La structure de l’Œuvre postmoderne ou le paradoxe de la totalité

La structure de l’Œuvre postmoderne ou le paradoxe de la totalité

L’unité de l’Oeuvre : a. La théorisation d’un concept genettien 

Dans son essai intitulé L’Œuvre de l’art 1 : Immanence et transcendance204 (1994), le théoricien français Gérard Genette établit une classification bipartite pour définir les œuvres d’art ; d’un côté, il range les œuvres immanentes, et de l’autre, il classe les œuvres transcendantes205. L’immanence renvoie au principe selon lequel tout est intérieur à tout (E. Le Roy, Dogme et critique, 9-10 ds Foulq.-St-Jean 1962), toutes les œuvres sont contenues en une seule, tout se répète. La transcendance – souvent un complément du caractère immanent de l’œuvre – fait, quant à elle, référence à la façon « dont une œuvre peut brouiller ou déborder la relation qu’elle entretient avec l’objet matériel ou idéal en lequel, fondamentalement, elle « consiste », [à] tous les cas où s’introduit une sorte ou une autre de « jeu » entre l’œuvre et son objet d’immanence.206 » Dans son jeu, l’auteur vise à rendre le(s) sens du texte difficilement accessible au lecteur, telle une chasse au trésor. Les œuvres transcendantes se subdivisent en trois catégories en fonction du mode choisi ; la transcendance par pluralité d’immanence (l’œuvre existe en plusieurs objet « non identiques et concurrents207 », comme c’est le cas des œuvres à répliques), qui se traduit par l’équation n objets d’immanence pour 1 oeuvre ; la transcendance par partialité (lorsque l’œuvre « se manifeste de manière fragmentaire ou indirecte208 », incomplète et défective, lacunaire, à trous, soit lorsque certaines parties « restent momentanément ou définitivement hors d’atteinte209 », comme c’est le cas de la Vénus de Milo sans ses bras, des ébauches et esquisses d’un texte), qui se traduit par l’équation 1/n objet d’immanence pour 1 oeuvre ; et la transcendance par pluralité opérale210 – qui nous intéresse tout particulièrement – (lorsque plusieurs œuvres sont rattachées à un objet seul et même d’immanence, qui peut revêtir plusieurs sens, diverses interprétations, comme c’est le cas des adaptations), qui se traduit par l’équation n œuvres pour 1 objet d’immanence). Concernant le dernier mode évoqué, plus que de « pluralité opérale », nous pourrions parler d’ « unité opérale », puisque les différentes œuvres, une fois rassemblées, apparaissent comme un ensemble, une unité. Soit les œuvres qui conforment l’Œuvre sont une autre version de la même œuvre – comme si l’auteur n’était jamais satisfait de la précédente et poursuivait sa tentative perfectionniste sans y parvenir –, soit elles se croisent – à travers leurs personnages, leurs thèmes. La pluralité – ou unité – opérale s’oppose catégoriquement au formalisme russe, à l’école critique issue du Cercle Linguistique de Moscou (des années 1920), qui considérait qu’une œuvre littéraire ne devait exister que par elle-même, ne renvoyer à aucune autre, à aucun auteur ni à aucun contenu extérieur, et devait s’envisager simplement du point de vue de sa forme, tel un ensemble d’éléments syntaxiquement ordonnés.

Le projet (unitaire) d’une vie : la création d’un système littéraire

Selon la terminologie genettienne, le projet unitaire de l’Œuvre223 d’un auteur porte le nom de « pluralité ou unité opérale ». Il s’agit là de viser le tout par l’ensemble de ses œuvres. Trois options s’offrent alors à l’auteur, que j’ai choisi de résumer sous la forme de points : 1. La transcendance par pluralité opérale :a. Les œuvres-ponts : les personnages, les thématiques, les esthétiques, les genres, les modes, l’identité auctoriale (autoficiton) se croisent, se répètent b. La duplication d’une même œuvre à l’infini comme reflet d’un perfectionnisme 2. La transcendance par partialité : a. Le processus d’occultation, de camouflage, de dissimulation, de troncation mis en place par l’auteur pour rendre difficile l’accès au sens du texte (son « objet d’immanence »). Ces points démontrent que l’unité peut s’obtenir à travers trois voies distinctes : la réécriture d’une même œuvre – bien qu’avec quelques variantes –, qui tend vers l’œuvre « parfaite » ; la répétition de certains composants littéraires (esthétiques, structuraux, formels, narratologiques, thématiques, génériques, des personnages) d’une œuvre à l’autre d’un auteur, qui créent des « ponts », un réseau d’interconnexions ; et le jeu métafictionnel (didactique, cognitif et ludique) qui unit le lecteur et le narrateur visant à faire de ce premier un personnage actif à part entière dans la fiction. Ces trois chemins menant à l’unité opérale peuvent parfois se combiner au sein d’une même Œuvre. Parfois, au-delà de ces procédés structuraux unitarisants, figure un projet de grande ampleur sur lequel repose le « système » littéraire de l’auteur. Ainsi, Mario Bellatin évoque son projet totalisateur d’écrire cent mille livres au cours de son existence : « Mario Bellatin a partir de ahora contará sus años de vida en libros y no en años, como es la costumbre. Cumplirá libros, por decirlo de alguna manera […]224 ». Il rappelle également dans Cien mil libros de Mario Bellatin la nécessité de tendre vers un objectif – y compris utopique – afin de s’en rapprocher. Il ne s’agit donc pas de l’atteindre, mais d’emprunter la voie qui permet d’y mener : Tengo escrito un librito sobre el proyecto. En líneas generales se trata de recuperar mi obra para tenerla físicamente conmigo y hacer con ella lo que me parezca necesario en ese momento. También pongo como fin tener 100 títulos –una cifra utópica porque nunca llegaré a ella– como una guía de escritura, como una suerte de vector. Tengo como regla siempre cargar con los libros, con al menos un ejemplar, para canjearlo según las circunstancias.225 Nonobstant, il n’omet pas de souligner l’invraisemblance de son projet totalisant à travers l’adverbe « puerilmente » : Cuando tres novelas aparecieron publicadas en un mismo volumen, el escritor advirtió una suerte de unidad que le hizo pensar un tanto puerilmente en que todos los libros no son más que uno.226 Ici, Bellatin se sert de son alter ego fictionnel, mario bellatin (adulte), pour évoquer subrepticement son projet. Effectivement, une fois réunis, ses cent mille œuvres n’en formeraient qu’une. Une unité opérale confirmée par le narrateur homodiégétique à la fin du roman Lecciones para una liebre muerta (2005) : Cuando tres novelas aparecieron publicadas en un mismo volumen, el escritor advirtió una suerte de unidad que le hizo pensar un tanto puerilmente en que todos sus libros no so más que uno solo. (BELLATIN, 2005, p. 130) La création d’une Œuvre monumentale n’est pas l’objectif d’un seul homme à l’heure actuelle. Il est d’ailleurs partagé par Bolaño et Enrigue. Le premier, à travers les multiples connexions de différents ordres qui s’établissent entre ses nombreux ouvrages, vise à constituer un monde qui lui est propre, dont les composants sont respectés par chacun de ces derniers (styles, personnages, structure, rythme, genre). en est un exemple. Le monumental roman est subdivisé à son tour en 5 romans qui partagent une trame commune. 

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