Vers une société de l’information 

Vers une société de l’information 

L’investissement du nouveau mandat, après dix ans de gouvernance de la Concertación, requiert d’une rénovation politique, d’un nouvel élan. Le défi est grand et le nouveau gouvernement va porter comme étendard un projet qui peut faire basculer le modèle de développement engagé. Il s’agit de mettre le pays sur la voie de la modernisation pour s’acheminer vers une nouvelle forme de société : la société de l’information. Nous aborderons, dans un premier temps, comment se dessine ce nouveau gouvernement ainsi que les principes qui le sous-tendent. Son projet remet le thème de l’égalité au cœur de la discussion politique mais s’orientera dans la pratique vers un nouveau modèle de société, une voie concrète pour atteindre la modernité. Dans un deuxième temps, nous verrons la portée de cette orientation dans la politique éducative, dans laquelle la connaissance joue un rôle actif. Sera-t-elle en mesure de coordonner la transformation culturelle et éducative envisagée par ce projet ?

Du « Chili pour tous » au nouveau pays du bicentenaire

 La campagne présidentielle de Ricardo Lagos s’articule autour d’un agenda programmatique intitulé « Pour grandir en égalité », qui devient le slogan du candidat. Il reprend ainsi le leitmotiv adopté par le premier gouvernement de la coalition, une décennie auparavant, « la croissance équitable »  , tout en le rénovant discursivement en changeant le terme d’équité pour celui d’égalité. Par ce biais, la coalition met l’accent sur le besoin de prendre en main les inégalités, noyau programmatique de la campagne électorale. L’autre axe du programme est de récupérer le niveau de croissance économique qui avait caractérisé les années 1990 et s’est considérablement détérioré à cause de la crise asiatique. Une analyse concernant les programmes de gouvernement des dernières décennies rend compte d’un basculement dans l’approche programmatique de la Concertación . La centralité qui avait été accordée aux sujets de stabilité politique et macroéconomique, dans les années 1990, laisse place à la lutte contre les inégalités, qui deviennent un thème majeur de la campagne présidentielle de 1999. C’est dans ce contexte que la campagne électorale de R. Lagos est novatrice, son objectif n’est plus d’atteindre la stabilité politique mais d’élargir les droits de la citoyenneté, révélant une claire empreinte sociale. Il s’agit d’un candidat qui se veut en plus grande empathie avec les besoins des gens, qui met l’accent sur des tâches redevables concernant la démocratie et les droits des citoyens , sans que celles-ci ne soient présentées comme des moyens de stabilisation démocratique mais bien comme une fin en soi : atteindre « Un Chili pour tous »   . Nous allons étudier, dans un premier temps, sur quoi ce gouvernement va mettre l’accent politique pour parvenir à la « croissance en égalité ». Dans un deuxième temps, nous verrons comment le processus de modernisation est investi par le président avec l’emploi d’une nouvelle rhétorique, qui envisage un paradigme d’avenir : la société de la connaissance.

