Le tabac et les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin 

Distinction entre maladie de Crohn colique et rectocolite hémorragique

La distinction entre RCH et MC n’est pas toujours nette. Dans 10 à 20% des premières poussées de MICI colique pure (jusqu’à 50 % en cas de colique grave inaugurale), il n’est pas possible de trancher entre les diagnostics de MC et de RCH : on parle alors de colite inclassée. Pour progresser dans le diagnostic, on peut s’aider d’arguments épidémiologiques, sérologiques et morphologiques.
L’une des caractéristiques différentielles importantes entre la MC et la RCH est la topographie des lésions: pour la RCH, nous retrouvons une atteinte constante du rectum et l’absence de lésion extra-colique alors que la MC touche l’ensemble du tube digestif. Au niveau endoscopique, nous retrouvons une atteinte transmurale dans la MC, responsable de fistules alors que l’atteinte est superficielle pour la RCH sauf dans les formes graves.
Pour la RCH, la topographie des lésions lors du diagnostic s’établit comme suit : Le rectum est toujours atteint : les rectites sont les plus fréquentes (40%), puis viennent les rectosigmoidites (30%), les atteintes jusqu’à l’angle colique gauche (15%) et les pancolites (15%). Les lésions de la MC atteignent avec prédilection l’iléon, le côlon et l’anus. Les différentes formes topographiques se répartissent de la façon suivante : iléites pures : 25%, iléocolites : 50%, colites pures : 25%. Dix pour cent des patients ont aussi des lésions anales spécifiques.

Le microbiote intestinal : cause ou conséquence des MICI ?

La microflore intestinale humaine (le microbiote) est composée de 400 à 600 espèces bactériennes qui forment une biomasse interactive. Ce microbiote arrive à stabilité à l’âge adulte mais sera soumis à de multiples facteurs (alimentation, prise d’antibiotiques, tabagisme) pouvant entrainer son dérèglement : la dysbiose. Les microorganismes présents dans la lumière intestinale (microflore fécale) diffèrent de ceux adhérents à la muqueuse intestinale (nécessitant une biopsie colique) du fait des conditions écologiques propres à ces deux écosystèmes. On étudie donc le microbiote fécal et le microbiote adhérent à la muqueuse intestinale (MAM).
Chez un individu sain, le microbiote fécal est constitué principalement de trois groupes : les Bacteroidetes, les Fermicutes et les Actinobactéries. Ce microbiote chez le sujet sain semble stable au cours du temps et est caractérisée par une grande biodiversité.
Chez les patients atteints de MICI, on retrouve une dysbiose au niveau du microbiote fécal et du MAM, il y a une perte de stabilité et de diversité. En effet des bactéries considérées comme «bénéfiques» pour l’hôte sont quantitativement diminuées chez les patients atteints de MICI . Parmi ces bactéries on retrouve celles du phylum des Fermicutes notamment Faelibacterium Prausnitzii, des lactobacillus et des Bifidobacteria. Les bactéries du phylum des Fermicutes produisant du butyrate sont connues pour stimuler les LTreg et réduire l’inflammation . A l’inverse, certains micro-organismes pathogènes pro-inflammatoires tels que les Escherichia Coli adhérents et invasifs (AEIC) et Mycobacterium avium paratuberculosis ont été retrouvés en plus grand nombre, notamment chez les patients atteints de MC. Il a aussi été mis en évidence chez les patients atteints de MC, active ou non, que la flore dominante est composée de groupes phylogéniques inhabituels, avec une diminution des Fermicutes et plus particulièrement F.prausnitzii. Par ailleurs, la perméabilité du biofilm adhérent à la muqueuse chez ses patients était altérée résultant en une augmentation significative de la densité bactérienne. Une diminution de F. prausnitzii était également observée au niveau de la muqueuse iléale de patients opérés pour une iléite de Crohn. Son taux était inversement corrélé au risque de récidive postopératoire(36). Les gènes NOD2, IL-23R et ATG16L1, actuellement reconnus comme impliqués dans l’étiologie des MICI, seraient liés aux interactions entre le système immunitaire et le microbiote .
Malgré des arguments convaincants en faveur d’un rôle causal de la dysbiose sur la physiopathologie des MICI, l’état actuel des connaissances ne permet pas d’établir avec certitude un lien direct entre dysbiose et inflammation.

