La démocratie au sens moderne et contemporain

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De l’émergence de la société au pacte inique propriété privée, inégalité et servitude

La découverte de l’agriculture et de la métallurgie marqua une véritable révolution et rendit irréversible l’avènement de la société civile ou le premier contrat social que Rousseau considère comme un faux contrat.
« Le premier qui, dit Rousseau, ayant enclos un terrain, et s’avisa de dire que : « ceci est à moi » fut le vrai fondateur de la société civile » 31 quel que soit le mode de vie qu’avaient jusqu’ici adopté les hommes, ils n’avaient encore accédé à ce niveau de vie sociale. Jusqu’ici les rapports entre les hommes n’étaient régis par aucune loi. La propriété est donc ce principe qui marque le passage de l’état de nature à la société civile.
La culture des terres introduit la nécessité de leur partage. Après le partage s’impose l’idée de propriété que l’homme n’avait pas encore connue. La propriété est le principe qui donne droit à un possesseur sur une chose qu’il exploite. Autrement dit c’est le droit d’user d’une chose de la manière la plus absolue. La possession ne devenait propriété que par l’activité du travail sur un terrain pendant une certaine période. Voilà ce qui rendait le travail nécessaire. Dès « qu on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux » 32 la concurrence s’installe chacun s’avisa de prendre l’avantage de l’union sur les autres. Certainement c’est aux plus intelligents de faire travailler d’autres à leurs comptes. Voilà le pas vers l’inégalité sociale.
Dans ce rapport social certains vont tirer meilleur profit de l’union en accumulant plus de biens pour ainsi devenir riches. Là où les autres ne pouvant rien gagner à cause de leur faiblesse ou de leur indolence deviennent pauvres. Ne pouvant plus rien acquérir qu’au dépend des riches, pour assurer leur subsistance, devaient faire usage de force, soit de ruse ou devenir esclaves des riches pour survivre sinon disparaître. C’est là qu’à commencer la servitude et la domination d’une part, d’autre part « les puissants ou les misérables, se faisant de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui, équivalent, selon eux à celui de propriété » 33
Jusqu’ici l’idée de propriété est non seulement confuse mais elle est sans fondement solide et légitime. Son seul fondement reste la force, ou si l’on veut mieux, le droit du plus fort. Alors que pour Rousseau « la force ne fait pas droit » et « le plus fort n’est jamais assez fort pour être le maître »34 en permanence. Il est peut être absurde de parler du droit du plus fort. La force dit Rousseau n’ajoute rien au droit. La force est précaire et fluctuante alors le droit tient lieu de la permanence. Par ailleurs, même le plus fort peut être détracté à chaque fois ou à tout moment. Soit par un autre qui lui est supérieur en force ou en ruse. En ce sens l’anti-pouvoir de la force est la ruse. Ce qui fait que même le prétendu plus fort est en insécurité équivalente à celle de tous. On imagine donc mal à propos combien cet état peut être un état d’insécurité et de danger généralisé. La société naissante fit place au désordre et au plus horrible état de guerre.
Cet état paisible de la société naissante chamboule aux yeux des hommes sous l’effet de la propriété, des passions vaines comme l’orgueil mais aussi des intérêts personnels. « Qu’on admire tant qu’on voudra, dit Rousseau, la société humaine, il n’en sera pas moins vrai qu’elle porte nécessairement les hommes à s’entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent »35
La préoccupation majeure de l’homme social c’est son intérêt personnel il fait plus de cas de lui-même que tout autre, par amour propre. Et par orgueil il est prêt à combattre à mort pour son intérêt, alors que « l’homme sauvage quand il a dîné, il est en paix avec toute la nature et l’ami de tous ses semblables. »36
L’homme sauvage ne respire que la paix et le repos rien d’autre ne l’intéresse. On comprend en définitif que la vie sociale, avec l’avènement de la propriété de la division du travail devait conduire l’homme nécessairement à l’inégalité à la perte de la liberté et à un terme plus élevé à l’insécurité totale. C’est cette forme de société que Raymond Polin appelle « la société par contrainte » Pour lui c’est « la société la plus artificielle qui soit, elle est contre la liberté naturelle de l’homme, contre l’égalité naturelle, contre l’amour naturel de soi »37.
