UNE ENQUÊTE SUR LES TRAJECTOIRES DES PERSONNES HANDICAPÉES

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INTRODUCTION

L’objet de cette thèse porte sur le handicap au Cameroun. Selon le recensement général de la population et de l’habitat (RGPH), la population des personnes handicapées s’élève à 1,5%, soit 262 119 personnes handicapées sur une population totale de 17 463 836 d’habitants (BUCREP, 2010). Ces statistiques ont augmenté au fil du temps, si l’on tient compte de l’enquête par grappes à indicateurs multiples (EDS-Mics) réalisée ? de janvier à août 2011 qui estime la population handicapée du Cameroun à 5,4% de la population totale (INS, 2011). Cette augmentation de la prévalence du handicap peut s’expliquer, d’une part, par la transition épidémiologique marquée par le progrès de la médecine qui a entraîné la diminution des maladies infectieuses au profit des maladies chroniques aux conséquences invalidantes et, d’autre part, par les accidents sur la voie publique dus au mauvais état des routes et des véhicules, à l’excès de vitesse et à l’état d’ivresse des conducteurs de véhicules (Essono, 2013). L’objet de cette thèse porte, spécifiquement, sur le handicap moteur dont l’émergence consécutive à l’augmentation du nombre de cas interpelle, aujourd’hui la société. Elle s’intéresse aux conséquences du handicap sur la vie des personnes
La survenue du handicap dans la trajectoire de vie d’une personne est un évènement imprévisible et non envisageable, bien que l’accident et la maladie soient des éventualités plausibles. À la suite d’un accident ou d’une maladie, il arrive que certaines personnes s’en sortent avec des séquelles invalidantes qui conduisent à des situations qui vont de l’ordre d’une paralysie à une amputation des membres inférieurs. Pour la majorité des cas de paralysie des membres inférieurs, la déficience motrice est irréversible. Dès lors que l’institution existe, le passage par celle-ci devient inévitable dans la perspective d’une éventuelle adaptation à la modification corporelle ; d’abord, à l’hôpital, pour un traitement médico-chirurgical, ensuite, au Centre de rééducation en vue d’une réparation et d’une rééducation du ou des membres. La sortie du Centre se fait toujours dans un fauteuil roulant. Chacune de ces institutions de prise en charge du handicap a un objet qui fait sa spécificité. Si l’objet de l’institution hospitalière dans la prise en charge de la personne en incapacité motrice est la maladie ou le traumatisme à l’origine de la déficience motrice, l’institution de rééducation, quant à elle, a pour objet la réparation du corps et la réadaptation de la personne. Or, il se trouve qu’aucune des deux ne prend en compte les conséquences sociales du handicap. La spécialisation médicale de l’une et de l’autre empêche une prise en compte de la Amor Ndjabo, Monique. L’expérience de l’incapacité motrice à Yaoundé – Cameroun : une analyse des perturbations biographiques – 2018
globalité du problème de l’incapacité motrice. Pourtant, l’incapacité motrice entraîne tout un ensemble de modifications physiologiques et fonctionnelles qui, au-delà de la personne même, posent des questions sociales. L’incontinence urinaire et fécale par exemple, ainsi que l’incapacité sexuelle, jouent un rôle déterminant dans la conception de soi et dans l’interaction avec autrui, induisant une réorientation et une requalification des relations avec la société. Cette modification, qui influe sur la trajectoire personnelle de la personne, va, à la longue, influencer la trajectoire familiale, scolaire, professionnelle et même religieuse. Ainsi, l’incapacité motrice entraîne une rupture, une interruption soudaine, une immédiateté du changement, qui n’est pas simplement une rupture du corps, mais toute une rupture sociale avec la vie passée sur le plan personnel, familial et socioprofessionnel. Cette thèse a pour objet d’examiner les conséquences d’une telle rupture.
