L’avènement démocratique

L’avènement démocratique

Comme nous l’avons signalé plus haut, pour assurer la transition du régime autoritaire vers un régime démocratique, la Concertación privilégie la démocratisation économico-sociale, voie susceptible de lui assurer une gouvernance démocratique stable. Ainsi, elle fait converger la sphère économique et la sphère sociale, en conciliant développement et justice sociale sous le slogan électoral d’une « croissance équitable ». Il lui faut, d’une part, assurer une croissance soutenue sur le long terme, continuer dans la voie du développement économique en cours depuis 1985, par le biais d’une hausse du taux d’investissement, une augmentation de la productivité et le maintien des équilibres macroéconomiques. D’autre part, la lutte contre la pauvreté devient un des axes vertébraux de la campagne électorale : il est urgent de diminuer le taux de la population qui vit sous le seuil de pauvreté et dans l’indigence. La politique de protection sociale est donc envisagée pour corriger les défauts sociaux du modèle selon une logique de ciblage. Elle vise la population exclue du processus de modernisation, les plus démunis, mais à aucun moment elle n’est intégrée à une perspective de droit social. Un haut fonctionnaire de ministère de l’Éducation témoigne : « Les orientations venaient d’en haut, c’est-à-dire de don Patricio, et ses conseillers ont adopté cette expression si bien tournée de “croissance avec équité”, qui indique que tu vas te soucier de surmonter la pauvreté et, qu’au même temps, tu vas donner de l’importance à la croissance ». Ce slogan politique, de « croissance équitable », devenu stratégie de développement économique160, va coïncider avec les propositions faites en mars 1990 par la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL) pour le développement des pays de la région. L’orientation que propose cette commission pour atteindre des niveaux de croissance soutenus est centrée sur l’amélioration de la compétitivité des économies de la région, à travers une transformation des structures productives dans un cadre de progression de la justice sociale, c’est-à-dire de progrès en matière d’équité Dans ce contexte, l’éducation n’est pas un domaine prioritaire, mais une sphère sectorielle parmi les autres de la politique sociale. Cette situation sera bien différente à la fin de ce mandat, après les efforts des autorités pour prendre en main les secteurs dans le but d’en faire une sphère de politique privilégiée. Avant de présenter les nouvelles autorités gouvernementales du secteur éducatif et la trame narrative qui débute avec la prise en main des institutions, nous essayerons de retracer ci-dessous le parcours des idées éducatives qui se préfigurent déjà tout au long des années 1980 par le travail, en éducation comme dans d’autres sphères du politique, des centres académiques indépendants (CAI). Idées qui pourront voir le jour et devenir matière de politique publique avec l’avènement de la démocratie.