Les sociétés par associations libres que les hommes avaient connues disparaissent pour faire place à cette nouvelle forme de société qui contraint à tout égard l’homme en l’ôtant ainsi de la liberté qu’il avait toujours connue. Parce qu à ce niveau il devient dépendant de ses semblables même s’il est riche il a besoin de leurs services. S’il est pauvre son état de dépendance va de soi, pour survivre leur soutien lui est nécessaire.
De toute façon l’homme est condamné, il est « partout dans les fers. »
Il perd sa liberté et son indépendance, il perd sa sécurité et son amour de soi. Jamais l’homme n’avait connu une situation aussi inconfortable et aussi incommode à sa nature, il doit donc trouver un artifice pour sortir de l’impasse, de l’incommodité. Il lui fallait un autre mode de vie sociale pour ne pas disparaître. Alors, dit Rousseau, cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être » 38
Les riches ayant tout à risquer dans cette situation aussi bien leur vie que leur bien trouvèrent le plus bel artifice pour sortir de cette situation, « le plus réfléchi qui soit entré dans l’esprit humain, ce fut d’employer en sa faveur les forces mêmes de ceux qui l’attaquaient, de faire ses défenseurs de ses adversaires ». 39 On arriva ainsi au dernier terme de l’état de nature et à l’avènement d’une nouvelle ère, celle de la société civile. La constitution pour la première fois d’un corps politique par l’acceptation de tous. Nous allons voir au nom de quel prix et sous quelle forme. Ainsi, s’agit-il pour les riches, d’une part de trouver un pacte par lequel ils instituent un corps politique « qui protège et défendre les membres de l’association ».
C’est à un riche de prononcer ce discours inaugural avec toute la solennité requise « Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l’oppression les faibles, contenir les ambitieux et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient » 40 On sent dès lors que le discours est orienté. Le riche est d’abord conscient de sa faiblesse, comparé au nombre de pauvres par rapport auxquels il doit se défendre seul sans le soutien des autres riches. Mais aussi c’est lui qui risque de perdre sa possession et / ou sa vie à l’issu d’un combat. Et les ambitieux ne sont rien d’autres que ceux qui n’ont rien et qui désireraient avoir au risque de mourir ou de devenir esclaves de quelque riche. S’il faut donc contenir les ambitieux, il faut saisir ceux là de tous les côtés. «Instituons ajoute-t-il des règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fassent acception de personne… en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels »41 Du point de vue des principes de base ce discours sur le contrat ne souffre d’aucun vice de forme. Car, il s’agit de l’établissement d’un corps politique dont les avantages sont très évidents et des règlements pour la justice et la paix mais aussi de trouver un pouvoir suprême qui assume la concorde, protège et défende les membres du corps politique. Cependant le problème se situe au point de vue des relations de fait, dans la « réalité » présente qu’il ne faut pas confondre aux relations de droit.