Les approches ordinaires du handicap reposent sur deux modèles : le modèle individuel et le modèle social. Le modèle individuel définit le handicap comme une déficience physique ou mentale que connaît une personne, et dont les conséquences sont une altération fonctionnelle et des désavantages sociaux. Cette définition ne reconnaît, comme cause du handicap, que la déficience, en renvoyant de ce point de vue, le handicap à une « tragédie personnelle » (Ville, 2014, p. 95). Le problème, pour ce modèle, se trouve au niveau de la personne (Ravaud, 1999), et se résume à la déficience qui devient, ici, un attribut de la personne, reconnaissable par autrui à l’incapacité et aux désavantages sociaux. À ce problème personnel correspond un traitement individuel, basé sur la médicalisation avec une prédominance professionnelle, destinée à procurer une éventuelle guérison ou une réadaptation dans un environnement normatif auquel l’individu doit se conformer. Le modèle individuel repose sur deux variantes : une variante biomédicale qui considère la paralysie et une variante fonctionnelle qui met en avant l’incapacité motrice empêchant la personne de marcher. Ce modèle se base sur la relation de cause à effet, et a le défaut d’occulter les dimensions sociales dans la production du handicap.
Quant au modèle social du handicap, il trouve son origine dans les critiques que les mouvements des personnes handicapées adressent au modèle individuel et à son caractère strictement médical. Ces mouvements ont mis en avant le fait que le handicap procède des réactions de la société aux incapacités et aux déficiences, que ce soit dans le domaine de l’environnement matériel ou social ou dans le domaine de la reconnaissance des droits des personnes. Selon Ravaud (1999), le modèle social présente deux variantes : une approche environnementale et une approche en termes de droits de l’homme. L’approche Amor Ndjabo, Monique. L’expérience de l’incapacité motrice à Yaoundé – Cameroun : une analyse des perturbations biographiques – 2018 environnementale définit le handicap comme conséquence de l’absence d’aménagement des environnements ordinaires. Le traitement, ici, serait la mise en accessibilité d’un environnement adapté, avec possibilité, pour les personnes handicapées, d’avoir un contrôle sur les services et les soutiens. Vue sous cet angle, la résolution du problème consisterait à apporter des changements dans l’environnement de la personne en supprimant les barrières physiques et sociales à son épanouissement, notamment, en favorisant l’accès pour les personnes présentant une incapacité aux biens, structures et infrastructures de la société et leur utilisation effective pour une participation optimale aux activités de la vie sociale. L’approche par les droits de l’homme définit le handicap comme la résultante d’un problème d’organisation sociale et de rapport entre la société et l’individu ; elle met en avant les discriminations et les ségrégations dont sont victimes les personnes handicapées. La réorganisation politique, économique et sociale est la voie proposée pour réduire les inégalités et les discriminations. Elle passe par la reconnaissance effective des droits et la citoyenneté. L’origine du handicap est ainsi externe à l’individu et devient un construit créé et produit par la société. Le handicap relève donc, d’une question de droits et d’intégration de l’individu dans la société. Dans ce modèle, le handicap n’est pas un attribut de la personne, mais un ensemble de situations produites par l’environnement social et la non-reconnaissance des droits des personnes.
Au Cameroun, la diversité et l’ampleur des effets de la survenue du handicap dans la trajectoire de vie ne font pas l’objet d’une préoccupation des pouvoirs publics, l’accent n’étant mis que sur la prise en charge du handicap selon le modèle médical. L’attention est portée sur la déficience, à l’exclusion des conséquences sociales du handicap. En se limitant aux incapacités, l’approche individuelle de prise en charge de la personne présentant une incapacité motrice laisse ainsi, de côté, la situation sociale générée par la survenue de ces incapacités.
En examinant le handicap sous l’angle de ses implications sociales, nous voulons dépasser l’approche individuelle qui rapporte les causes du handicap à la personne et inscrire cette recherche dans le cadre du modèle social du handicap.
L’expérience du handicap, objet de notre travail, concerne des personnes déjà sorties du Centre de rééducation et ayant regagné leur milieu ordinaire de vie. L’incapacité motrice, suite aux maladies chroniques et aux traumatismes, s’inscrit alors dans la durée et impose aux personnes de faire face, quotidiennement, à des problèmes auxquels elles apportent des solutions en fonction des ressources dont elles disposent.