L’aube d’une politique éducative 

Dans les années 1980, les CAI sont le lieu de regroupement des intellectuels opposés au régime de Pinochet, qui sont parvenus à maintenir et assurer le développement des sciences sociales.162 Le travail intellectuel est considéré dangereux, défini comme une sorte d’« activisme théorique » 163. Les CAI constituent dès lors un endroit privilégié de production de savoirs, où les intellectuels se retrouvent et continuent de développer leurs activités de recherche avec un certain degré de liberté et d’autonomie, c’est pourquoi, à l’époque, on les nomme les universités « informelles » ou « alternatives »   . Certains centres de coopération internationale, principalement européens et nord-américains, ont été la source principale – parfois même la seule – de financement de ces centres académiques. Ces organismes cherchaient à soutenir l’autonomie de l’activité de recherche ainsi que les processus de démocratisation dans les pays de la région, en orientant la recherche  fondamentale à produire des travaux sur la transition démocratique et ses défis dans les différentes sphères de l’exercice politique166 . Cette coopération a aussi permis le développement d’un réseau d’intellectuels au niveau national et international, ce qui a eu pour effet de réduire le regard « provincialiste » qu’elle pouvait avoir et a contribué à enrichir le débat d’idées et de savoirs, grâce à un réel pluralisme dans les orientations intellectuelles et les approches disciplinaires. Cet apport intellectuel a constitué un moteur important de l’avancée des connaissances au cours des années 1980. Ces organismes de recherches ont dû faire face à un milieu hostile, même s’ils comptaient sur la protection de l’Église et sur une protection « symbolique » due aux financements étrangers. Pour assurer leur survie, les CAI ont, d’une part, dû faire preuve d’un travail universitaire sérieux, sans lien partisan et, d’une autre, apprendre à agir dans un cadre délimité parce que « toléré » par le régime. Le travail qui se faisait dans ces centres académiques indépendants a été orienté principalement vers « l’intérieur », c’est-à-dire vers une discussion et une révision critique du passé politique, des transformations sociales et politiques du pays ainsi que de leurs conséquences. Ce fut également un espace où se développait une pensée critique envers la dictature et le modèle socio-économique qu’elle venait d’instaurer. Les chercheurs qui faisaient partie de ces espaces de réflexion appartenaient majoritairement aux élites intellectuelles de la gauche, attachés à une éthique de responsabilité et au « réalisme politique » : ils ne cherchaient pas à remettre en question l’ordre établi, mais plutôt à déterminer ce qui était possible dans le nouvel ordre de situation. Dans le champ de l’éducation, deux centres spécialisés concentraient la majorité des chercheurs : le Centre de recherche et développement sur l’éducation (CIDE) et le Programme interdisciplinaire de recherche sur l’éducation (PIIE). La plupart de l’élite techno-politique qui arrive au ministère, en 1990, et qui pose les bases de la politique éducative des deux  décennies qui vont suivre, vient d’un de ces centres. Deux autres centres spécialisés, moins important politiquement par la suite, mais qui ont contribué au débat de par leurs recherches en éducation sont le Centre d’étude indépendant en éducation de la Faculté latino-américaine de Sciences Sociales (FLACSO) et la Corporation de promotion universitaire (CPU). Les années 1980 sont très productives en termes de recherches et d’analyses sur les changements du système d’éducation, aussi bien d’un point de vue quantitatif que qualitatif. On distingue deux moments : dans un premier temps, ces recherches visent à obtenir des diagnostics sur l’état de l’enseignement au Chili, notamment dans le système scolaire, dans un contexte de rénovation de la pensée éducative. À partir de la deuxième moitié de la décennie, ces études seront consacrées à construire des propositions de politiques publiques pour un scénario de démocratisation, période dans laquelle la notion d’« éducation-démocratie » atteindra son climax. Nous étudierons ci-dessous chacun de ces moments de manière plus approfondie, avant de nous consacrer, dans un troisième temps, au premier programme élaboré pour la campagne électorale du gouvernement concertationniste.

À la recherche d’un diagnostic consensuel

Les recherches de la première moitié des années 1980 mettent en question des postulats jusqu’alors traditionnels de la pensé éducative, et critiquent fortement l’étatisme bureaucratique dans lequel s’est développée historiquement l’institution éducative. Les luttes pour la démocratie et pour l’égalité encouragent la réflexion sur une nouvelle organisation de l’éducation publique : décentralisée, participative, soucieuse des nouvelles pédagogies, loin de l’idée d’uniformité qui l’avait caractérisée précédemment167 . Eu égard à cette rénovation de la pensée éducative, le diagnostic concernant les récentes politiques éducatives menées par le régime militaire, qui ont transformé de manière radicale le modèle de financement et de gestion du système scolaire, n’est pas aussi tranchant que l’on aurait pu l’imaginer. Ces modernisations qui imposent un nouvel ordre social, en changeant le cours du processus d’évolution historique du système d’éducation, semblent pour le moins intéressantes ; elles sont jugées de manière ambivalente. Une des chercheuses du PIIE affirme: « C’est la perception qu’on avait des politiques du régime militaire qui a changé […] il y a une revalorisation des autonomies locales, de l’autonomie pédagogique, de l’autonomie financière » 168 . La municipalisation de l’éducation scolaire installée par le régime de Pinochet est une mesure contestée qui divise les opinions169 . Des chercheurs considèrent que la décentralisation permet, d’une part, la débureaucratisation, susceptible d’entrainer plus d’efficacité dans la gestion éducative et que, d’autre part, elle constitue un outil potentiel de démocratisation, puisqu’elle permet, dans un contexte démocratique, de rapprocher l’éducation des besoins territoriaux et de favoriser la participation des communautés régionales170 . Outre ces atouts, la décentralisation est aussi vue comme un moyen de perfectionner la rationalité marchande au sein de l’éducation, puisque c’est une manière de privatiser l’enseignement et le conflit social. En effet, les établissements municipaux doivent chercher des appuis économiques privés sous la forme de financement d’appui à la gestion municipale. Cette forme particulière de privatisation va de pair avec la « privatisation du conflit social », qui se traduit par la désarticulation des organisations sociales, d’une part, et par la fragmentation des responsabilités, de l’autre. Les demandes sociales deviennent alors des relations individuelles et multiples de négociation.

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