En effet, les clauses du contrat associent à des obligations égales des individus dont les conditions sont inégales. Au moment du contrat les inégalités liées à la « société de contrainte » ne sont pas rompues. Si la liberté, l’égalité et la justice ne sont pas rétablies par le contrat et que les règlements dudit contrat s’appliquent également à tous, alors ils ne feraient que rendre plus manifeste l’inégalité, la servitude et « l’injustice ». On peut dire qu’instituer de cette manière, alors le contrat est insidieux et déloyal car, il ne milite qu’en faveur du riche au détriment du pauvre, et du puissant au détriment du faible. Ce contrat donne aux individus des pouvoirs inégaux. On va en conclure que ce prétendu contrat est un faux contrat, c’est un véritable exercice de duperie et de tromperie orchestrées par les riches en leur faveur. Par manque de prévoyance d’une part les hommes ont été dupés d’autre part « l’inégalité s’étend sans peine parmi des âmes ambitieuses et lâches, toujours prêtes à courir les risques de la fortune et de dominer et de servir presque indifféremment selon qu’elle leur devient favorable ou contraire.»42
Voilà ce qui fait que ce corps politique institué sans la restitution de l’égalité était porté à des abus, à des manquements. Mais ce qui est manifeste dans ce contrat, de quelque manière qu’il ait été institué, a requis le consentement de tous ses membres. Rousseau veut montrer en réalité qu’aucun corps politique ne peut être institué sans l’accord de ses membres « il n’y a qu’une seule loi dit-il, qui, par sa nature exige un consentement unanime. C’est le pacte social : car l’association civile est l’acte du monde le plus volontaire : tout homme étant né libre et maître de lui-même, nul ne peut l’assujettir sans son aveu » 43
Pour Rousseau il n’y a pas de possibilité d’institution d’un corps politique sans l’accord préalable de tous les membres voulant prendre part à ce contrat. Il n’y a sur l’homme aucune obligation quelle qu’elle soit qui le détermine à passer un quelconque contrat. Ce n’est que par sa propre volonté et par elle seule qu’il accepte de s’associer aux autres. Chacun peut refuser comme, il peut accepter à contracter ; et l’union politique ou le corps social qui résultera de ce contrat est conventionnel. Cette idée de l’origine du corps politique comme convention de ses membres Rousseau la partage avec les théoriciens du contrat.

Théorie du contrat, Critique de Rousseau

Les faux contrats

Comme nous l’avons dit auparavant, si l’on parle de contrat social comme fondement du corps politique Rousseau n’en est pas l’initiateur. Cependant sa théorie contractuelle diffère de celle de ses prédécesseurs. Ainsi nous allons voir pourquoi et comment ?
Pour Locke « ce qui est à l’origine d’une société politique, ce qui la constitue véritablement c’est uniquement le consentement […] c’est cela et uniquement cela qui donne effectivement ou peut donner naissance à un gouvernement légitime ».44
La seule légitimité du contrat chez Locke réside dans le consentement des membres. Tous les membres expriment leur volonté de vivre ensemble. Sans cette volonté commune consentie par chacun, l’institution du gouvernement est impossible.
Par ailleurs, la finalité de ce contrat c’est que tout associé puisse préserver sa liberté. Il faut dire que la liberté est l’un des principes auxquels Locke tient beaucoup. Pour lui si les hommes ont accepté de renoncer à leur indépendance naturelle et de se soumettre à une autorité commune c’est en vue d’avoir une garantie « de pouvoir disposer en paix, sous la protection des lois, de leurs vies de leurs biens et de leurs libertés »45 C’est en ce sens que l’on considère Locke comme le précurseur du libéralisme. En réalité pour lui les intérêts individuels doivent être préservés et ne doivent être menacés par l’Etat.
Il considère d’ailleurs que le contrat n’a de sens que lorsque l’Etat à des engagements vers le peuple et qu’il doit respecter ces engagements. Le contrat, en fait pour Locke doit prendre en considération les intérêts du peuple qui doit avoir lui-même une possibilité de limiter le pouvoir de l’Etat. C’est justement dans ce sens que Rousseau est très proche de Locke mais ils diffèrent dans la question des limites des pouvoirs de l’Etat. « Si Rousseau et Locke ont un égal amour de la liberté, la même haine du despotisme et de la monarchie absolue, ils ne se font pas moins du rôle de l’Etat deux conceptions très différentes voire même radicalement opposées »46
Locke donne une priorité absolue à l’individu alors que Rousseau favorise d’une certaine manière l’intérêt commun que l’Etat doit prendre en charge sans pour autant empiéter la liberté individuelle si celle-ci ne s’oppose pas à l’intérêt de l’individu lui-même. Cependant l’opposition est plus grande entre Rousseau et les théoriciens de l’absolutisme comme Hobbes, Grotius et Pufendorf d’une part et d’autre part Bossuet, Ramsay et Filmer.
La fin de non recevoir qu’il oppose à Hobbes s’inscrit en premier lieu contre l’idée de ce dernier selon laquelle l’homme est naturellement méchant, il est porté à faire la guerre à ses semblables ; alors que pour Rousseau c’est tout à fait le contraire. Parce que pour ce dernier l’homme est naturellement bon, c’est la société qui le corrompt.