Table des matières

SOMMAIRE
DÉDICACE
REMERCIEMENTS
LISTE DES ABRÉVIATIONS, ACRONYMES ET DE SIGLES
LISTE DES FIGURES ET IMAGES
LISTE DES TABLEAUX
LISTE DES CARTES
LISTE DES ANNEXES
INTRODUCTION
CHAPITRE I : LE CONTEXTE DU HANDICAP AU CAMEROUN
I. LE HANDICAP AU CAMEROUN
A. La situation du handicap au Cameroun
1. Les données statistiques
2. Les caractéristiques du handicap
II. LE CADRE JURIDIQUE DU HANDICAP AU CAMEROUN
A. Les lois et décrets qui encadrent le handicap au Cameroun
1. La loi n° 83-13 du 21 juillet 1983 relative à la protection des personnes handicapées24
2. La loi n° 2010/002 du 13 avril 2010 portant protection et promotion des personnes
handicapées
B. Les domaines du handicap au Cameroun
1. La Santé
2. L’éducation
3. La formation et l’insertion professionnelles
4. L’emploi
5. L’accessibilité, le transport, l’habitat
6. L’accompagnement psychosocial
7. La vie politique
III. LE CADRE INSTITUTIONNEL DU HANDICAP AU CAMEROUN
A. Le Ministère des Affaires Sociales
B. Le Centre National de Réhabilitation des Personnes Handicapées : lieu d’origine
CHAPITRE II : UNE APPROCHE PAR LES TRAJECTOIRES
I. LA DÉMARCHE BIOGRAPHIQUE
II. CLARIFICATION DES CONCEPTS CLÉS DE L’APPROCHE
A. Le concept de trajectoire
B. La séquence de passage
C. Le concept de bifurcation
D. Le concept d’expérience
E. Le concept de socialisation
1. L’approche sociologique de la socialisation
2. La socialisation primaire
3. La socialisation secondaire
4. La socialisation : une construction de l’identité
CHAPITRE III : UNE ENQUÊTE SUR LES TRAJECTOIRES DES PERSONNES
HANDICAPÉES
I. LA POPULATION D’ÉTUDE
A. L’identité de la population d’étude
B. Le recrutement de la population d’étude par les tiers
II. L’ENQUÊTE DE TERRAIN
A. Les entretiens comme base de récit de vie
B. L’enquête exploratoire
C. L’enquête proprement dite
1. La prise de contact
2. Le déroulement de l’enquête
a. La première phase de terrain
b. La deuxième phase de terrain
c. La phase d’entretien téléphonique
3. Le bilan des entretiens
4. Les difficultés dans le recueil de données
a. La réticence de 3 personnes à l’entretien
b. Le refus
5. La transcription des entretiens
6. Le bilan sur la population interrogée
a. La variabilité des situations familiales
b. La diversité des parcours scolaires
c. La diversité des parcours professionnels
7. Les enquêtes complémentaires
a. L’entretien avec les proches des personnes handicapées
b. L’entretien avec le personnel du Centre National de Réhabilitation
Personnes Handicapées
c. Les autres entretiens
III. L’ANALYSE DES DONNÉES DE TERRAIN
CHAPITRE IV : LA SURVENUE DU HANDICAP : UN ÉVÉNEMENT
DÉSTABILISANT
I. L’ORIGINE DU HANDICAP
A. La logique ambivalente de la mise en accusation dans la survenue du handicap
B. Le handicap de substitution
C. L’opportunité du sujet et du moment
II. L’ANNONCE DU HANDICAP
A. Les circonstances de l’annonce du handicap
B. Les conséquences de l’annonce du handicap
1. La rupture de la projection
2. Les idées et les envies suicidaires
3. La tentative de suicide
4. L’ostracisme
III. L’ADAPTATION AU CENTRE
A. L’entrée au Centre des Handicapées : rupture de la socialisation antérieure
B. La vie au Centre : désillusion et reconstruction identitaire
C. La sortie du Centre : rupture d’identité
CHAPITRE V : LES EFFETS DE LA SURVENUE DU HANDICAP ET
IMPLICATIONS DANS LA VIE PERSONNELLE ET FAMILIALE
I. LES TRANSFORMATIONS DÉGRADANTES DU CORPS
A. L’image dégradée de son propre corps