Le comportement tabagique

Tout comportement est appris, renforcé et entretenu en fonction de l’utilité perçue par le fumeur. L’utilisation prolongée du tabac résulte d’un apprentissage renforcé par deux types de mécanismes positifs et négatifs.
Le renforcement positif: Lorsque le comportement a des conséquences positives et bénéfiques, il est renouvelé, c’est le renforcement positif, qui rapidement induit la dépendance psychique. Cette dépendance traduit le besoin de retrouver les sensations agréables liées à la consommation de la substance. Chaque bouffée de cigarette réalise un « shoot » de nicotine et exerce un effet renforçateur maximum.
Les effets psycho-actifs de la nicotine sont à l’origine des sensations de plaisir, détente, stimulation intellectuelle, effets thymorégulateurs. Le fumeur reproduira son comportement pour retrouver ces effets.
Le renforcement négatif :Le comportement est renouvelé, si son arrêt entraine des troubles avec un état de malaise. Il s’agit du renforcement négatif qui aboutit plus ou moins rapidement à la dépendance physique.
Chez le fumeur, cette sensation désagréable est due au manque de nicotine : irritabilité, nervosité, agitation, anxiété, perturbations du sommeil, humeur dépressive, troubles de la concentration intellectuelle, augmentation de l’appétit ou constipation. On parle de syndrome de manque. Ces manifestations de manque ne se présentent pas forcement systématiquement. Les fumeurs adaptent leur consommation pour entretenir leur nicotinémie à une concentration optimale pour leur organisme : c’est le phénomène d’auto titration.
Plus le niveau de dépendance est important, plus le seuil de nicotinémie est élevé et plus le fumeur consomme pour maintenir son seuil de satisfaction.

Tabac et maladie de Crohn

Le pourcentage de fumeurs actifs dans un groupe de patients atteints de MC est significativement plus élevé que celui observé dans une population témoin appariée selon le sexe et l’âge (45-55% vs 30-40%). La première étude établissant une relation entre la MC et le tabagisme date de 1984 et a été réalisée par Sommerville et al. Il s’agit d’une étude cas-témoins incluant 82 patients atteints de la MC et des patients contrôles, interrogés sur leurs habitudes tabagiques. Cette étude révèle que les patients atteints de la MC sont plus sujets à fumer que les patients contrôles. En effet, le risque relatif de développer la MC est de 4.8 pour ceux qui fumaient au moment du diagnostic, et de 3.5 pour les fumeurs actuels par rapport aux groupes témoins . La méta-analyse de Calkins atteste de façon probante de l’implication du tabagisme dans la MC : le risque d’être atteint de cette maladie chez le fumeur est le double de celui chez le non-fumeur (odds ratio OR 2.0 intervalle de confiance à 95% IC : 1.65-2.47) et les anciens fumeurs ont plus de risque de développer la maladie que les non-fumeurs (OR : 1.8, IC 95% : 1.33-2.51). D’autres études telles que Mahid et al. en 2006 (association positive MC et tabagisme actuel : OR poolé :1.76)  ou plus récemment en 2014 Karczewski et al. réalisant une étude sur 95 patients atteints de MICI dont 51 atteints de MC comprenant 33 fumeurs (60%) confirment les études précédentes . Chez les patients atteints de MC, une relation dose-effet a été mise en évidence, les gros fumeurs présentent une maladie plus active et un risque plus important de rechute. Cependant, une consommation à moins de 10 cigarettes par jour («petit fumeur») représente un risque augmenté par rapport aux non-fumeurs en termes d’activité de la maladie et de besoins thérapeutiques. Cette étude montre qu’un tabagisme même modéré est néfaste . Cette association positive entre MC et tabagisme ne s’applique pas à tous les groupes ethniques ou à toutes les régions géographiques. Le tabac n’a en effet presque aucune influence sur les MICI chez les juifs d’Israël. Des facteurs génétiques joueraient un rôle protecteur vis-à-vis des effets délétères du tabagisme dans la population juive .
A noter aussi que certaines études réalisées en Asie, notamment en Chine ne retrouvent pas d’association positive entre tabagisme et MC . En Asie et en Afrique est retrouvé un fort niveau de fumeurs mais une faible incidence de MC, c’est l’inverse pour certains pays d’Europe ayant une forte incidence de MC mais un faible taux de fumeurs. D’autres études sont nécessaires pour étayer l’impact du tabagisme dans les pays asiatiques .