Dès le départ donc leur position diffère avant même d’en arriver à l’idée de contrat. Diderot fait un parallélisme entre les deux auteurs. « La philosophie de M. Rousseau de Genève, dit-il, est presque l’inverse de celle de Hobbes.L’un croit l’homme de la nature bon l’autre le croit méchant. »47
Leur conception de l’homme de l‘état de nature donc influe beaucoup sur leur théorie du contrat et la finalité de ce contrat même.
Pour Hobbes« la seule façon d’ériger un pouvoir commun, apte à défendre les gens de l’attaque des étrangers et des torts qu’ils pourraient se faire les uns les autres […] c’est de confier toute leur force à une seule personne ou assemblée qui puisse réduire toutes les volontés, par la règle de la majorité en une seule volonté »48
Par souci de paix et de sécurité l’ensemble des membres du contrat se dépouillent de toute leur force, de leur volonté, de tous leurs droits, au profit d’une seule personne ou assemblée qui d’ailleurs ne participe pas au contrat et ne leur garantit rien du tout.
Cette personne ou assemblée ne leur fait aucune promesse même si après le contrat c’est elle qui règne en maître absolu. Cette personne ou assemblée s’appelle le Souverain.
En fait, chaque contractant va vers un autre particulier et lui dit : je renonce à mon droit que j’ai sur toute chose et je concède mes forces et ma volonté à une seule personne à condition que tu fasses de même, afin qu’elle nous garantisse la paix, la sécurité et la stabilité. En bref, nous laissons tous nos pouvoirs et nos forces sous la suprême direction du souverain. Le souverain ou l’Etat joue donc le rôle de garant et d’arbitre du contrat. S’il n’y a pas ce garant chacun peut résilier ce contrat à tout moment et ils retourneront alors à l’état de guerre de chacun contre tous. Hobbes se fonde sur une anthropologie selon laquelle l’homme est «un loup pour l’homme ».Il considère qu’il y a trois causes principales qui font que les hommes, sans un pouvoir fort qui les limite, ils seront en perpétuelle guerre.
Premièrement, la rivalité ; deuxièmement, la méfiance ; troisièmement la fierté et un désir perpétuel d’acquérir pouvoir après pouvoir. D’où il faut un pouvoir fort pour les contenir. C’est pourquoi la finalité du contrat chez Hobbes c’est la sécurité et la paix, et la fonction du souverain c’est de jouer le rôle de garant pour faire respecter le contrat que les particuliers ont passé entre eux et lui ont confié l’autorité suprême. Dès lors, il a droit de vie et de mort sur tous et n’a aucun devoir vers eux. Ils lui doivent une entière obéissance et lui, il ne leur doit rien. Cette idée d’obéissance et de soumission se retrouve en filigrane chez Grotius et son continuateur Pufendorf, mais à des degrés différents.
Grotius comme Pufendorf pense qu’il y a deux manières par lesquelles un peuple se soumet à un chef. Il peut se soumettre par le droit de guerre ou se soumettre volontairement. Mais Pufendorf pour sa part considère qu’il y a d’abord avant ce pacte de soumission, un pacte d’union ou d’association du peuple. Chacun se dirige vers tous et tous vers chacun, ils constituent alors le peuple ou le corps social.
C’est après cette réunion primaire que le peuple par décret pourra se choisir un chef à qui il va se soumettre. Ainsi on appelle cette théorie de Pufendorf la théorie du double contrat.
-Le pacte de soumission forcée : droit de guerre, droit de conquête.
Dans une conquête, Grotius pense que les vaincus pour préserver leur vie peuvent se soumettre à leurs vainqueurs. Et les vainqueurs peuvent réduire les vaincus en esclavage. Après, ce pacte la domination du vainqueur devient légitime parce que tout simplement il y a accord entre les deux parties. Et cet accord suffit pour légitimer le contrat. Ainsi un peuple vaincu peut être soumis. Comme il est possible que chaque vainqueur soumette à ses ordres un vaincu. Un peuple, pense t-il, peut aliéner sa liberté de la même manière qu’un particulier.
