant » selon son expression, aujourd’hui presque érigée en un adage, qui provoquerait une rupture entre l’acte et l’individu qui l’exécute, entre un corps et une intentionnalité : « C’est le corps prenant le pas sur l’âme » (ibid. 40), ou encore : « Une personne |qui] nous donne l’impression d’une chose » (ibid. 31). De la même manière, écrit Bergson, le clown qui va et vient, feint de se cogner et de tomber, provoque le rire parce que le public prend davantage en considération le rebondissement du corps que l’homme luimême, c’est comme s’il oubliait qu’un individu se cachait derrière tous ces sauts et pitreries, comme si le corps n’était plus qu’une forme (ibid.). Le rire permettrait alors de résoudre cette incongruité, une résolution qui remplirait, selon l’analyse bergsonienne, une fonction normative incontestable. Par la crainte qu’il inspire, le rire réprimerait les écarts à la norme et prendrait la forme d’une sanction symbolique. Nombreux sont les sociologues qui, après 51 Bergson, développeront cette hypothèse de l’incongruité/résolution, non sans émettre tout de même quelques nuances. Jean Duvignaud (1985) regrette par exemple que Bergson n’ait pas traité séparément le risible et le comique. Dans son ouvrage « Le propre de l’homme » (1985), il s’efforce de les analyser indépendamment, même si selon lui également, les deux ont une fonction sociale normative indispensable à la vie en société. Le risible rendrait compte de la fonction d’exclusion du rire, il apparaitrait « comme l’effet d’une brimade imposée à un individu qui cherche un centre de gravité en dehors de la société à laquelle il appartient » (1985 : 46), tandis que le comique participerait de la cohésion sociale. Il évoque à ce titre différentes sortes de comiques, des plus anciennes formes, comme le théâtre d’Aristophane et les comédies de Molière, aux plus récentes, comme le théâtre de rue ou le cinéma, qui auraient pour point commun d’être créatrices d’une atmosphère joyeuse et festive, qui renforcerait le sentiment de groupe. Si la théorie sociologique de l’incongruité/résolution est pertinente, elle doit à mon sens amener à davantage de précision pour être opérante. Bergson, Duvignaud et la plupart des sociologues ayant traité la question (Dupréel, 2012-[1928] ; Fourastié, 1983) n’ont pas su échapper aux obstacles de l’ethnocentrisme et de la pensée dualiste. Selon Bergson, par exemple, le rire est produit par le « corps », mais ce corps est encore décrit comme un « corps mécanique », apparemment toujours imprégné des représentations de la philosophie essentialiste. Par ailleurs et presque paradoxalement, si Bergson fait du corps la pierre angulaire de son analyse, jamais il ne l’explore réellement, réduisant lui aussi sa théorie du rire à une théorie du comique. Une insuffisance qui se retrouve dans beaucoup d’ouvrages de sociologie qui, pensant décrire le rire, évoquent en réalité les mécanismes du comique, en témoignent les exemples souvent cités : le théâtre classique, les vaudevilles, le cinéma, etc. (Bergson, 2002-[1900] ; Dupréel, 2012-[1928] ; Fourastié, 1983). Se référant à leurs propres repères et aux critères sociaux d’appréciation du comique, leurs théories ne peuvent être qu’incroyablement lacunaires, exemptes de tout relativisme social et culturel. Par la suite, de nombreux travaux vont permettre de préciser la théorie bergsonienne en développant la notion d’incongruité, refusant de lui attribuer une dimension strictement normative, qui reste éminemment réductrice. Les recherches qui vont participer à renouveler cette théorie relèvent pour la plupart de la psychologie cognitive (McGhee, 1977-1990 ; Bariaud, 1988-1983 ; Morin, 2013), de la linguistique et de la socio-linguistique 52 (Bateson, 1952 ; Greimas, 1966 ; Morin, 1966 ; Sacks, 1974 ; Jefferson, 1979-1984-2004 ; Jefferson, Sacks & Schegloff, 1987 ; Priego Valverde, 2003). Approche psychologique : l’incongruité du point de vue de la cognition Certains psychologues ont tenté d’appréhender la perception de l’incongruité risible via les mécanismes