Société et violence dans l’univers théâtral d’Edward Bond

 Société et violence dans l’univers théâtral d’Edward Bond

La répression politico-judiciaire des citoyens

Sous le prétexte d’assurer la sécurité publique, les régimes tyranniques soumettent leurs peuples respectifs à une répression politico-judiciaire draconienne. Ces pouvoirs, ainsi que le souligne Bond dans son œuvre dramatique, imposent à leurs administrés des contraintes physiques insupportables tout en les maintenant sous un joug spirituel par la culpabilisation et par l’assimilation d’idéologies pernicieuses qui les enferment tous dans un cycle sans fin de désordre, de répression et d’insécurité. Dans ce jeu sociopolitique infernal, les couches sociales vulnérables se voient entraînées dans des rapports de force qui les obligent à payer régulièrement ce que Parkinson appelle, à juste titre, « un impôt de sang » 1 . Cette tragédie sanglante, résultant principalement des déséquilibres politico-économiques, est soigneusement entretenue par les idéologues des régimes tyranniques. En effet, en vue de justifier la mise en œuvre de politiques répressives, les dictatures développent des stratégies de diabolisation des hommes qu’elles gouvernent : elles les présentent en effet comme des démons subversifs qui, en l’absence d’un pouvoir central fort, sont condamnés à végéter dans une anarchie totale. Le caractère maléfique et pervers des administrés les inciterait, pour reprendre les termes du prince Arthur dans Early Morning (1968) donc à être particulièrement : « sadistic, violent, vicious, cruel, anarchic, dangerous, murderous, treacherous, cunning, crude, disloyal, dirty, destructive, sadistic ». (E.M., 189) Au regard des doctrinaires de l’absolutisme, l’individu constitue donc à la fois un danger pour sa propre personne et une menace pour l’ensemble de la communauté. D’où l’impérieuse nécessité, selon ces penseurs, de placer la société tout entière sous la direction d’une autorité suprême dont la mission principale consiste à réprimer, en même temps, le vandalisme individuel et collectif. C’est dans cette optique que Thomas Hobbes1 , fervent théoricien de l’absolutisme, prône le despotisme d’Etat, car écrit-il: « (…) tant que les hommes vivent sans une puissance commune qui les maintienne tous en crainte, ils sont dans cette condition que l’on appelle guerre, et qui est la guerre de chacun contre chacun. » 2 En s’évertuant à ancrer dans la conscience collective le mythe d’une humanité naturellement disposée à s’autodétruire, les idéologues des dictatures s’efforcent ainsi de justifier le monopole de violence qu’ils confèrent aux « Léviathans » chargés de policer les relations sociales, de faire régner l’ordre et de veiller à la sécurité des biens et des personnes dans la cité: ”If men are necessarily violent, explique Bond, they will always endanger one another, so there must be a strong authority that will use violence to control violence. This authority is the ruling class”.En vue d’assurer une sécurité sans faille, fondée sur une organisation rationnelle et impeccable de la Cité, les dictatures s’attèlent, dans le prolongement de leur logique, à appliquer des lois implacables ainsi que des châtiments terrifiants visant à corriger systématiquement les comportements «anarchiques » des administrés. Ainsi par le truchement d’une politique subtile de maintien de la loi et de l’ordre, les administrations tyranniques peuvent, sans s’inquiéter, utiliser pleinement leurs arsenaux répressifs tout en masquant la véritable nature des agressions qu’elles commettent régulièrement contre les populations civiles. Aussi justifient-elles l’asservissement de leurs administrés qui, à travers un réseau de lois arbitraires et injustes, se voient du coup dépouillés de leurs droits fondamentaux, dépossédés de leur dignité et maintenus dans une situation de fragilité extrême. En d’autres termes, ces lois entravent considérablement les libertés de pensée, d’expression et d’action des sujets tout en élargissant de manière significative les pouvoirs de répression des classes dirigeantes. Le non-respect, comme d’ailleurs le respect, de ces lois despotiques incompréhensibles aboutit inévitablement à l’oppression des gouvernés. Cette situation tragique révolte Lear, le souverain déchu et nouveau porte-parole des opprimés, il s’en prend vivement au Councillor venu lui annoncer officiellement les dernières dispositions officielles interdisant les manifestations politiques hostiles au régime en place : ”You commit crimes and call them the law! (…) Think of the crimes you commit every day in your office, day after day till it’s just routine, think of the waste and misery of that !” (L, 92) Il convient de préciser que le sens que Lear confère à la notion de crime est très large. Dans sa conception, en effet, la suppression des libertés d’un individu revient à commettre un meurtre. Ainsi, en privant toute une communauté humaine de ses droits à la liberté et à une vie décente, une administration commet autant de meurtres qu’il y a de membres au sein de cette collectivité