Tabac et rectocolite hémorragique

La rectocolite hémorragique touche préférentiellement les non-fumeurs et les anciens fumeurs. Cette première observation a été documentée par Samuelsson en 1976 lors d’une étude épidémiologique sur la RCH . C’est Harries et al en 1982 qui confirme cette observation en réalisant une enquête sur les habitudes tabagiques chez les patients atteints de MICI. Seulement 8% des 230 patients atteints de RCH étaient des fumeurs actifs comparés aux groupes de témoins appariés pour l’âge et le sexe qui comptaient 44% de fumeurs actifs .
Le pourcentage de fumeurs actifs (fumant plus de 7 cigarettes par semaine) dans un groupe de patients ayant une RCH est de 10-15%. Ces pourcentages sont beaucoup plus faibles que ceux retrouvés chez une population de même âge et même sexe (25-40%). le nombre de patients ayant fumé au cours de l’évolution de leur maladie s’élève à 15-20%. La méta-analyse de Calkins de 1989 confirme l’association inverse entre tabagisme et RCH avec un OR poolé de 0.41 (fumeur vs non-fumeur). Elle montre l’existence d’un risque plus important d’être atteint de la RCH chez les anciens fumeurs : l’Odd ratio poolé entre anciens fumeurs et non-fumeurs est de 1.64. De plus, cette méta-analyse met en avant une relation doses-effet entre le niveau d’exposition tabagique et le risque de RCH : une consommation tabagique importante diminue le risque de RCH . Cette relation dose-effet a été relayée dans d’autres études, les gros fumeurs (13 paquet-années) seraient moins sujets à développer une RCH que les fumeurs légers (0.320 paquet-années). Les fumeurs actuels qui ont un diagnostic de RCH sont moins susceptibles d’avoir une maladie virulente que les anciens fumeurs ou non-fumeurs .
D’autres études épidémiologiques ont conforté cet effet inverse du tabac telles que l’étude de Jick et al. en 1983, Gyde et al. 1982 et Vessey et al. en 1986. Dans la communauté Mormone en Angleterre et en Irlande, où l’on refreine les pratiques tabagiques, Penny et al. met en évidence un risque 5 fois plus élevé d’être atteint de RCH comparé à la population générale (63,66). Plus récemment, la méta-analyse de Mahid et al. (Fumeur vs non-fumeurs : OR : 0.58) ainsi que celle de Luo at al. ( OR :0.40) montrent l’effet protecteur du tabac sur la RCH, et font remarquer qu’être un ancien fumeur augmente le risque de développer la RCH ( OR : 1.79,OR : 1.81 respectivement). Les anciens fumeurs ont un risque 1.7 fois plus élevé de développer une RCH par rapport aux non-fumeurs, surtout pendant les deux années suivant le sevrage . Par conséquent, l’effet du tabac est seulement suspensif, il disparait à l’arrêt du tabac. Le risque de développer une RCH n’est pas diminué chez les anciens fumeurs .