cognitifs qu’elle engendre. Françoise Bariaud évoque ces processus internes en termes de « conflit de cognitions » : « Autrement dit, par certains de ses éléments, la situation suscite chez le sujet des attentes qui sont fonction de son expérience antérieure de l’environnement et correspondent aux représentations qu’il a intégrées (…). Le rire (…) répond à ce conflit de cognitions ; un conflit entre ce qu’on attendait et ce qu’on rencontre effectivement, autrement dit entre les référents dont on dispose et le percept actuel qui ne leur correspond pas. Une “violation des expectatives” » (1983 : 24-25). D’un point de vue cognitif, l’incongruité risible résulterait donc de deux affects contradictoires, produits par un décalage entre ce qui était attendu et ce qui advient réellement. D’après le psychologue Paul McGhee (1977-1990) la capacité à détecter ou produire intentionnellement une incongruité risible apparait vers 4 ans. Avant cet âge, l’enfant perçoit difficilement l’incongruité sémantique et sémiotique, ou alors elle est chez lui source d’angoisse et non de rire. Ainsi, la perception et la création de traits d’esprit souligneraient et en même temps développeraient les capacités cognitives de l’enfant, de sorte que la complexité de l’humour s’accroitrait au fur et à mesure du développement. L’idée d’un conflit de cognitions en amène une autre : la connivence. En effet, pour rire il faut comprendre, c’est-à-dire, non seulement percevoir cognitivement l’incongruité produite, mais aussi être capable de l’apprécier et donc y adhérer affectivement (Bariaud, 1983). Ainsi, il doit exister entre les participants une certaine affiliation cognitive et affective. Les individus sont censés partager une même conception de l’incongruité et par là même, se référer à des normes ou des référentiels communs, qu’ils soient sociaux, culturels, linguistiques, etc. Si l’incongruité est une source privilégiée du rire, elle n’en est donc pas la condition suffisante. Elle nécessite aussi une connivence préalable entre les interactants et se perçoit irrémédiablement de manière intersubjective. De la même manière, on ne rit pas d’un comportement parce qu’il est mécanique, on le juge mécanique parce qu’il apparait contraire aux normes que l’on a intériorisées. Pour que l’incongruité et/ou la mécanicité d’un geste 53 fasse rire : « Il faut bien disposer mentalement du référentiel sur lequel porte la discordance » (Bariaud, 1983 : 20). Olivier Morin, dont l’approche relève de l’anthropologie cognitive, s’est lui aussi attaché à critiquer la théorie sociologique de l’incongruité/résolution. Il remarque que la résolution des incongruités peut définir plus largement toute notre activité cognitive (2013 : 7). Or, nous ne passons pas notre temps à rire, ce qui signifie bien que l’incongruité n’est pas toujours source de rire. L’existence de deux plans de référence distincts, voire antinomiques est peut-être une condition nécessaire au déploiement du rire mais à nouveau, pour Morin, elle ne saurait suffire. En se référant à l’aphorisme kantien au regard duquel, le rire résulterait de « l’anéantissement soudain d’une attente extrême » (1995-[1790] : 320), il avance l’idée que pour être risible, la résolution de l’incongruité doit être rapide et non interférée par des affects négatifs (Morin, 2013 : 8). Il s’agit donc de penser que l’incongruité doit surprendre suffisamment pour faire rire, mais elle ne doit toutefois pas être trop complexe pour pouvoir être résolue rapidement. Ainsi, les sciences cognitives font émerger le lien qui existe entre les mécanismes cognitifs et affectifs et la production/perception de l’incongruité potentiellement risible. Nous allons voir que les linguistes et les socio-linguistes vont eux aussi permettre d’approfondir la notion d’incongruité, en analysant pour leur part les mécanismes de l’humour verbal. 

Table des matières

REMERCIEMENTS
AVANT-PROPOS
TABLE DES FIGURES
TABLE DES ILLUSTRATIONS
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Le rire, un grand oublié de l’anthropologie.