Croissance et égalité 

La campagne présidentielle du nouveau gouvernement, sous le slogan « grandir en égalité », se structure ainsi autour de deux piliers qui orientent le projet politique : la croissance d’une part et l’égalité de l’autre. Nous aborderons dans un premier temps le principe de d’égalité, qui témoigne d’un changement conceptuel du discours par rapport à l’équité, précédemment invoquée. Ce changement discursif sera accompagné d’un tournant progressif dans la manière de concevoir la politique sociale. Dans un deuxième temps, nous verrons comment la croissance économique, priorité des gouvernements précédents, constitue une fois encore le « fétiche politique ». Aussi lorsque le candidat socialiste devient président, il renverse les priorités de sa campagne et privilégie la croissance économique au détriment de la prise en charge des inégalités, qui aurait pu être la marque distinctive de ce mandat. Le candidat présidentiel mobilise le concept d’égalité et non pas celui d’équité, faisant ainsi référence à un autre univers conceptuel. L’égalité est en effet une notion propre à la conception républicaine, qui fait référence, d’un côté, à l’égalité civile et, de l’autre, à l’égalité sociale, très liée aux conceptions humanistes. Dans le discours de l’exécutif, l’égalité renvoie aux notions de solidarité, d’égalité de traitement dans le cadre de la loi, ainsi que dans les relations interpersonnelles, ce qui implique la nécessité d’encourager le respect et la reconnaissance d’autrui, en condamnant les traitements discriminatoires479. La dernière notion afférente à l’égalité est celle de l’« égalité d’opportunités » qui est fortement associée au concept d’équité, à l’égalisation des conditions initiales pour débuter dans la vie, très en accord avec le marché et ses conditions d’accès. De sorte que l’égalité revendiquée intègre le concept d’équité mais dans une optique plus vaste. Un haut fonctionnaire du ministère de l’Éducation de la période commente : « Quand Lagos a parlé d’égalité, j’ai trouvé cela émouvant, parce ça venait de l’égalité française, la devise de la révolution ». Ce basculement rhétorique met en valeur une forme républicaine, ancienne, de penser le politique. Il introduit une optique de citoyens ayant droits, par le biais des concepts de droits citoyens et de droits sociaux. Sur le plan politique, cela signifie une inflexion par rapport aux politiques sociales jusqu’alors limitées à réparer et compenser les failles du marché, prenant en charge les exclus, la pauvreté. Le changement discursif va de pair avec un renouvellement conceptuel et un changement de stratégie politique dans la manière de concevoir la politique sociale. María Pía Martín soutient qu’à partir de l’année 2000, les politiques sociales, auparavant construites du point de vue des nécessités, suivent une perspective basée sur le droit à la protection sociale et visent à assurer des droits sociaux de base comme condition préalable à la citoyenneté. La politique sociale, résiduelle et temporaire, adopte une nouvelle forme axée sur une perspective de seuil . Cette transformation devient opérationnelle par le biais d’un nouveau type de programmes sociaux qui apparaît dans la région : les programmes de transfert conditionnel de revenus, qui combinent transferts monétaires directs et prestations sociales de base. Depuis les années 2000, suite à l’expérience mexicaine, ces programmes sont devenus un « instrument privilégié de la lutte contre la pauvreté »   dans les pays de la région. Le programme « Chile solidario» (Chili solidaire) en est l’expression pour le Chili, en tant que système de protection sociale créé en 2002 pour les familles placées sous le seuil de l’indigence. Ce programme marque un tournant dans la façon de gérer la politique sociale, puisqu’il superpose les différentes prestations sociales pour constituer une unique politique intégrale qui combatte l’indigence. Les divers dispositifs d’assistance et d’intégration qui concernent différentes sphères sociales sont donc articulés et nombre de stratégies se développent afin d’assurer tant l’accès au programme que l’optimisation de ses ressources. Il s’agit de mettre en œuvre une politique sociale plus efficace contre la misère. La deuxième démarche visant à consolider les droits sociaux que nous souhaitons mettre en avant est la réforme du système de santé nommé « Plan AUGE » : plan d’accès universel aux garanties explicites en santé. L’approche des droits constitue le cadre normatif de cette réforme, bien que celui-ci ne soit pas un choix si conscient et voulu de la part de l’exécutif, mais plutôt le résultat d’une réforme qui avait soulevé beaucoup de réticences politiques482 . Le fait est que la réforme de la santé adoptée en 2004 s’impose comme un référent dans la manière de concevoir la politique sociale, car elle introduit les notions de droits sociaux, de conditions d’accès, d’opportunité et de qualité des prestations exigibles par la population. Il est intéressant de noter que malgré le fait que cette stratégie pour combattre la pauvreté soit présentée comme nouvelle, les aménagements qui ont lieu ne constituent pourtant pas une véritable réforme dans la manière d’envisager la question sociale. Autrement dit, le problème des inégalités, pourtant placé au centre du discours de la campagne présidentielle, n’est pas pris en main par le gouvernement. L’action publique continue à se structurer autour du principe hégémonique du ciblage, c’est-à-dire de la lutte contre la pauvreté et l’extrême pauvreté, dont les chiffres attestent d’une importante diminution en termes absolus et relatifs pour atteindre, en 2006, des taux de 13,7 et 3,2% respectivement . Ce processus s’accompagne d’un nouveau vécu de vulnérabilité au sein des secteurs moyens qui se sentent marginalisés de la politique sociale, démunis en termes de protection et menacés par les bouleversements économiques , aggravant de ce fait le processus de stratification sociale qui s’installe durablement, notamment sur le plan subjectif. Bref, l’inflexion rhétorique de l’équité vers l’égalité ne s’est pas vraiment traduite dans les faits. Nonobstant la sensation de recrudescence de la fragilité sociale éprouvée par la classe moyenne et le changement d’orientation des politiques publiques dans la lutte contre la pauvreté, qui ne proposent pas de politique de lutte contre les inégalités, les chiffres des inégalités attestent une tendance importante à la baisse. Entre 2000 et 2006, le rapport entre les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres diminue de 34,2 à 31,3 et le coefficient de Gini est déprécié de 0,58 à 0,54485 . Une autre discussion qu’il nous paraît important de relever est celle des droits sociaux. Alors que les études concernant la politique de protection sociale rendent compte d’une inflexion dans la politique publique, qui invoque la rhétorique des droits sociaux, l’optique du ciblage – qui répond, elle, à l’idéal d’égalité – y est diamétralement opposée. 

