RECHERCHE ET SPÉCIALISATION

RECHERCHE ET SPÉCIALISATION

Ma recherche porte sur le récit encadré et les mises en scène de l’oralité dans le récit et peut être définie sous trois angles différents : d’abord, en termes d’aires culturelles, elle consiste en une étude du romantisme européen, en particulier des littératures allemande, russe et française ; ensuite, sur le plan de la méthode, je tente de réinterroger un problème d’ordre narratologique, qui concerne l’existence et la pratique des fictions à récit-cadre, à la lumière des apports récents de l’histoire culturelle ; enfin, l’enjeu théorique de mon travail repose sur le souhait de définir le romantisme, non comme une essence intangible ou une sensibilité close, mais comme un phénomène culturel large, à l’intérieur duquel se pose avec acuité les questions de l’intersection entre art et société et de l’efficace de l’œuvre d’art et dont les ramifications intellectuelles s’étendent jusqu’à aujourd’hui. Mon travail de thèse est parti d’une interrogation sur la persistance, dans le prose allemande, russe et française de l’époque romantique, du modèle des fictions à récit-cadre nocturne qui figurent un conteur prenant la parole à la nuit tombée pour raconter des histoires. Ce modèle qui paraît mimer un récit direct s’inscrit dans la promotion romantique de la parole inspirée et charismatique, mais apparaît aussi en décalage avec les nouveaux modes de la communication littéraire qui s’inaugurent au début du XIXe siècle et reposent sur une logique marchande et sur la promotion de supports médiatiques indirects comme la presse.

Dès lors, ces fictions semblent confiner la littérature romantique à des formes apparemment archaïques : ce malaise est accentué dans la critique du XXe siècle, où plusieurs écoles théoriques jettent le discrédit sur la fétichisation de la voix représentée dans le texte et les figurations de l’auteur en présence. Pour le lecteur contemporain, la fiction à récit-cadre à l’époque romantique apparaît donc comme un corpus problématique, vraisemblablement « anti-moderne » et potentiellement illisible. Pour autant, est-ce que ces textes ont le même sens pour un lecteur du début du XIXe siècle que pour un contemporain habitué à penser que la littérature gagne à être intransitive, et est-il possible d’envisager autrement ces textes, en s’interrogeant notamment sur leur fonction en contexte ? Dans mon travail de thèse, j’ai voulu adopter une grille de lecture plus pragmatique, qui replaçait ce dispositif dans l’histoire culturelle des formes en prose et le contexte du développement de la presse et des formes de littérature dite « industrielle ». Cela me permettait de mettre en perspective la fiction encadrée par rapport à deux problèmes essentiels – celui du passage de la structure fragmentée et heurtée du cycle de nouvelles au roman comme forme longue et totalisante, et celui du statut de l’auteur à l’époque romantique, pris entre l’aspiration à devenir un mage et la réalité d’un champ littéraire où la pression marchande s’accentue considérablement et contraint les auteurs à adopter des stratégies moins idéalistes et plus commerciales.

D’après moi, il s’agissait moins pour les auteurs de projeter leur œuvre sur un modèle oral que de réconcilier la figure du mage romantique et celle du professionnel de la plume et potentiellement de la presse en produisant une figuration auctoriale intermédiaire : le conteur des récits encadrés correspond ainsi à la volonté de construire un ethos, qui a vocation, non pas à représenter fidèlement l’auteur ni les circonstances de la création, mais à créer pragmatiquement les conditions d’un dialogue avec les lecteurs. Cette lecture du dispositif en termes rhétoriques et non mimétiques m’a conduit à me pencher sur les questions d’effet et d’efficace du texte littéraire. Je poursuis aujourd’hui mon étude des récits encadrés à travers deux interrogations qui découlent de mon travail de thèse. La première interrogation concerne un corpus particulier de fictions encadrées, celles consacrées à la musique. En effet, la « nouvelle artistique » romantique commence souvent par un cadre oral : par exemple, un personnage raconte comment il a été le témoin de la création d’une œuvre profondément atypique, ou bien comment il a pénétré l’intimité d’un artiste génial radicalement séparé du commun des mortels et promis à un sort souvent tragique. Pour un contemporain, il est tentant de lire ce type de nouvelles encadrées comme l’aveu d’une absence d’efficace de l’œuvre d’art sublime. Elles illustreraient la polarisation ambiguë du domaine esthétique, défini comme une sphère radicalement autonome et sublime, mais aussi dangereusement fermée sur elle-même : la Künstlernovelle romantique, avec ses artistes maudits et ses philistins imperméables à la puissance du génie créateur, semblerait dire que l’art n’est au mieux qu’une réussite esthétique et que même l’œuvre la plus sublime n’a aucun effet dans le monde.

Mon travail consiste aujourd’hui à essayer de redonner du sens à la structure encadrée à la lumière des premières théories de « l’art pour l’art » au XIXe siècle (Benjamin Constant, A. W. Schlegel) et du contexte de publication de ces œuvres, dont beaucoup paraissent dans la presse : cette double recontextualisation ne permet-t-elle pas d’aborder ces textes sous un autre angle, en faisant du contour narratif de l’œuvre le lieu d’un discours indispensable sans lequel la musique, art associé à l’indicible, cesserait d’exister et d’être jouée ? Or, cette lecture de la fiction encadrée et l’interrogation sur ses effets engagent toute l’interprétation du romantisme : faut-il y lire une fétichisation du poète forcément maudit, de l’artiste toujours en haillons, ou peut-on y voir le moment de la formation d’un langage critique spécifique sur l’art, qui cherche à rendre patente l’efficacité de l’œuvre sublime dans le monde ? La fiction encadrée semble faire fonctionner ensemble la dimension sociable et l’aspect intransitif de l’œuvre : elle permet ainsi de repenser notre rapport théorique au romantisme et à son legs dans la culture critique et la littérature actuelle. En effet, la critique du XXe siècle a tantôt vilipendé les romantiques en raison de leur aspiration à changer la vie, tantôt loué le courant pour son modèle supposé de l’œuvre fermée sur elle-même comme un hérisson : la fiction encadrée nous incite à faire la lecture des lectures du romantisme au XXe et XXIe siècles, ce qui constitue le second versant de ma recherche actuelle.

 

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