Une anthropologie du rire : parcours de recherche et plan de thèse
CHAPITRE I. PENSER LE RIRE COMME UN FAIT SOCIAL TOTAL
Introduction
I. Le rire, parangon du clivage nature/culture : vers une convergence épistémologique .
A. En finir avec le propre de l’Homme
B. Aux origines du rire : apports et limites des approches naturalistes
C. Réinsérer le rire dans son contexte d’apparition
apports et limites des approches sociales et culturelles
II. (Re)considérer le rire comme un phénomène unitaire  l’expérience du corps riant
A. Ré-attribuer au rire sa corporalité : le rire, une technique du corps
B. Ré-attribuer au rire sa quotidienneté : le rire comme mode d’action
C. Quelles méthodes pour une anthropologie de l’ordinaire ?
Conclusion
CHAPITRE II. ANALYSE D’UNE ÉPIDÉMIE DE RIRE DANS LE CONTEXTE
ETHNOGRAPHIQUE DES VILLAGES DE LA KAGERA
Introduction
I. De l’organisation sociale et politique à l’organisation de l’expérience affective dans les villages de la Kagera
A. Les royaumes du Buhaya : quelques éléments d’histoire
B. Éthique et esthétique affectives, une dialectique « extérieur/intérieur »
C. Ce que rire veut dire : représentations émiques d’un comportement ambivalent
II. Analyse historico-anthropologique d’une « épidémie de rire »
A. La course à l’explication : perspectives scientifiques et théories émiques
B. Vers une approche anthropologique du « fou rire »
Conclusion
CHAPITRE III. APPRENDRE À RIRE SUR LA SCÈNE SOCIALE
Introduction
I. « Rires d’initiation » : apprendre à rire dans la vie quotidienne 0
A. De la non-intentionnalité du nkelemeke : un rire beau et bon par « nature » ?
B. Rires de maturité : inhiber le corps et avoir honte pour devenir grand
II. Des rires « en-cadrés » : rire à l’école
A. L’apprentissage de la performance et de la réussite :
un autre mode d’être pour l’enfant
B. La cour de récréation, le sport et le rire
III. « Apprendre à rire » et « apprendre par le rire » dans le cadre du rituel
A. L’utani quotidienne : apprendre en plaisantant.
B. Rires de fêtes : une prise de pouvoir symbolique pour l’enfant
C. L’apprentissage du rire par la « double contrainte »
Conclusion
CHAPITRE IV. ETHOS DU RIRE : DÉFINITION ET MAINTIEN DES RÔLES
SOCIAUX ET GENRÉS
Introduction
I. De la genèse de la différenciation genrée du rire : les relations de séduction et la dialectique de « l’ouverture/fermeture »
A. Contraintes et imaginaires sociaux : de « l’ouverture de la bouche » à « l’ouverture sexuelle » des femmes
B. La parade du rire : la ritualisation de la séduction1
II. De la ritualisation de la féminité et de la masculinité:
l’incorporation du genre par le rire
A. L’omugole ou le paroxysme de la vertu féminine.
B. Des esprits en friches, des corps incontinents et des rires impulsifs : la ritualisation de la féminité
C. Rire et performance : ritualisation et hiérarchisation des masculinités
D. Le rire affranchi du mzee ou de la fin de la différenciation genrée des manières d’être et de rire sur la scène sociale
III. Rire et réparation de l’ordre interactionnel : « faire bonne figure »
A. Rire pour ne pas pleurer : « garder la face »
B. Rire face à la colère : éviter les conflits
Conclusion
CHAPITRE V. LES COULISSES DU RIRE : RIRES RENÉGOCIÉS ET SOCIABILITÉS ALTERNATIVES
Introduction.
I. « Communautés de connivence » : des stratégies de confinement pour rire ensemble
A. La communauté des rieurs secrets : socialisation juvénile entre pairs.
B. La communauté des rieuses : le rire comme acte de résistance féminine
II. Les communautés liminaires : rire dans une « foule » éphémère
A. Rires de marché : entre contact et évitement
B. Le ngoma : rires, danses, chants et « communitas »
Conclusion
CHAPITRE VI. RIRE ET RUPTURES DE CADRE : DES RIEURS MARGINAUX
AUX ALLURES CLOWNESQUES
Introduction.40
I. De la transgression « pour rire » à l’infraction.
A. L’omucheguzi : un bouffon criminel
B. Femmes publiques : rire pour redéfinir les rapports hommes/femmes
II. De la non-intentionnalité comme fondement de l’art clownesque
A. Du rire maladif au rire affranchi : l’expérience ordinaire de la folie
B. « Le cirque de l’ivresse »
III. Rires d’anthropologue : du « rire de » au « rire avec », faire l’expérience maladroite de l’altérité
A. « Ce qui fait le plus rire, c’est sans nul doute l’ethnologue » ou de l’art de l’autodérision sur le terrain
B. Rire ou ne pas rire?
Conclusion
CONCLUSION GÉNÉRALE
« Dis-moi si tu ris, comment tu ris, pourquoi tu ris, de qui et de quoi tu ris et je te dirai qui tu es »
L’invariance phénoménologique du rire : de la communication paradoxale à l’instauration de
cadres-rire
BIBLIOGRAPHIE
GLOSSAIR
ANNEXE
RESUMÉ

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