B. La mobilité réduite
C. L’incontinence urinaire et fécale : saleté-désordre
II. LA VIE AFFECTIVE DANS LA TRAJECTOIRE DE LA PERSONNE
HANDICAPÉE
A. Une rupture de relation affective
B. Une difficulté à vivre et à partager
III. LE COUPLE À L’ÉPREUVE DU HANDICAP..
A. Un lien conjugal mis à l’épreuve
1. Les relations affectives dans le couple
2. La substitution de rôles
3. La défaillance sexuelle et ses conséquences
a. Relâchement des liens conjugaux
b. La rupture des liens conjugaux
IV. HANDICAP ET RECOMPOSITION DU PAYSAGE FAMILIAL
A. Une vie de famille perturbée
1. L’éclatement spatial et le déséquilibre dans la famille
2. L’autorité parentale mise en mal
3. Une perte de reconnaissance familiale
4. Une altération de la santé des membres de la famille
B. Une rupture de liens familiaux
CHAPITRE VI : LES RUPTURES ET BIFURCATIONS DANS LES TRAJECTOIRES
SCOLAIRES ET PROFESSIONNELLES
I. LA TRAJECTOIRE SCOLAIRE DE LA PERSONNE HANDICAPÉE
A. La rupture de la scolarité
1. Rupture scolaire et faiblesse institutionnelle
2. Rupture scolaire et représentations du handicap par les parents
3. Rupture scolaire et altération de l’état de santé
B. Handicap et cursus scolaire
C. La bifurcation scolaire
II. LA TRAJECTOIRE PROFESSIONNELLE DE LA PERSONNE HANDICAPÉE
A. La rupture de l’activité professionnelle
1. Une rupture d’activité dans le secteur public
2. Une rupture d’activité dans le secteur privé
3. Une rupture d’activité dans le secteur informel
B. La poursuite de l’activité professionnelle
1. La perte du poste de responsabilité
2. Handicap et maintien de la fonction professionnelle
C. Handicap et reconversion professionnelle
D. Handicap et employabilité
CHAPITRE VII : L’ADAPTATION IDENTITAIRE ET LA CONVERSION
RELIGIEUSE
I. HANDICAP ET ADAPTATION À UNE NOUVELLE VIE
A. L’adaptation au handicap à travers une nouvelle vision de la vie
B. Handicap et vie affective
C. Handicap et construction de la relation avec l’entourage social
II. LA CONVERSION RELIGIEUSE : UNE RÉAFFILIATION DANS
MOUVEMENT DE FOI
A. Les motivations de la conversion
B. Le rôle d’un tiers dans le processus de conversion
III. CONVERSION RELIGIEUSE ET CONSTRUCTION D’UNE NOUVELLE VIE
A. L’amélioration des rapports humains en famille
B. La conversion et la création de nouvelles identités
CHAPITRE VIII : LA CONSTRUCTION DU HANDICAP AU CAMEROUN
I. LES MODÈLES DE CLASSIFICATION DU HANDICAP
A. Les modèles de l’Organisation Mondiale de la Santé
B. Le modèle de processus de production du handicap
II. L’ENVIRONNEMENT ET LA SITUATION DE HANDICAP
A. L’environnement physique : producteur d’obstacles
1. L’organisation de l’espace
2. Les infrastructures de transport
a. Organisation politico-administrative de la ville de Yaoundé
b. Une ville au relief accidenté
c. Les difficultés de communication
B. L’environnement humain : obstacle et facilitateur à la réalisation des activités
sociales
1. L’environnement politique et la production du handicap
a. Le cadre juridique du handicap
2. L’environnement socioculturel : obstacle et facilitateur dans la situation
handicap
a. Les relations familiales : inhibitrices et facilitatrices de l’activité scolaire
b. L’activité sexuelle
c. Le langage : producteur de handicap lors de l’interaction sociale
d. Le rapport au religieux comme facilitateur de la participation sociale
CONCLUSION
RÉFÉRENCES
ANNEXES
TABLE DES MATIERES

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