Pufendorf considère lui, que sans cet esclavage par droit de guerre, un homme peut se rendre volontairement esclave « car, dit-il, tout de même qu’on transfère son bien à autrui, par des conventions et des contrats : on peut aussi par une soumission volontaire, se dépouiller en faveur de quelqu’un, qui accepte la renonciation, du droit que l’on avait de disposer pleinement de sa liberté et de ses forces naturelles. Ainsi un homme qui s’engage à être mon esclave me confère sur lui l’Autorité de Maître »49
En fin, pour Grotius et Pufendorf un peuple peut être soumis par la force c’est-à-dire par les armes. Mais un peuple peut aussi se soumettre lui-même volontairement.
Les jurisconsultes avaient certes émancipé le pouvoir politique de l’autorité de l’Eglise en considérant que celui-ci n’avait aucune origine divine mais il est clair que leur philosophie politique était, d’une certaine manière, justificatrice du pouvoir absolu des rois. Elle est en quelque sorte un artifice de légitimation de l’absolutisme. C’est dans cette entreprise qui profite plus aux rois qu’à leur peuple que s’inscrivent Bossuet, Ramsay et avant eux Filmer mais dans un niveau différent.
En effet, Bossuet comme Ramsay considère que l’autorité royale a ses fondements dans le pouvoir paternel ; et que ce dernier a son origine de la nature. En conséquence le pouvoir paternel ainsi que le pouvoir royal sont naturels. Etant donc naturel ces pouvoirs sont antérieurs à toute forme de contrat, à toute convention. Il est naturel que le père commande à ses enfants indépendamment de leur volonté. Et c’est de la même manière que le pouvoir royal est naturel, car il n’est rien d’autre que le prolongement du pouvoir paternel. Il est impensable de considérer que les enfants ont passé un contrat quel qu’il soit avec leur père ? Parce que justement ils ne sont pas à égalité de conditions, ni de forces, du seul fait de l’ordre de génération.
Ramsay pense en ce sens que « les hommes naissent tous plus ou moins inégaux […], un état d’inégalité et d’indépendance, où tous les hommes auraient un droit égal de juger et de commander serait contraire à l’ordre de la génération et absolument inconcevable »50
Il est de l’ordre de la nature que l’enfant obéit à son père parce que toute sa vie et tout son nécessaire, jusqu’à ce qu’il ait l’usage de ses forces et de sa raison, dépendent de ce dernier. Bossuet dans le même ordre d’idées soutient que « la première idée de commandement et d’autorité humaine est venue aux hommes de l’autorité paternelle »51 et que « les hommes naissent tous sujets : et l’empire paternel qui les accoutume à obéir, les accoutume en même temps à n’avoir qu’un chef »52.
L’autorité royale pour Bossuet aussi est née en réalité de l’autorité paternelle et que le roi n’est rien d’autre que le père de son peuple. Il lui tient la place que le père tient à ses enfants. Il n’y a aucune différence entre les deux. Par conséquent le peuple doit au roi une soumission absolue pareille à celle que les enfants doivent à leur père.
Cette idée que le pouvoir royal ou l’autorité politique dérive du pouvoir paternel était fort bien rejetée par Jurieu et Pufendorf, deux théoriciens du contrat, avant Rousseau.
Ainsi, Jurieu très radical sur ce point considère qu’ « il n’y a point de relation au monde qui ne soit fondée sur un pacte mutuel, ou exprès ou tacite…Il est donc certain qu’il n’y a aucune relation de maître, de serviteur, de père, d’enfant, de mari, de femme qui ne soit établie sur un pacte mutuel et sur des obligations mutuelles »53
Jurieu disqualifie donc l’idée selon laquelle le pouvoir royal doit être absolu et rejette en même temps son caractère naturel. Pour montrer que l’obéissance qu’on doit au roi n’est que conventionnelle. Donc sa stratégie c’est d’attaquer le pouvoir paternel qui constitue le modèle de ce dernier pour montrer que même celui-ci n’est que conventionnelle et qu’il n’a rien de naturel. La position de Jurieu est en quelque sorte, un peu extrême.