L’oppression économique des couches sociales vulnérables

Si, sur les plans politico-juridique et intellectuel, l’écrasante majorité de la collectivité est en permanence harcelée par des traitements cruels et injustes, elle l’est davantage dans le domaine économique. La lourde mainmise des puissances publiques dans ce secteur ainsi que l’action désastreuse des entreprises locales et des compagnies multinationales condamnent, en effet, une importante partie de la population mondiale à vivre dans des conditions de vie quasiment insoutenables. Dans Narrow Road to the Deep North (1968), la vie économique est organisée de manière à écarter complètement les couches sociales défavorisées représentées par le paysannat. L’ampleur du dénuement des paysans, dont les terres ont été confisquées de force par l’administration royale, les oblige à sacrifier une partie de leur famille, notamment les nouveau-nés, les bouches supplémentaires à nourrir. L’abandon des enfants est une pratique si courante dans la Cité que de nombreux cadavres jonchent tout le long de la rivière. Les parents du jeune Shogo, victimes du marasme économique découlant de la politique draconienne en vigueur dans le royaume, se trouvent dans l’incapacité de subvenir aux besoins vitaux de leur famille et sont, par conséquent, contraints de se séparer dans la douleur de leur enfant. Ils espèrent qu’en l’abandonnant, le reste de leur progéniture survivra. Interrogés sur les véritables raisons de leur acte, les parents du petit garçon répondent sans ambages : “We’re poor and there’s no food. We have five other children and if we let this one go perhaps the others will live. Better lose one than all of them. People do it every day.” (N.R, 173) Les parents du jeune Shogo bercent leur douleur en nourrissant l’infime espoir qu’un nanti le retrouve et le sauve des serres d’une mort certaine. Mais Basho, le premier à arriver sur les lieux, ignore le désarroi des fermiers et le sort de l’enfant. En survivant tout à fait par hasard dans cet environnement hostile, Shogo est profondément traumatisé par son sort et éprouve une aversion franche pour le genre humain ; parvenu au trône par une maîtrise des lois de la jungle, il se fait, à 165 son tour le bourreau impitoyable des écoliers, des paysans, des prêtres, des soldats, en somme, de toute la communauté sociale. Bond évoque, à travers le destin sanglant de Shogo, la question fondamentale de la genèse de la haine destructrice. Il récuse ainsi la thèse de l’innéité de la violence humaine en mettant en lumière les rôles déterminants du contexte socioéconomique et de l’environnement psycho-affectif dans le développement de la personnalité. La sombre enfance de Shogo, comme nous l’avons déjà souligné, s’est déroulée dans un climat de cruauté extrême et porte les marques indélébiles de la persécution et de la misère. Ces facteurs sont déterminants dans la formation de son moi. Sa personnalité, à l’image de celle de Fourth Prisoner, est entièrement façonnée par les influences néfastes de son environnement social et les multiples crimes qu’il commet sous son règne ne sont, par conséquent, qu’une mise en scène tragique des souffrances qu’il a endurées durant son enfance. Shogo rend à sa cité ce qu’il a appris d’elle. Ses jugements de valeurs, son insensibilité et sa conduite antihumaniste ne sont, en effet, que le reflet d’une éducation basée sur des mythes, des rituels et des mœurs fondateurs d’une morale tournée vers le mépris de la personne humaine, la haine de la vie et la négation des libertés humaines. Inspiré par les mythes fondateurs de sa cité, il perçoit la vie comme une malédiction, une punition ou une maladie et massacre allègrement les siens pour leur propre bien. Shogo est l’incarnation d’une réussite sociale dont la morale se fonde sur l’anéantissement de l’homme dans son corps et son esprit. Scharine indique à ce titre que: The most extreme case of social morality is Shogo, who himself rules by force rather than morality. Society, in the form of his parents and Basho, told him categorically that he had no right to live by abandoning him as a baby. His death was required, on the one hand, for the economic welfare of society and, on the other, by the will of heaven. Shogo accepts this verdict and feels guilt for having survived. Therefore, he builds a city in which any 166 or all lives may be sacrificed for the good of society, the perfect embodiment of the principles under which he was condemned.1 L’éducation de base que Shogo a reçue l’a transformé, à l’âge adulte, en bourreau insensible, pragmatique et opportuniste, en porteur d’une vision totalitaire reposant sur le culte du chef et de la force brute. Il a été embrigadé et formaté dès sa tendre enfance par un système infiniment plus puissant qui le place à tout moment face à une cruelle alternative : tuer ou être tué. Shogo apparaît, en fin de compte enfermé, malgré lui, dans un double statut de victime et de bourreau. Le destin apocalyptique de la Cité de Shogo met en relief les liens étroits existant, d’une part, entre la violence et la misère et d’autre part entre les influences socioculturelles et le développement généralisé de l’insécurité. Tous ces différents facteurs s’entretiennent et se renforcent mutuellement et aboutissent, dans leur interaction à la création d’un monde au sein duquel les populations, dépouillées de leur essence humaine, sont dans une situation de guerre perpétuelle. Partant de l’idée que c’est l’interaction avec l’environnement social qui façonne la nature profonde de l’individu, Bond attire l’attention de ses spectateurs et de ses lecteurs sur la lourde responsabilité de l’humanité dans le façonnement de caractères individuels et sur l’importance du rôle de celle-ci dans l’essor incontrôlé de la violence sociale : “No one could commit a real murder if they had not been murdered, if their psyche had not dwelt on murder.” 2 À travers les personnages de Shogo et de Fourth Prisoner, Bond pose, de manière explicite, la problématique de la tyrannie intergénérationnelle, de la pression que les générations plus âgées ou précédentes exercent sur celles plus jeunes par le biais des structures familiales, scolaires et économiques pour les forcer à ne pas quitter les chemins déjà tracés

Table des matières

Introduction
PREMIERE PARTIE: PILIERS CULTURELS DE LA BARBARIE
Chapitre I : Dérives scientifiques et technologiques
Chapitre II : La violence institutionnelle
DEUXIÈME PARTIE: LE SACRIFICE COLLECTIF
Chapitre I : La crucifixion des innocents
Chapitre II : Les tourments des artisans de la violence
TROISIÈME PARTIE : REFORME DES PARADIGMES SOCIO-POLITIQUES ET ETHIQUES
Chapitre I : L’humanisme selon Bond
Chapitre II : Nécessité de changement d’orientation sociopolitique et économique

projet fin d'etudeTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *