Un mur invisible Pluralité des réapprentissages et biais d’interprétation

Un mur invisible Pluralité des réapprentissages et biais d’interprétation

L’incertain « effet tête de série » : quelle obsolescence des capacités de l’ingénierie nucléaire ? 

Le nucléaire, une industrie « à coûts croissants » : les effets paradoxaux de l’expérience Les difficultés rencontrées par EDF dans la réalisation de l’EPR de Flamanville 3 ne seraient-elles pas, en dernier ressort, explicables par le statut de « tête de série » de l’ouvrage ? C’est en tous cas la thèse la plus fréquemment défendue par l’entreprise elle-même, et plusieurs éléments plaident pour ne pas y voir qu’un artifice rhétorique. Le premier de ces éléments réside dans l’historique des « performances » économiques de la construction et de l’exploitation du parc français. Même si les études scientifiques sur le sujet sont à ce jour peu nombreuses85, celles-ci montrent un phénomène surprenant de croissance des coûts et des délais de construction dans le temps .On peut considérer cette dérive de façon globale, en remarquant simplement qu’« un facteur 4,4 sépare le coût de construction des quatre premiers de celui des quatre derniers réacteurs français. Pire, le dernier réacteur construit (Civaux 2) coûte 7,5 fois plus que le moins cher jamais construit (Bugey 4). Du coup, la technologie nucléaire apparaît comme intrinsèquement incapable de maîtriser ses coûts et imperméable aux gains d’apprentissage » (Lévêque, 2013a, p. 34). Lévêque se demande ainsi, exactement comme Grubler, pourquoi « le coût de construction des centrales nucléaires n’a pas diminué dans le pays qui réunissait pourtant les conditions les plus propices à un tel phénomène » (p. 35), faisant référence au contexte institutionnel spécifique de la France (centralisation à travers un opérateur unique, confusion du « principal » et de l’« agent », stratégie technologique de réplication maximale par palier technologique…), mis en place sous l’impulsion de l’État et, comme nous l’avons vu, de la direction de Marcel Boîteux à la tête d’EDF (voir chapitre III). Mais ce tableau global masque une réalité plus contrastée. Lévêque a en effet montré que la France enregistrait bien (contrairement aux Etats-Unis), au sein de chaque palier technologique, des gains de performance substantiels en construction, imputables à la standardisation technique, aux effets d’échelle et à l’accumulation d’expérience par les opérateurs industriels. Ce contexte français a donc permis de « puissants effets d’apprentissage » (ibid), ce qui fait dire à Grubler que le programme nucléaire français est, indéniablement, un spectaculaire succès industriel. Mais comment alors expliquer, malgré ces effets d’apprentissage, cette « malédiction des coûts croissants » ? La réponse apportée par Lévêque comme par Grubler est celle du changement technologique : « la standardisation et les effets d’apprentissage qu’elle permet ont buté sur les changements de modèles de réacteurs » (Lévêque, 2013b, p. 36). En effet, on constate à chaque « saut de capacité », c’est-à-dire lors du passage des REP à 900 MW aux REP à 1300 MW, puis de 1300 à 1450 lors du passage au palier N4, de fortes hausses de coûts et de délais de construction, que l’on n’a pas réussi, compte tenu des données disponibles, à expliquer autrement que par « des modifications technologiques substantielles et coûteuses » (ibid.)

Quel poids du saut générationnel pour l’EPR ?

