Le développement des compétences numériques de la petite enfance à l’âge scolaire

Le développement des compétences numériques de la petite enfance à l’âge scolaire

Bref retour historique

Depuis plusieurs décennies, les chercheurs s’interrogent sur la spécificité du domaine numérique et son développement ontogénétique et phylogénétique. Les premières études – longtemps influencées par les travaux menés par Piaget et le constructivisme piagétien – postulaient que l’enfant ne maitrisait pas le concept du nombre avant 7 ans. Le positionnement de Piaget quant aux traitements numériques correspond davantage à une vision des compétences numériques comme une habileté globale (Piaget, 1952). Ainsi, d’après Piaget, jusqu’à 18 mois environ, le bébé est au stade « sensori-moteur ». Il est alors capable d’explorer l’environnement d’un point de vue sensoriel et avec un contrôle moteur. Ensuite, par observation et internalisation des règles stables de l’environnement, l’enfant construirait petit à petit des connaissances mathématiques et logiques. Le principe de conservation du nombre serait alors une étape clef de la compréhension mathématique. Avant cette acquisition, il n’y aurait pas de véritable représentation numérique chez les bébés. Toutefois, quelques décennies plus tard, plusieurs résultats expérimentaux montraient que les très jeunes enfants seraient en mesure de traiter le nombre de manière visuo-spatiale et non langagière. Ainsi, de nombreux chercheurs se sont intéressés aux compétences numériques précoces et ont montré que les bébés sont capables de discriminer des numérosités, de comprendre les relations entre deux quantités ainsi que de comprendre et anticiper le résultat de situation d’ajout ou de retrait sur une quantité. Ces résultats amènent alors à reconsidérer la thèse piagétienne en reprochant notamment à Piaget d’utiliser des épreuves verbales qui ne permettent pas de révéler les compétences des jeunes enfants. Aussi, les questions posées aux enfants sont trop complexes, le langage faisant obstacle. De plus, l’interprétation et la compréhension des enfants sont différentes de celles des adultes. En réalisant le même type d’épreuve sans recourir au langage, on a pu constater que les enfants sont bien capables d’une compréhension rudimentaire. Bien sûr, il est probable que ces deux types d’activités ne mesurent pas exactement les mêmes processus. Toutefois, il semblerait que les épreuves utilisées par Piaget n’étaient pas adaptées pour étudier les prémisses de la représentation et de la compréhension du concept de nombre chez l’enfant. Le développement des compétences numériques de la petite enfance 27 Néanmoins, Piaget a été le premier à parler d’intelligence préverbale chez le bébé et c’est aussi grâce à ces travaux que les études sont sur le développement cognitif de l’enfant dès le plus jeune âge ont pu émerger. Deux courants se sont alors opposés dans les études expérimentales : le nativisme et le constructivisme post-piagétien. Le nativisme, qui considère une continuité entre l’animal et l’homme, postule que les compétences numériques découvertes chez les animaux se rapprochent de celles des bébés et des êtres humains. Il y aurait ainsi un « état initial » de connaissances pour certaines facultés mentales. Depuis, plusieurs contre-arguments sont venus en porte-à-faux à ce courant. Le noyau de connaissance supposé présent dès la naissance n’a en réalité été observé qu’à partir de 2 mois (Spelke, 2000). De plus, les nativistes ne prennent pas en compte l’aspect développemental des acquisitions et le poids de l’environnement, comme si aucune évolution n’était possible après la naissance. Le constructivisme post-piagétien (notamment avec Fuson, 1988, 1995) intègre les contraintes précoces et le poids de l’environnement socio-culturel. Ce courant prend en compte les connaissances précoces sans considérer pour autant qu’elles soient innées. Ces connaissances s’enrichissent avec l’âge et l’expérience de chaque enfant. Si l’existence de capacités précoces de quantification est aujourd’hui largement montré, deux positionnements théoriques différents s’opposent quant à leur nature : le premier plaide l’existence d’un système numérique inné de traitement analogique et le second repose sur des mécanismes non numériques (capacités pré-attentionnelles et de représentation ainsi qu’un mécanisme analogique perceptif). Des auteurs comme Gallistel et Gelman (1992) ou Wynn (1995) considèrent qu’il existe un système inné de traitement des quantités (cf. le modèle de l’accumulateur de Meck). Il y aurait ainsi une base phylogénétique aux capacités numériques précoces. Dans ce modèle, les représentations des quantités sont variables mais se distribuent normalement autour d’une moyenne. Plus la quantité à évaluer est importante plus la variabilité est marquée. Dehaene s’inscrit dans ce courant de pensée et développe l’idée un mécanisme inné de détection numérique présent aussi chez les animaux qui se développeraient tout au long de l’enfance. Les études chez l’animal par exemple, ont montré que les animaux sont capables de discriminer des quantités selon un certain rapport sans connaître les symboles numériques et sans apprentissage préalable (Brannon, 2005 ; Mechner, 1958). Cette représentation primaire des nombres serait traitée par le « système numérique approximatif (ANS). Elle est présente très précocement chez les bébés puis plus tard chez les 28 adultes qui maîtrisent le langage et les représentations symboliques des nombres. Dehaene, inspiré de l’idée de l’accumulateur, défend également l’idée d’une « ligne numérique mentale » comme représentation mentale des nombres.