Pufendorf, pour sa part, plus modéré, considère que le pouvoir paternel est bien un contrat. Mais comme les enfants n’ayant pas encore l’usage de la raison pour passer un contrat, alors celui –ci est en réalité un contrat tacite. Il n’a de sens que lorsque les parents promettent au moins tacitement qu’ils vont bien élever leurs enfants. Maintenant s’ils ne respectent pas cet engagement l’enfant n’est nullement obligé à l’âge de raison de leur obéir. Et eux non plus ils n’auront aucun droit sur lui.

Critique de Rousseau

Rousseau accepte, avec tous les théoriciens du contrat, que ce dernier est la seule origine possible du corps politique. Mais il reste opposé à leur absolutisme qui fait que le contrat ne profite qu’à une seule partie. Leurs vœux étaient de justifier les monarchies absolues. C’est en ce sens que Robert Dérathé écrit : « Certes la théorie du contrat social pouvait rendre compte de toutes les formes de gouvernement, mais dans leur esprit, elle devait principalement servir de fondement à la monarchie absolue ».54 Qui parle de monarchie absolue parle en principe de la privation de la liberté aux citoyens, autrement dans une monarchie, la souveraineté n’est pas exercée par le peuple. Principes pourtant fondamentaux qui sont chers à Rousseau.
Pour cette raison, Rousseau considère la démarche de Pufendorf comme « un fort mauvais raisonnement » du fait que celui ci pense que l’homme « peut se dépouiller de sa liberté ».55 Car Pufendorf pense qu’on peut aliéner ses biens au profit de quelqu’un d’autre, chose possible et fort aisée à faire. Mais la vie comme la liberté, sont des éléments constitutifs à la nature humaine. On ne peut se les dépouiller sans offenser aussi bien la raison que la nature. D’ailleurs, « renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs […] une telle renonciation est incompatible à la nature de l’homme »56
Pour Rousseau, Hobbes, Grotius et Pufendorf ont supposé de faux contrats. Leur théorie du contrat aboutit à une forme de contrat invalide et illégitime. La validité d’un contrat ne dépend pas uniquement de l’accord des contractants mais aussi de la préservation des intérêts de chaque associé qui, du mieux doit aussi préserver sa liberté. Si le contrat ne profite qu’une seule des parties alors il est faux, nul et invalide. Un tel contrat d’ailleurs est contraire à l’humanité parce qu’il prive une des parties de tous ses avantages au profit de l’autre. Un contrat n’a de sens que si les engagements sont réciproques. Et c’est un discours fort insensé que de dire à quelqu’un : « Je fais avec toi une convention toute à ta charge et tout à mon profit, que j’observai tant qu’il me plaira et que tu observeras tant qu’il me plait ».57 Il n’y a pas aux yeux de Rousseau plus faux contrat que celui-ci, en ce sens qu’il ne roule entier qu’en faveur d’une seule des parties. Voilà pourquoi il rejette les pactes d’esclavage et de soumission de Grotius et de Pufendorf. « Dire qu’un homme se donne gratuitement c’est dire une chose absurde et inconcevable, un tel acte est illégitime et nul »58 dit-il dans le Contrat social.
Pire encore quand on pense qu’un peuple peut se donner à un seul gratuitement, c’est penser faussement. Il n’y a pas de raisons valables pour qu’un peuple se soumette ou s’asservît soit volontairement soit involontairement; c’est-à-dire par le droit de conquête. Rousseau dit ne pas comprendre pourquoi un peuple s’aliène t-il c’est-à-dire vendre sa liberté. Ce n’est pas de toute façon pour sa subsistance. Parce que ce n’est pas pour sa subsistance qu’il se vendrait au roi, puisque celui-ci tire la sienne du peuple même. Si le peuple se donne ou se vend, il ne lui restera rien du tout, ni sa liberté ni ses biens d’autant plus qu’il ne recevra rien en échange. Voilà ce qui rend absurde la pensée de Grotius. S’il s’agit par la conquête là aussi on ne peut soumettre un peuple. On ne peut que soumettre une multitude, un agrégat d’individus sans union, sans ce consentement qui fait que le peuple est peuple.
