La formation des enseignants, l’héritage Schönien

La formation des enseignants, l’héritage Schönien

Le phénomène de professionnalisation du métier d’enseignant, s’il est né il y a quelques décennies aux États-Unis, a pris une dimension mondiale qui se répercute sur les systèmes d’enseignement sous la forme de réformes diverses (Wenzel, 2012). Son développement coïncide avec un mouvement global de changement du rapport de la pensée au monde dont les prémices se situent dans les années 1960-1970 en Amérique du Nord à travers des auteurs comme Wittgenstein (1975), Kuhn (1972) ou Popper (1973) qui condamnent la logique de la philosophie analytique, ou encore Chomsky (1967) qui discrédite la théorie skinnerienne de l’apprentissage des langues. C’est dans ce contexte, qui correspond également à une recentration des grandes théories sociales sur l’acteur (Tardif, 2000), que s’inscrit la critique que fait Schön (1984) du positivisme à travers la prise en compte de la pensée du professionnel. En s’intéressant à la pensée dans et sur l’action, Schön interroge les modèles de formation des professionnels alors en vigueur, dominés par une vision applicationniste et instrumentale de la formation en soutenant que c’est dans l’action qu’émerge tout apprentissage. Au plan méthodologique, Schön incite à pénétrer l’univers professionnel de l’acteur afin de pouvoir observer des pratiques effectives. Enfin, au plan scientifique, il accorde une place primordiale aux dimensions cognitives de l’activité professionnelle. Loin de la figure traditionnelle du professionnel, simple exécutant de décisions prises en amont, Schön montre, à travers de nombreuses études de cas, comment les praticiens construisent, improvisent en partie leurs actions, résolvent des problèmes, en un mot, comment ils pensent leurs actions en même temps qu’ils agissent (Tardif et al.2012). Cette conception réflexive trouvera un écho favorable à tous les niveaux politiques, universitaires qui encadrent la formation des enseignants, et ce, aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord ou en Amérique latine, faisant de la réflexivité l’apanage de  tout enseignant professionnel et du praticien réflexif, la figure emblématique de nombreux dispositifs de formation à la profession d’enseignant. Il s’agit d’une figure ancienne en éducation, dont on trouve les premières traces chez Dewey (1933,1947, 1993), ou chez les grands pédagogues, avec dans la même lignée, l’idée de l’enseignant aventurier, créateur, chercheur qui, au fur et à mesure qu’il apprend de l’expérience, prend des risques mesurés, et donc réfléchit. L’apport de Schön (1983, 1987, 1991, 1994,1996) repose sur sa contribution à une explicitation de la figure du praticien réflexif, en proposant une épistémologie de la pratique, de la réflexion et de la connaissance dans l’action qui nous servira de fil d’Ariane pour construire notre réflexion. 

La réflexivité : de quoi parlons-nous ? 

Depuis Schön donc, le concept de praticien réflexif a pris une dimension telle que l’on sent, à travers les débats qui l’entourent actuellement, la volonté d’un retour aux sources afin de retrouver l’essence de la notion et d’en combler les manques. Ce besoin de recentration notionnelle, autour de la question de la réflexion ou de la réflexivité – selon que l’on considère l’activité cognitive ou l’acteur pensant – rend compte du délitement du concept au fil des usages qui en sont faits dans les différents domaines (philosophie, éducation, formation, etc.). Notre démarche se veut donc une démarche d’exploration de la réflexion ancrée dans le mouvement de professionnalisation de l’enseignant .

Le temps de la réflexion, un face à soi introspectif

“As we think and act, questions arise that cannot be answered in the present. The space afforded by recording, supervision and conversation with our peers allows us to approach these. Reflection requires space in the present and the promise of space in the future.” (Smith 1994, 150) Dans son ouvrage intitulé « Développer la pratique réflexive dans le métier d’enseignant », Perrenoud fait le constat suivant : au quotidien tout individu réfléchit dans et sur les actions qu’il mène sans pour autant être un praticien réflexif. C’est une remarque qui revêt selon nous une importance capitale pour cerner le processus dont il va être question dans notre propos. En effet, dit-il plus loin, la pratique réflexive nécessite, de la part du professionnel, une posture quasi permanente qui s’inscrit dans un rapport analytique à l’action y compris en dehors de situation de crise : « toute pratique est réflexive, au double sens où son auteur réfléchit pour agir et entretient dans l’après coup un rapport réflexif à l’action menée » (Perrenoud, 1999, 153). C’est une réflexion de tous les instants. Cette temporalité de la réflexion est déjà présente dans la théorie de Schön à travers la distinction qu’il opère entre « reflection-in-action » et « reflection-on-action » pour renvoyer aux deux processus mentaux que convoque la pratique réflexive au cours de l’action ou à l’issue de celle-ci. Perrenoud, quant à lui, opère un rapprochement entre les deux processus en insistant sur le fait que les frontières sont floues ; qu’ils sont interdépendants et que toute réflexion dans l’action se veut également une réflexion sur l’action (ses contraintes, etc.), au même titre que la réflexion sur l’action prépare la réflexion dans l’action dans la mesure où elle permet d’envisager, hors de l’action, des modalités d’action potentiellement disponibles à une mise en œuvre rapide au cours de l’action. Il distingue néanmoins l’une et l’autre de ces activités afin d’en dégager les spécificités. Elle renvoie à une analyse de la situation « à chaud », plus ou moins rapide, plus ou moins pensée, selon que l’on considère l’action comme une opération ponctuelle (par exemple : rétablir le calme dans la classe) ou une stratégie à long terme (par exemple : accompagner des élèves en difficulté vers la lecture), et qui conduit ou non à une action ou une série d’actions si l’on admet que les actions ponctuelles participent souvent d’actions plus globales (faire apprendre à lire). Ces actions sont des réponses à des questionnements qui ont trait à ce qu’il convient de faire ou non, comment s’accommoder de la situation, quelle(s) stratégie(s) mettre en place, quels sont les risques encourus, etc. Des questionnements qui conduisent l’individu à apporter une réponse ou à différer la prise de décision.

