Comparer les classes moyennes des pays en développement motivations et méthodes

Comparer les classes moyennes des pays en développement motivations et méthodes

La classe moyenne est une notion transdisciplinaire dont le contenu et la portée analytique sont controversés (Sick, 1993), et dont la transposition au contexte des pays en développement ou émergents contemporains pose un certain nombre de problèmes Le terme “classe moyenne” est un terme valise appliqué aux pays aujourd’hui développés pour désigner la population ni riche ni pauvre, essentiellement composée de cadres intermédiaires, techniciens et fonctionnaires, qui se situait entre les classes populaires, composées d’ouvriers, employés et agriculteurs et les classes aisées comprenant le patronat et les cadres supérieurs. L’approche sociologique de la notion de classes moyennes dans le contexte des pays industrialisés a oscillé entre une interprétation considérant le potentiel politique de ce groupe social, l’interprétant notamment comme un marqueur de démocratisation, de développement économique et de libre entreprise, et une interprétation plus critique déniant à ce groupe une homogénéité socio-économique et une autonomie politique par rapport à la bourgeoisie (Bourdieu, 1979). Tiraillée entre unité et hétérogénéité, autonomie et dépendance, ou bien convergence et diversité des trajectoires historiques de stratification sociale, la sociologie n’a jamais été en mesure de définir positivement le contenu de cette notion qui reste très controversée (Sick, 1993; Bosc, 2008).

Malgré son caractère à la fois polémique et inconsistant (voir Encadré 1), le terme a été réactivé par plusieurs catégories d’acteurs du développement global guidés par des motivations différentes. D’un côté, les cabinets de consultance ou les grandes banques privées lient clairement les classes moyennes globales à la perspective de nouveaux marchés de consommation et d’épargne. Le cabinet McKinsey a par exemple consacré un grand nombre de rapports et de notes de synthèse aux classes moyennes des économies émergentes et à leur comportement de consommation depuis une dizaine d’années (McKinsey Global Institute, 2006, 2012, 2017; Court et Narasimhan, 2010; Hoefel et al., 2015). Le McKinsey Global Institute (2017), identifie explicitement ces catégories sociales à une “consumer class”. Le Crédit suisse (Crédit Suisse Research Institute, 2017) ou la banque Goldman Sachs (Wilson et Dragusanu, 2008) ont publié plusieurs rapports sur les classes moyennes émergentes, notamment en Asie, avec un double focus sur leurs dépenses et leur capacité d’épargne. En Afrique, la CFAO se focalise également sur les enjeux de consommation et de différenciation des marchés (CFAO, 2015). La Banque Merrill Lynch (Merrill Lynch Global Research, 2016) s’est intéressée aux bottom billions, c’est à dire aux individus disposant de revenus modestes (i.e. allant de 1 à 10$ en PPA), mais dont le poids en matière de consommation est potentiellement considérable (5000 milliards de dollars de pouvoir d’achat et 7400 milliards de richesse selon les estimations de la banque). D’un autre côté, les banques régionales de développement sont également très impliquées dans la fabrication de la catégorie “classe moyenne globale”. Pour elles, l’enjeu est de synthétiser un ensemble de changements distributifs et productifs qui touchent les pays à revenu intermédiaire et pourraient conduire à des trappes de croissance et d’inefficience sociale s’ils n’étaient pas correctement pris en compte et accompagnés par les politiques publiques des pays concernés.

La notion de classe moyenne a été abusivement mobilisée pour globaliser deux constats différents qui ne nécessitaient pas a priori son secours : celui de l’expansion des revenus et de la consommation de parties substantielles de la population en sortie tendancielle de pauvreté et celui de l’enrichissement stabilisé, effectif et durable des parties les plus aisées des catégories intermédiaires de revenu (Kroeber, 2016 ; Melber, 2016). Ces travaux ont ainsi généré une “controverse manufacturée”, c’est-à-dire un débat très large fondé sur des catégories intuitives non validées, la capacité performative et évocatrice de la notion « classe moyenne » faisant le reste en répondant alors aux intérêts de tous, politiques et agents économiques, en quête d’émergence politique et de nouveaux marchés. L’étymologie du terme classes moyennes est révélatrice des ambiguïtés épistémologiques de celui-ci. Alors que le qualificatif « moyennes » renvoie à la position intermédiaire qu’occupent les individus de ce groupe dans l’échelle des revenus ou des statuts professionnels, le terme « classes » est un héritage de la sociologie marxiste et désigne la place occupée par le groupe dans les rapports sociaux de production et de pouvoir, déterminée par la propriété de moyens de production (capital ou travail). A cette dimension objective de la classe, il convient d’ajouter la dimension subjective d’affiliation ou d’identification au groupe entretenue par les interactions sociales ainsi que par les comportements et préférences partagés. La classe moyenne peut être assimilée à la « petite bourgeoisie » décrite par Marx (1887) dans le cadre du capitalisme industriel européen comme un petit groupe indépendant d’entrepreneurs et de bureaucrates qui possédaient les compétences, les connaissances et l’éducation nécessaires pour acquérir le pouvoir économique.

Veblen (1899), Weber (1920 [1947]) et Halbwachs (1939) inaugureront l’analyse moderne des classes sociales, le premier en différenciant les classes inférieures et supérieures par leur mode de consommation, la logique de la classe moyenne consistant à se déplacer des consommations caractéristiques des premières vers celles caractéristiques des secondes, et les seconds en proposant un cadre d’analyse de la stratification sociale articulant les notions de classe et de statut socio-économique, de prestige et de pouvoir. Enfin, l’intégration des travailleurs salariés employés se fait au cours du 20ème siècle en parallèle de l’expansion de l’Etat providence et conduit à la notion de classe moyenne analysée par les sociologues à la suite de Weber (1920 [1947]). On peut notamment faire référence aux travaux de Mills (1951) analysant la structure par classes de la société américaine d’après-guerre par le statut dans l’emploi, le niveau d’éducation et la catégorie socioprofessionnelle, ainsi qu’à ceux de Goldthorpe popularisant la notion de service class pour la Grande Bretagne (Goldthorpe, 1980). Particulièrement actives sur ce front, l’Asian Development Bank (ADB, 2010 ; Chun, 2010 ; Andrianjaka, 2017), l’African Development Bank (AFDB, 2011 ; Ncumbe et Lufumpa, 2015) ou l’Inter-American Development Bank (Castellani et al., 2014 ; Stampini et al., 2015) ont ainsi pu aborder la question de l’expansion des classes moyennes régionales en adoptant le prisme des effets de cette expansion sur la dynamique de croissance économique, de transformation structurelle et d’inclusion sociale des économies en développement, ainsi que sur la transformation de la consommation, de la gouvernance et des politiques publiques.

 

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