Les acquisitions numériques précoces

Les études chez le bébé sont pertinentes pour découvrir et analyser les compétences initiales qui influencent ou déterminent le développement de la cognition numérique. Toutefois, il n’est pas toujours aisé d’étudier et d’interpréter les performances des enfants si précocement. Les études chez le bébé utilisent principalement le paradigme d’habituation et se basent sur l’analyse des temps de fixation oculaire en situation de discrimination numérique (symbolique ou non).

La discrimination numérique chez le bébé

Dès 6 mois, les bébés savent discriminer deux quantités dans un rapport de 2 à 1 avec par exemple 8 contre 16 objets, même en contrôlant les variables continues telles que la taille des éléments ou la densité (Brannon, Abbott et Lutz, 2004 ; Xu et Spelke, 2000). Il semblerait même que, dès la naissance, les enfants présentent une sensibilité à la congruence entre les nombres, qu’ils soient présentés dans la modalité auditive ou visuelle, ce qui est en en faveur de l’existence de connaissances numériques intermodales chez les bébés (Izard, Sann, Spelke, et Streri, 2009). L’une des premières études à montrer que les bébés reconnaissent les petites quantités a été réalisée par Starkey et Cooper en 1980. Avec un paradigme d’habituation, ils ont mesuré les temps de fixation oculaire chez des bébés de 16 à 30 semaines lorsqu’on leur montre une diapositive avec 2 et 3 points ou 4 et 6 points noirs. Les résultats indiquent un temps de fixation supplémentaire lorsque la quantité change, indiquant que les bébés discriminent les quantités 2 et 3 puisqu’ils réagissent au changement de numérosité. En revanche, les bébés ne font pas la différence pour 4 et 6 points. Les auteurs concluent que dès 22 mois, les enfants sont en mesure de se représenter et de mémoriser les petites quantités. Par la suite, d’autres chercheurs ont retrouvé les mêmes résultats à partir de 6 mois d’âge, et même quelques jours après la naissance (Antell et Keating, 1983). Strauss et Curtis (1981) ont observé les capacités de bébés de 10 à 12 mois à discriminer 2 à 5 objets homogènes ou hétérogènes sur des photographies. Durant la phase d’habituation, ils ont présenté des diapositives de deux patterns contenant 2 à 5 objets (maisons, animaux…). En fonction des conditions, les deux patterns représentaient le même nombre et type d’objet (condition homogène) ou seulement le même nombre (condition hétérogène). Ensuite, durant la phase de test, chaque diapositive contenait un pattern avec un objet de plus ou de moins. Les résultats indiquent que, quel que soit le type d’objets, les bébés de 10 à 12 mois réussissent bien à discriminer 2 contre 3 objets mais qu’au-delà et pour un écart d’un objet (3-4, 4-5 objets), ils y arrivent de moins en moins. Ainsi, la variation perceptive de l’objet n’influence pas la réaction des enfants. Plus récemment, Xu et Spelke (2000) ont demandé à des enfants de 6 mois de discriminer différentes quantités d’objets. Les enfants sont capables de discriminer 8 objets de 16 mais pas 8 de 12 (rapport de 2 à 3). Les auteurs concluent que la capacité à se représenter les numérosités est présente très précocement, avant le développement langagier et les apprentissages numériques symboliques. D’autres études présentent des résultats similaires avec une discrimination possible pour 4 contre 8 et 16 contre 32 mais pas 16 contre 24 éléments (Xu, 2003 ; Xu, Spelke et Goddard, 2005 ; Wood et Spelke, 2005 ; Brannon, Abbott et Lutz, 2004). 30 Les résultats de ces études sont en faveur de l’existence d’une capacité à discriminer les quantités avant toutes acquisitions langagières verbales ou écrites. Dès 6 mois, les bébés sont en mesure de distinguer des objets dans un rapport 1 à 2. Dès 9 mois, la discrimination est possible dans un rapport de 2 à 3 ; leurs compétences se rapprochant alors des capacités de discrimination adultes. Cette compétence ne serait donc pas uniquement liée à l’éducation formelle, mais préexisterait déjà très précocement. En revanche, quand on dépasse les petites quantités, le traitement numérique est lié à un processus différent, puisque les jeunes enfants répondent plutôt de manière approximative (Mix, Huttenlocher et Levine, 2002), sollicitant le système numérique approximatif. 2.2. Une perception multimodale du nombre Il semblerait que les compétences numériques des bébés soient multimodales. En effet, des études ont montré qu’ils étaient capables de discriminer des sons. Cette découverte fait suite à l’observation de Bijeljac-Babic, Bertoncini et Mehler (1993) concernant la capacité des bébés à décomposer des sons de parole en syllabes. Ils ont montré que les bébés de 4 jours sont capables de discriminer des sons de 2 et 3 syllabes. Plus récemment, Lipton et Spelke (2003) ont étudié les capacités des bébés de 6 à 9 mois à discriminer de longues séquences sonores. Dès 6 mois, les bébés sont en mesure de discriminer 8 sons de 16 sons mais pas 8 de 12. A 9 mois, les enfants semblent augmenter leurs habiletés discriminatoires puisqu’ils sont en mesure de discriminer 8 sons de 12. Il semble alors que dès le plus âge, les bébés perçoivent des quantités plus ou moins grandes et les distinguent, et que leurs compétences augmentent très rapidement avec l’âge pour ce type d’épreuve. Et cela bien avant l’acquisition du langage. De la même manière, les enfants seraient capables de discrimination dans des contextes non directement numériques avec des séquences d’actions. Par exemple, dès 6 mois, ils seraient en mesure de discriminer un nombre d’action comme un nombre de sauts (Wood et Spelke, 2005 ; Wynn, 1996). Est-ce que les jeunes enfants perçoivent le nombre de manière indépendante à la modalité visuelle ou auditive ? Starkey, Spelke et Gelman (1983 ; 1990) ont présenté à des bébés de 6 à 8 mois des diapositives composées à droite de deux objets communs et à gauche de trois objets. En parallèle, les bébés pouvaient entendre une séquence sonore. Les résultats indiquent que les bébés 31 regardent plus longtemps la diapositive contenant le même nombre d’objet que le nombre de sons. Ainsi, les enfants sont capables d’apparier les nombres dans des modalités sensorielles différentes et ce dès le plus jeune âge. L’explication apportée par les auteurs est que les enfants perçoivent les sons ou les configurations géométriques comme des nombres. L’étude d’Izard, Sann, Spelke et Streri (2009) apporte également un éclairage sur la question. Les chercheurs étudient les capacités discriminatoires numériques chez les nouveaux nés. Pour cela, ils présentent à des bébés de quelques heures des associations de sons et d’objets et observent les temps de regard. Les résultats indiquent que les nouveaux nés discriminent des appariements congruents de 4 à 18 objets avec des séquences sonores. Ils regardent significativement plus longtemps les quantités congruentes avec les sons présentés durant la familiarisation dans un ratio de 3 à 1 (4 contre 12 ou 6 contre 18). Mais les résultats de ces différentes études sont discutables quand il s’agit d’interpréter les capacités observées en termes de compétences numériques ou de compétences non spécifiquement numérique. Ces résultats n’ayant pas toujours été répliqués et certaines études trouvant des résultats contradictoires, il est difficile à ce jour de statuer sur l’indépendance de la représentation numérique chez le jeune enfant.

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