La réflexion sur l’action 

Réfléchir sur l’action, c’est « prendre son action comme objet de réflexion, soit pour la comparer à un modèle prescriptif, à ce qu’on aurait pu ou dû faire d’autre, à ce qu’un autre praticien aurait fait, soit pour l’expliquer ou en faire la critique. » 113 La réflexion, lorsqu’elle survient après une activité ou lors d’un moment informel où l’enseignant n’est plus en scène, se veut une analyse à but compréhensif de ce qui s’est passé. Il s’agit d’une mise en perspective de sa propre pratique en relation avec des théories et d’autres actions possibles en situation analogue. Elle est donc à dominante rétrospective. Elle rend possible un état des lieux des effets produits par l’activité (en termes d’acquisition par exemple, de ce qui a fonctionné ou pas) et permet d’envisager « l’après ». Elle peut également « capitaliser de l’expérience, voire la transformer en savoirs susceptibles d’être réinvestis en d’autres circonstances »114 . Autant d’instants, de moments d’attention à soi qui permettent au praticien de développer un savoir s’analyser à travers son action professionnelle. Pour autant, il serait insuffisant de limiter la réflexion à une forme d’auto-évaluation perpétuelle  solitaire et décontextualisée, à mi-chemin entre l’autosatisfaction conservatrice et l’autodénigrement destructeur. La réflexion, un processus dynamique émancipateur. Dans un article récent, Christine Beauchamp, doyenne de la faculté des sciences de Bishop’ s University (Canada) dresse une synthèse de travaux anglo-saxons datant des vingt dernières années qui abordent la notion de réflexion. Elle fait ainsi le constat d’une instabilité notionnelle de ce concept que Fendler critiquait déjà en ces termes : « Le débat actuel sur la réflexion intègre une foule de sens : manifestation de la conscience de soi, approche scientifique de la planification de l’avenir, compréhension tacite et intuitive de la pratique, discipline améliorant la pratique professionnelle, manière de puiser à sa voix intérieure authentique, moyen de devenir un enseignant plus efficace ou stratégie de redressement des injustices de la société. Il n’est pas étonnant que la recherche et les pratiques de l’heure en matière de réflexion aient tendance à inclure des notions contradictoires et des programmes déroutants » (Fendler, 2003). L’analyse de Beauchamp cible essentiellement deux domaines, la formation des enseignants (initiale et continue) et l’enseignement supérieur, au sein desquels la thématique de la réflexion occupe une place centrale. Il s’en dégage différents angles d’approche de la notion qui permettent de l’étoffer. De manière transversale, un consensus émerge des définitions de la réflexion, pour la considérer comme un processus qui se déroule au fur et à mesure de l’activité professionnelle et qui fait intervenir des activités cognitives telles qu’observer, examiner, interpréter, comprendre, trouver des solutions, analyser, évaluer, construire, structurer, transformer. En les intégrant au processus, certains auteurs (Van Manen 1977, Sparks-Langer, Simmons, Pasch, Colton et Starko, 1991) ont abouti à une hiérarchisation de ces opérations cognitives. Au premier niveau de développement du processus de réflexion se situe la phase d’examen de ce qui existe (expérience, pratiques, hypothèses), au niveau suivant, la phase de compréhension de l’existant. Au dernier niveau, s’enchaînent la résolution de problème, l’analyse, l’auto-évaluation du  sujet et l’élaboration de nouvelles actions ou expériences, voire la transformation d’une expérience antérieure en quelque chose de nouveau (Beauchamp 2012, 28). Sur le plan des finalités, la réflexion ainsi envisagée est résolument dirigée vers un changement interne à l’individu, qui peut se décliner en termes d’apprentissage, d’autonomisation, voire d’émancipation de la personne, l’émancipation restant liée à la prise de risques. Une compréhension de soi qui mène l’acteur à penser différemment, justifier sa position, réfléchir à des actions ou à des positons, changer la façon de penser ou modifier « le savoir ». Cette première finalité ne doit cependant pas occulter la seconde, orientée vers un changement de l’individu dans son rapport au monde. Il s’agit alors pour le professionnel d’agir ou améliorer l’action, d’améliorer l’apprentissage de l’élève, de faire évoluer le moi ou la société.

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