Rousseau pense d’ailleurs qu ’ il y a « une grande différence entre soumettre une multitude et régir une société. Que des hommes épars soient successivement asservis à un seul en quelque nombre qu’ils puissent être, je ne vois là qu’un maître et des esclaves, je ne vois point un peuple et son chef … c’est si l’on veut une agrégation, mais non pas une association ».59
Rousseau disqualifie aussi l’origine paternelle du pouvoir royal soutenue par Bossuet, Ramsay et Filmer. Nous avons vu la critique opposée à ses trois théoriciens de l’origine paternelle du pouvoir royal par Jurieu et Pufendorf.
Tout en n’acceptant pas la thèse de Bossuet et de Ramsay selon laquelle l’autorité politique tire son origine de la famille, donc de la nature, Rousseau se démarque néanmoins de Jurieu et de Pufendorf.
Contre ces derniers il considère que l’autorité du père sur l’enfant est bien naturelle parce que le père par nature est obligé de prendre soin de la vie de l’enfant, de ce fait donc le père a un pouvoir sur ses enfants. Cependant cette autorité est temporelle et elle dure autant que les enfants ont besoin du soutien de leur père pour survivre. Par ailleurs il dit dans le livre I chap. II du Contrat social que la famille est le premier modèle des sociétés politiques, le chef est à l’image du père, le peuple est à l’image des enfants. La famille a une origine naturelle mais elle se maintient que par convention. Quand les enfants n’ont plus besoin du soin de leurs parents, ils ne sont plus liés à eux que par une volonté de vivre ensemble. Rousseau insiste donc sur le caractère temporaire du pouvoir du père sur ses enfants, mais aussi sur le maintien conventionnel de la famille après le besoin naturel.Le pouvoir paternel et le pouvoir royal, tous deux suivent un principe temporel. Cependant l’Etat ou le corps politique n’a aucune origine naturelle, il ne naît que par convention. Au point de vue de l’origine il n’a rien de commun avec la famille ou le pouvoir paternel. La différence se manifeste aussi « quand dans la famille l’amour du père pour ses enfants le paye les soins qu’il leur rend et que dans l’Etat le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n’a pas pour ses peuples. » 60
Il est faux par conséquent de dire que le pouvoir royal tire son origine du pouvoir paternel. Par conséquent il est absurde de justifier la monarchie absolue par le prétendu pouvoir paternel car ils ne sont pas de la même nature ni de la même origine.
En définitive, nous voyons que Rousseau rejette de part en part toutes les formes de contrats que nous avons vues mais aussi les principes par lesquels ses prédécesseurs ont voulu les légitimer. C’est pourquoi il rejette en premier lieu le premier contrat que Raymond, Polin appelle « contrat Léonin ou « contrat de riches » parce que celui-ci est fondé sur l’inégalité qui devait conduire inévitablement à la dépendance et par conséquent à la servitude.
Contrairement Hobbes, Rousseau refuse d’une part l’idée d’une autorité absolue et d’autre part une obéissance sans borne. Le reproche qu’il fait surtout à Grotius, à Pufendorf et aux jurisconsultes en général c’est de ne songer qu’à « servir leurs intérêts et ceux des princes qui les ont protégés aux dépens de la vérité. »61 Rousseau écrit au L. II chap. II du Contrat social « Grotius réfugié en France […] n’épargne rien pour dépouiller les peuples de tous les droits et pour en revêtir les rois avec tout l’art possible ».62
Tout contrat pour Rousseau doit recueillir un engagement réciproque et des obligations mutuelles. Même « les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels ».63 La légitimité dépend de l’intérêt commun.
Ne serait-il pas donc nécessaire de se demander qu’elle est la nature du contrat rousseauiste et sa finalité.