On le voit, le régime d’évolution technico-économique de l’industrie nucléaire est pour le moins original, en ce qu’il conjugue des phénomènes contradictoires d’apprentissage par la standardisation et par accumulation d’expérience, et l’annulation partielle de ces effets d’apprentissage par une dynamique de changement technologique, de complexification et d’inflation réglementaire. Or la manipulation de données économiques agrégeant des facteurs multiples ne permet pas véritablement de démêler l’entrelacs de ces forces contradictoires. Ainsi, pour François Lévêque, faire émerger clairement quels sont les facteurs explicatifs principaux d’un renchérissement ou d’un allongement global des délais relève de la gageure : « comment expliquer cette anomalie [la croissance structurelle des coûts, NDA] ? De très nombreux facteurs peuvent avoir joué, tel le renchérissement du prix des matériaux et des équipements ou l’absence d’économies d’échelle. Les observations chiffrées […] sont la résultante de  On retrouve ici explicitement, appliqué à l’industrie de construction des réacteurs nucléaires, le « piège » théorique de l’articulation entre learning-by-doing et innovation/obsolescence dans les modèles d’apprentissage et d’oubli organisationnel, que nous avions souligné dans notre revue de littérature. La fixation sur des indicateurs agrégés ne permet pas de pondérer « à l’œil », et de manière fiable le poids respectif des facteurs à l’origine d’une baisse de productivité. Appliqué au cas de l’EPR, nous voyons que ce piège se referme à nouveau. Il n’y a, en effet, aucune raison valable à ce que l’EPR échappe tant à la « malédiction des coûts croissants » qu’à la fatalité du surcoût des « têtes de série ». Certains acteurs du CNEN rencontrés lors des entretiens ont, par ailleurs, insisté sur le fait que l’EPR représentait pour eux un saut technologique substantiel, et nécessitait des efforts conséquents d’adaptation et d’apprentissage pour traiter ses « effets de nouveauté ». Certains entretiens menés avec des ingénieurs expérimentés ayant connu les paliers antérieurs cadraient d’ailleurs exactement avec les analyses de Grubler et Lévêque sur la dynamique d’évolution des réacteurs d’une génération sur l’autre, et au sein d’une même génération. L’un d’entre eux explique ainsi : Cette citation rappelle que le palier N4 avait donné lieu aux difficultés inhérentes à une « tête de série » (« on a galéré sur Chooz-B-1 »)86. Mais aussi que les tranches suivantes à cette « tête de série » avaient requis un investissement beaucoup moins lourd dans la conception (« c’était du bonheur : on avait tout ! »). On retrouve donc ici simultanément le besoin d’apprentissage généré par le premier réacteur de la lignée, ainsi que la possibilité de pouvoir capitaliser sur cet apprentissage grâce à la standardisation. Sur Flamanville, la problématique est différente : « il n’y a rien », c’est-à-dire qu’il ne s’agit plus de répliquer une tranche déjà conçue. Plusieurs difficultés apparaissent alors, toujours selon le même acteur : d’une part, les fournisseurs changent, ce qui est d’une importance critique quand on connaît le rôle du CNEN, architecte-ensemblier, intégrateur du « Grand Meccano » (Sapy, 2012) de compétences nécessaires pour concevoir et construire un réacteur. D’autre part, le fait de ne pas avoir de données d’entrée exhaustives dans la conception de détail incite les ingénieurs à vouloir sans cesse apporter des améliorations, à raffiner le design indéfiniment : 86 Des ingénieurs du CNEN ayant vécu la période du N4 nous ont rapporté que la principale source de difficultés (et donc de retards) sur ce palier avait été le déploiement du système de contrôle-commande, qui était alors le premier en France à être intégralement informatisé et automatisé. L’un d’eux nous a ainsi expliqué qu’un problème était survenu avec les automates, fournis initialement par Cegelec, qui ne respectaient pas le cahier des charges. « Dans les temps historiques, la culture du CNEN, qui a toujours fait des têtes de série, c’était qu’on faisait des têtes de série, mais derrière on faisait 3, 4, 6, 10 tranches pareilles. Donc moi, j’ai vécu Chooz B1, première tranche du palier N4, et avec tout ce qu’on a galéré sur Chooz B1, Chooz B2 c’était du bonheur : on avait tout ! Flamanville on l’a pas, il n’y a rien ». 

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