 Un récit fédérateur

Le projet de modernisation prend une nouvelle direction : la société de la connaissance s’impose comme le paradigme du futur. Le défi d’atteindre le développement au cours de la décennie qui commence implique de viser une nouvelle forme de société, dans laquelle la connaissance et l’information sont le jalon du modèle de développement du monde globalisé. La « société de la connaissance », « société de l’information » ou « société-réseau » – concepts utilisés de manière assez indistincte – devient le slogan, le discours politique qui dès lors cherche à conjuguer l’activité politique et économique du gouvernement. Sous ce nouveau paradigme, la connaissance devient une ressource intensive de productivité et de compétitivité. Certes il s’agit d’un facteur de production considéré important depuis fort longtemps, situé au cœur de la croissance, qui avait été déjà abordé par Smith ou analysé par Marx496, mais qui prend une ampleur sans précédents au XXIe siècle. La révolution technologique, enclenchée par l’avènement d’internet et sa massification, marque un tournant dans la manière de concevoir l’industrie et ses capacités de productivité. La connaissance devient une composante essentielle du succès économique, au sein de cette nouvelle phase économique, de cette nouvelle « ère du capitalisme » qui annonce le début d’une « nouvelle société », marquée par une valorisation accentuée des systèmes d’experts, des technologies, des innovations, ainsi que des communications.Le passage à une société de la connaissance est un enjeu idéologique majeur, fortement encouragé par l’OCDE497 et déjà entrepris par ses pays membres498. Il s’agit de concevoir de nouveaux modèles de développement fondés sur la connaissance, l’information et les nouvelles technologies ; principaux facteurs de productivité et de pouvoir. Le développement économique s’insère ainsi dans un récit plus vaste, qui déborde dans sa forme et ses objectifs la seule optique économique, offrant une perspective d’avenir capable de guider normativement les actions politiques. Le président de l’époque pointe comme principaux facteurs du développement la pleine intégration à la révolution technologique d’une part, ce qui permettra d’insuffler efficacité et connectivité à l’économie, ainsi qu’une croissance soutenue à des taux annuels souhaités de 6 à 7%499. Pour atteindre cet objectif, la diversification productive de la structure économique s’impose comme un besoin urgent. Dans cette démarche, le gouvernement fait nombre d’efforts pour tisser des liens forts avec le monde entrepreneurial et s’en rapprocher, créant des alliances stratégiques avec les différents acteurs du développement afin de relancer une production très touchée par la crise asiatique. Il commence ainsi une interlocution directe avec l’entrepreneuriat par le biais du Centre d’études publiques (CEP), un think tank associé à la droite et à ce secteur. Il accueillera l’initiative de l’association corporative des chefs d’entreprises relevant du secteur industriel (SOFOFA) de promouvoir un agenda pro croissance, en les invitant à proposer conjointement un calendrier législatif visant à dynamiser l’économie chilienne500 . Ces initiatives lui vaudront d’être taxé de gouvernement extrêmement « complaisant » avec les entrepreneurs501, milieu traditionnellement méfiant à l’égard d’un mandat socialiste. Outre la coopération gouvernement et entrepreneuriat destinée à stimuler la croissance, les efforts de l’exécutif se concentrent sur la récupération de l’image internationale du Chili dans le but d’attirer les investissements étrangers d’une part, en se démarquant des économies de la région, particulièrement touchées par la crise. D’autre part, il s’agit de dynamiser l’économie en élargissant le marché, en s’insérant dans l’économie globale.

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *