LE MUSEE COMME VITRINE DE LA NATION ET DE SES FRACTURES

LE MUSEE COMME VITRINE DE LA NATION ET DE SES FRACTURES

Une construction nationale laborieuse

Sous la présidence de Belisario Betancur (1982-1986), un processus de paix avec les différents mouvements guérilleros est engagé. Cette ouverture permet la création de l’Union Patriotique (UP) en 1985. Ce parti politique regroupant différents membres de groupes guérilleros22 ébranle le fragile équilibre social du pays. Les grands propriétaires terriens et l’ensemble des partis dits conventionnels voient en cela la dangereuse avancée de la gauche dans le pays. De plus, la pression des États-Unis fait plier peu à peu la politique de négociations engendrée par Belisario Betancur. L’UP, à peine créée, est déjà l’objet de persécutions. Ces nouvelles tensions amènent la célèbre prise du Palais de Justice par le mouvement de guérilla M-19 (Movimiento 19 de Abril), le 6 novembre 1985. Bien que le Palais soit repris par l’armée le jour suivant, cet événement reste gravé dans les esprits. Les mouvements de guérilléros sont alors partout, et même à Bogota. Le début des années 1980 est aussi la période de mise en place de bandes paramilitaires qui s’implantent un peu partout dans le pays mais plus spécifiquement dans les départements du nord et du centre comme le Cesar ou le Bolívar qui font partie de la région nommée le Magdalena Medio. Cette implantation de groupes d’auto-défense coïncide également avec l’arrivée de grandes familles de narcotrafiquants dans la région de Puerto Boyacá. Pendant ce temps, l’UP est décimée. Entre sa création et la perte de sa personnalité juridique en 2002, l’Observatoire de Mémoire et Conflit du CNMH dénombre la mort d’au moins 4 153 victimes23 . Des milliers de militants sont assassinés, deux candidats aux présidentielles et de nombreux maires issus de ce parti sont eux aussi tués par des paramilitaires, des narcotrafiquants ou des membres des forces armées de l’État. Ces assassinats sont reconnus en 2014 comme délits de lèse humanité par la Fiscalité Générale de la Nation. Seulement deux ans après la création de l’UP, en 1987, le traité de cessez-le-feu est rompu et de nombreux guérilleros reprennent les armes. Pourtant, le parti continue d’exister et essaie même de prendre ses distances avec les FARC. En 1988 l’UP comptabilise quinze maires et dix députés. Il faut noter qu’à la fin des années 1980 et au début des années 1990, les narcotrafiquants prennent possession des bandes paramilitaires qui deviennent souvent leurs bras armés. D’ailleurs des règlements de comptes entre le Cartel de Medellín et des chefs de groupes paramilitaires sont extrêmement courants, ce qui permet aux narcotrafiquants de prendre possession de tout un groupe paramilitaire dès la mort du leader. En 1989, le Cartel de Medellín fait appel à un nouveau mode opératoire contre l’État, moins centré sur un individu, il utilise des attentats à la bombe par exemple dans les locaux du journal El Espectador ou dans un avion de la compagnie Avianca. Les chiffres officiels parlent de 5 500 morts directement liés au Cartel de Medellin entre 1989 et 1993. Parmi ces milliers de morts, 550 policiers, chaque homicide étant payé en moyenne deux millions de pesos colombiens par Pablo Escobar. La mort de ce dernier n’entraine pas la chute du narcotrafic puisque le Cartel de Cali assied sa puissance, et de petites bandes éparpillées issue du Cartel de Medellin continuent leurs activités. Fait important, les paramilitaires se retrouvent dans une situation paradoxale, aux côté de l’État lorsqu’il s’agit de lutter contre la guérilla et contre lui en ce qui concerne le narcotrafic.Les informations précédemment citées, pourtant d’une grande importance pour l’histoire contemporaine colombienne sont quasi inexistantes au sein du discours muséographique du Musée National de Colombie. L’espace a été construit d’une manière chronologique à partir du moment où l’artiste colombienne Beatriz González fut conseillère pour l’institution, de 1975 à 1982. Elle fut ensuite conservatrice des collections d’art et d’histoire de 1990 à 2004. Cette vision traditionnelle du musée est en train d’évoluer avec sa 23 CENTRO NACIONAL DE MEMORIA HISTÓRICA, Todo pasó frente a nuestros ojos. El genocidio de la Unión Patriótica 1984-2002, Bogotá, CNMH, 2018. 24 Source des chiffres donnés : « Las cifras del mal », Semana, 23 novembre 2013. 