Il faut d’abord comprendre que l’auteur du Contrat social n’a rien inventé en disant que le contrat est le seul fondement possible du corps politique. Il n’est dans ce sens que le continuateur des théoriciens du contrat dont nous avons parlé plus haut. Mais un continuateur qui ne s’inscrit pas dans la même dynamique que ces derniers. Il ne le fait que pour monter en quelque sorte l’insuffisance de leur théorie du contrat et leur illégitimité.
Le problème fondamental dont le contrat donne la solution est souligné dans le livre premier du chapitre VI Du Contrat social. Il s’agit pour Rousseau de « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ».64
Le pacte social tel que le conçoit Rousseau, comme nous l’avons vu plus haut, diffère de celui de ses prédécesseurs. La marque de particularité se situe d’une part dans la nature même du contrat et d’autre part dans sa finalité. Si dans le contrat hobbien la finalité principale de l’union c’est la sécurité de tous les membres du corps politique alors chez Rousseau la finalité ultime du contrat c’est la liberté et l’égalité. Ce sont ces deux valeurs qui déterminent la légitimité du contrat. C’est en ce sens que Saint Juste écrit : « la liberté et l’égalité sont les principes nécessaires de ce qui n’est pas dépravé, toutes les conventions reposent sur elles comme la mer sur la base et contre ses rivages »65
La question fondamentale que se pose Rousseau c’est de savoir comment préserver la liberté et l’égalité dans la vie sociale ? Car, il écrit : « La force des choses tend toujours à détruire l’égalité que la force de la législation doit toujours tendre à les maintenir ».66 Si l’inégalité naturelle est sans effet dans l’état naturel, dans l’état social ses effets sont négatifs. Car pour Rousseau « la première source du mal c’est l’inégalité ; de l’inégalité sont venues les richesses. » 67 Et nous savons à sa décharge que les richesses sont à l’origine de la dépendance et de la servitude. C’est pourquoi le contrat doit miser sur l’égalité par le biais de « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté » 68
Le résultat de cette aliénation c’est tout d’abord une condition égale pour tous et de cette égalité de condition découle la liberté. Parce que tout simplement on ne se donne à personne d’autre qu’à soi-même du seul fait qu’on se donne à un corps dont on fait une partie indivisible au tout. Dans le pacte rousseauiste chaque associé est membre du souverain mais aussi citoyen. Ce qui fait que chacun contracte avec lui-même par conséquent c’est tout le peuple qui contracte avec tout le peuple. En définitive « cet acte d’association produit un corps moral » un tout indivisible.
Rousseau considère, en fin de compte, que l’état de nature est un état d’isolement de paix et d’indépendance. Cette indépendance fait que l’homme est heureux. Mais il reste « un animal stupide et borné » il n’a aucune vie morale, il n’est ni bon ni méchant. Cependant la vie sociale à laquelle il est promu « par un funeste hasard » développe certes son intelligence, mais aussi ses passions les plus négatives. Ainsi de l’état de nature à la société civile, il a connu une période intermédiaire : la société sauvage.

Table des matières

Introduction
Première partie
1- L’ idée de contrat social
1-1- L’ hypothèse de l’état de nature
1-1-1-L’homme naturel, un être indépendant et bon
1-1-2-De l’émergence de la société au pacte inique :
– propriété privée, inégalité et servitude
1-2- Théorie du contrat, critique de Rousseau
1-2-1- Les faux contrats
1-2-2- Critique de Rousseau
Deuxième partie
2-L’idée de démocratie
2-1- Approche historique
2-1-1- La démocratie athénienne
2-1-2- La démocratie au sens moderne et contemporain
2-2- Les problèmes de la démocratie
2-2-1- Les obstacles conceptuels
2-2-2- Les problèmes de la pratique démocratique
Troisième partie
3 – La démocratie sous le signe du contrat rousseauiste
3 – 1 – Nature, originalité et finalité du contrat
3 – 1 – 1 -L’égalité et la liberté, principes de la démocratie et finalité du contrat
3 – 2 – Démocratie : volonté générale et loi
3 – 2 – 1 – La question de la volonté générale
3 – 2 – 2 – La question de la loi chez Rousseau
Conclusion
Bibliographie

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