Table des matières

INTRODUCTION
Partie I : Les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin
I. Définition 
A. La maladie de Crohn
B. La rectocolite hémorragique
C. Distinction entre maladie de Crohn colique et rectocolite hémorragique
II. Epidémiologie
A. Concernant la maladie de Crohn
1. Cartographie de la MC : répartition mondiale, européenne, en France
2. Répartition de la MC en fonction de l’âge et du sexe
B. Concernant la rectocolite hémorragique
1. Cartographie de la RCH : répartition mondiale, européenne, en France
2. Répartition de la RCH en fonction de l’âge et du sexe
III. Physiopathologie
A. Facteurs génétiques
1. Formes familiales et études des jumeaux
2. Autres arguments en faveur de l’implication de facteurs génétiques
3. Les gènes de susceptibilité au MICI
a. Les gènes de susceptibilités explorés dans la MC
b. Les gènes de susceptibilité explorés dans la RCH
B. Facteurs environnementaux (tabac exclu)
1. L’appendicectomie
2. Les contraceptifs oraux (CO)
3. Les facteurs diététiques
4. L’amélioration des conditions d’hygiène
5. Autres facteurs
C. Facteurs immunitaires
1. Altération de la barrière épithéliale intestinale
2. Dérégulation de la réponse immunitaire
D. Le microbiote intestinal : cause ou conséquence des MICI ?
PARTIE II : Le Tabac 
I. Définition 
II. Epidémiologie 
III. Composition du tabac 
A. La nicotine
1. La pharmacocinétique de la nicotine
2. La pharmacodynamie de la nicotine
a. Les effets centraux de la nicotine
b. Les effets périphériques de la nicotine
B. Les autres composants
1. Le monoxyde de carbone
2. Les substances cancérigènes
3. Les métaux lourds
4. Les substances irritantes
5. Les additifs
IV. La dépendance tabagique
A. Le comportement tabagique
1. Le renforcement positif
2. Le renforcement négatif
B. La dépendance physique
C. La dépendance psychique
D. La dépendance comportementale
V. Les complications du tabagisme actif 
VI. Le tabagisme passif 
Partie III : Le tabac et les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin 
I. Epidémiologie 
A. Tabac et maladie de Crohn
B. Tabac et rectocolite hémorragique
C. Genres et impact du tabac
II. Physiopathologie des effets du tabac sur les MICI 
A. Rappel : Effets du tabac sur l’immunité et l’inflammation
1. Les effets sur l’immunité
a. Effets du tabac sur l’immunité innée
b. Effets du tabac sur l’immunité adaptative
2. Effets sur les médiateurs de l’inflammation
B. Les effets du tabac sur l’inflammation intestinale
1. Etude du tabagisme sur les colites expérimentales mimant la MC
a. Les effets de la fumée de cigarette
b. Les effets de la nicotine
c. Les effets du monoxyde de carbone (CO) et du TCDD
2. Etude du tabagisme sur les colites expérimentales mimant la RCH
a. Les effets de la fumée de cigarette
b. Les effets de la nicotine
c. Les effets du monoxyde de carbone et du TCDD
3. Résumé des études expérimentales
4. Les effets du tabac sur l’intestin grêle et le côlon
a. Les modèles animaux
b. Les études sur l’homme
C. Les effets délétères du tabagisme sur la maladie de Crohn
1. Altération des mécanismes de défenses anti- microbiens
a. Implication de NOD2 et de la voie NF-Κb
b. Effet sur la voie anti-microbienne
2. Implication du récepteur aux hydrocarbures aromatiques
3. Etude du microbiote intestinal
4. Etude de l’expression des gènes
5. La microvascularisation
6. Les radicaux libres
D. Les effets « protecteurs » du tabagisme sur la RCH
1. Les effets immunosuppresseurs de la nicotine
2. Etude sur le mucus colique
3. Etude sur la perméabilité et la motilité intestinale
4. La microcirculation
5. Etude du lien entre Tabac, RCH et détoxification des xénobiotiques
III. Les effets du tabagisme sur la maladie 
A. Concernant la MC
1. Les effets du tabagisme au cours de la maladie de Crohn
a. Au niveau symptomatique
b. Au niveau topographique
c. Au niveau de l’évolution de la pathologie
d. Au niveau des traitements médicamenteux
2. Les effets de l’arrêt du tabac
B. Concernant la RCH
1. Les effets du tabagisme au cours de la rectocolite hémorragique
a. Au niveau symptomatique
b. Au niveau topographique
c. Au niveau de l’évolution de la maladie
d. Au niveau des traitements médicamenteux
2. Les effets de l’arrêt du tabac
a. Arrêt du tabac et apparition de la RCH
C. Les effets du tabagisme passif
Partie IV. Prise en charge du patient fumeur atteint de MICI
I. Les traitements médicamenteux des MICI
A. Les traitements médicamenteux de la maladie de Crohn
B. Les traitements médicamenteux de la rectocolite hémorragique
C. La nicotine : une thérapeutique pour la RCH ?
1. Les études cliniques sur la nicotine transdermique
2. Les études cliniques sur les lavements intra-rectaux
3. Les études cliniques sur la nicotine par voie orale
II. Le sevrage tabagique et les patients atteints de MICI
A. Revue de la littérature
1. La sensibilisation des patients aux effets du tabac sur leur pathologie
2. La mise en place d’un sevrage tabagique encadré
3. La motivation à l’arrêt
4. Des enjeux économiques
B. Comment aider les patients ?
1. Promouvoir l’arrêt du tabac
a. Connaitre le statut tabagique du patient
b. Conseiller l’arrêt du tabagisme
c. Evaluer la motivation du patient à l’arrêt du tabac
d. Evaluer les craintes du patient
e. Evaluer la dépendance au tabac
f. Etablir une date d’arrêt et organiser un suivi
C. Les traitements disponibles pour le sevrage tabagique
1. Les traitements nicotiniques de substitution
a. Les dispositifs transdermiques
b. Les gommes à mâcher
c. Tablettes sublinguales, comprimés et pastilles à sucer
d. L’inhalateur
e. Les sprays buccaux
2. La varénicline (Champix®)
3. Le bupropion (Zyban®)
4. Les thérapies cognitivo-comportementales (TCC)
5. Les traitements non médicamenteux non cités dans les références
D. Sevrage tabagique, MICI et pharmacien d’officine ?
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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