20 rénovation vers une exposition permanente thématique. Le second étage correspond à la période allant de 1886 à 1965. A cet étage, il existe quatre salles, une rotonde centrale, espace d’exposition, entre autres, de chefs-d’œuvre de Fernando Botero, une salle appelée « République de Colombie, 1887-1910 », une autre nommée « Idéologies, art et industrie, 1910-1948 », et une dernière sobrement appelée « Modernités, 1948-1965 ». Cette délimitation chronologique est très intéressante, bien entendu parce que ces dates n’ont pas été choisies au hasard, mais surtout car il s’agit d’un parti pris du musée. Mille-neuf-centquarante-huit correspond à la date du Bogotazo, cet événement historique du 9 avril, le jour où Jorge Eliécer Gaitán est assassiné en plein cœur de la capitale. Ironiquement, il s’agit également du jour durant lequel devait être inauguré le Musée National de Colombie au sein des locaux du Panoptique, l’ancienne prison de Cundinamarca, son actuel édifice d’accueil. Il sera finalement inauguré le 2 mai. Tout un espace est consacré à Gaitán, sa voix résonne dans l’ancienne cellule grâce à l’enregistrement d’un de ses nombreux discours qu’il donnait sur la Place de Bolívar, à Bogota. Nous y trouvons même exposé son masque funéraire. Le reste de ses effets personnels, par exemple le costume qu’il portait le jour de son assassinat, est jalousement gardé au sein de la Casa Museo Jorge Eliécer Gaitán, elle aussi à Bogota. Au Musée National, outre les informations biographiques concernant ce personnage d’importance première qu’était Gaitán, se trouvent également des photographies du Bogotazo, ainsi que la description de l’événement, heure par heure. A 13h05, Jorge Eliécer Gaitán, accompagné de quelques amis proches, sort de son bureau qui se trouve au croisement de l’Avenue Jiménez et de la Septième Avenue. Des tirs d’arme à feu retentissent, Gaitán s’écroule sur le trottoir. Il est touché à la tête et bien qu’il respire encore, le coup a été mortel. Il est évacué en taxi vers la Clinique Centrale. Le tueur, Juan Roa Sierra, n’a pas le temps d’expliquer son geste que déjà la foule est ameutée par les cris des personnes se trouvant près du lieu de l’assassinat. Il est lynché, battu à mort par les membres d’un peuple abasourdi et enragé, ce qui ne permettra jamais de savoir pourquoi il avait tué le « caudillo ». Il est traîné au sol jusqu’au Palais présidentiel puis sa dépouille est abandonnée sur la Place de Bolívar. Pendant ce temps, la nouvelle de la mort de Gaitán s’est répandue dans Bogota et de nombreuses personnes cherchent alors à s’armer. Les stations de radio sont désormais aux mains de partisans du gaitanisme et ils somment la population de mettre en place la révolution. On fait irruption au Parlement dont les locaux sont détruits. A ce moment-là il n’y 21 a qu’un seul coupable possible pour la foule : le Président conservateur Mariano Ospina Pérez. Cependant personne n’est prêt à riposter convenablement aux tirs de la garde présidentielle qui fait alors de nombreuses victimes. Dès que les modes de communication furent récupérés par le gouvernement, on annonça qu’à Bogota le mouvement s’était essoufflé et qu’il n’y avait pas lieu de continuer la lutte. Il fallait alors trouver une issue politique. Après de longs échanges entre les libéraux et le Président conservateur dans la nuit du 9 avril 1948, il est décidé le matin suivant la mise en place effective d’une Union Nationale. Ce que le Musée National omet de dire c’est que le Bogotazo se termine véritablement au matin du 10 avril lorsqu’il fallut déplacer les corps et les conduire du centre de la ville jusqu’au Cimetière Central. Beaucoup furent enterrés dans des fosses communes car aucun des proches n’était venu reconnaître les corps. Le nombre exact de morts durant cet épisode anarchique de l’histoire colombienne n’est pas connu mais il se situerait entre 1 500 et 2 500 victimes. Ce qui est également frappant, c’est la fracture qui existe au sein du discours muséographique de l’institution. La salle « Modernités, 1948-1965 », expose des œuvres d’art moderne sans explications historiques, ou alors très peu (voir étude de cas au prochain paragraphe). Il s’agit de l’unique salle d’exposition du musée qui n’utilise pas un fil conducteur historique. Pourquoi cette singularité ? Ce que le Musée National garde également sous silence, c’est que le Bogotazo soit considéré comme l’élément déclencheur du conflit armé colombien par de nombreux historiens. Officiellement, on fait débuter ce conflit en 1964, date de la création des FARC. C’est pour cette raison que l’on parle ordinairement de « la fin de plus de 50 ans de conflit » 

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