Le voyageur face à l’immensité

Le voyageur face à l’immensité

En regardant les cartes centrées sur la partie orientale du continent européen, le voyageur est d’emblée frappé par l’immensité. C’est dans la gare de Zàhonyi, sur la frontière entre Hongrie et Ukraine, que Rumiz partage sa surprise avec le lecteur : « Il s’agissait d’une vue à projection cylindrique de l’ex-URSS, qui couvrait un mur entier de cinq mètres sur trois […]. Je me sentis une fourmi dans cette immensité de steppes et de marécages où les fleuves faisaient des parcours insensés avant d’arriver à la mer993 . » Büscher intitule la troisième partie de son livre « L’immensité russe » et MacLean, toujours en Russie, définit l’espace qu’il traverse comme un « plat paysage sans fin994 ». Dans les textes de notre corpus, tous les auteurs qui se dirigent vers l’est mettent en avant à un moment donné la démesure de cet espace par l’emploi d’adjectifs comme « immense », « infini », « démesuré », et aussi par des figures rhétoriques structurées sur la répétition de ses éléments constituants. Nous avons des exemples avec Büscher autour du couple « bruyère et forêt » : « La route était de plus en plus déserte. Bruyère et forêt. Forêt et bruyère. Il était rare qu’il paisse du bétail, rare qu’un hameau fût tapi dans la steppe de fin d’été, quelques maisons en bois s’effritant, grises, au loin995 » ; ainsi qu’autour de « forêt et ciel » avec Rumiz : « Forêts et ciel. Ciel et forêts. Sans rien au milieu996 . » On constate qu’ici, en plus de la répétition qui suggère un espace démesuré, les auteurs utilisent la figure rhétorique du chiasme qui consiste à inverser les deux éléments et qui ajoute ainsi une impression de fermeture, voire d’angoisse. L’angoisse est d’ailleurs relevée par la perte de repère lorsque le voyageur est arraché à sa dimension spatiale habituelle et projeté dans un espace où les distances se dilatent : Marais et sable, marais et sable, un, deux, trois, quatre, cent, jusqu’à mille pas. Je ne faisais pas confiance au décompte kilométrique des petits panneaux bleus. Les kilomètres russes comme les rails russes, me semblaient faire une fois et demi plus. […] Rien ne concordait, aucun calcul, aucune étape, il fallait que j’oublie mes prévisions, j’arriverais au milieu de l’hiver russe997 . Cette sensation de malaise est accentuée aussi par l’absence de repères tout court. Rumiz définit la plaine Ukraine comme une « lande interminable et sans escales998 ». Ce sont à peu près les mêmes paroles utilisées par Primo Levi pour décrire la plaine polonaise après sa libération d’Auschwitz : « Une campagne plate et déserte, ensevelie sous la neige, sans un toit, sans un arbre999 », et plus loin : « Nous roulâmes en effet pendant deux jours seulement et une nuit, […] dans un décor majestueux et monotone de steppes désertes, de forêts, de villages perdus, de lents et vastes cours d’eau1000 . » Comme l’observe Belpoliti lorsqu’il traverse la plaine ukrainienne, si en Europe occidentale, ou du moins en Italie, il existe des paysages vastes et peu peuplés (il pense notamment à la plaine du Pô), ceux-ci sont toujours compris dans ce que l’auteur italien définit comme un décor théâtral. Nous sommes dans l’immense plaine ukrainienne […]. À [Levi] cet espace démesuré donnait une double sensation : de liberté, d’absence de limites, mais aussi de désert, d’espace glacial, sans repères […]. Pour mieux la définir, il utilise un adjectif : ennuyeuse. C’est ainsi. Comparée à notre plaine du Pô, elle paraît très différente. En Italie, comme l’observe Levi, d’où que l’on regarde, l’espace est toujours fermé par des montagnes ou des collines. Le paysage est rassurant, avec des coulisses, comme partout dans notre peinture qui est naturellement théâtrale. Ici, en revanche, l’impression d’être immergés dans un océan d’air, comme il écrit à un certain moment de son voyage1001 . Le substantif « désert » et l’adjectif « désertique » qui suggèrent le vide de cet espace sont un autre élément qui apparaît fréquemment dans les descriptions de l’Est européen. Stasiuk, en traversant la puszta hongroise, observe que quelque part après Apahida commençait un désert herbeux. Jamais auparavant je n’avais vu une terre aussi nue. Des collines douces s’étendaient jusqu’à l’horizon […]. L’espace inhabité et dépourvu d’arbres était sec […]. il n’y avait absolument rien là-bas. De temps en temps défilaient des habitations, au loin, une minuscule porcherie accolée à une masure, un fenil, et puis, de nouveau, un abîme d’air et la terre vallonnée1002 . Nous retrouvons la même sensation de vide dans l’œuvre de MacLean qui décrit la puszta, la grande steppe hongroise, comme un désert vert : La route serpentait à travers les herbes comme une chaussée au-dessus de la mer. Les fermes étaient attachées à des pontons, leurs larges avant-toits recouverts de chaume jusqu’au sol, étaient lavés par des vagues verdoyantes. Des îlots de joncs étaient regroupés en monticules de forme conique comme des camps de wigwams. Mais bientôt, les campements, les lumières et même les acacias disparurent derrière nous. Une immense plaine sauvage, la plus grande prairie déserte d’Europe s’ouvrait devant nous1003 . Nous constatons ici que le désert ce n’est pas l’espace sablonneux du Sahara, mais qu’il s’agit, comme l’observe Jean-Didier Urbain, d’un espace qui commence « là où la campagne cesse. Une faille, un gouffre, une gorge suffisent. Le désert est là, espace-vierge, immensité horizontale ou verticale si inhumaine qu’elle paraît irréelle1004 ». Ainsi, si la campagne, pour reprendre encore Urbain, « est ce qui permet au voyageur de renouer avec les origines de la vie sociale et culturelle, sous la figure de la communauté villageoise ou de la contemplation des ruines, le désert, lui, permet de renouer avec des origines plus originelles encore : celles du monde avant l’homme. C’est un univers où tout reste à faire ou à refaire1005 . » L’espace esteuropéen devient alors l’espace du possible, non pas par les blancs des cartes géographiques dans l’imaginaire occidental, mais par l’espace lui même qui se prête et qui suggère toutes sortes de desseins. Face à l’immensité, le voyageur comprend alors le désir de conquête, d’utopie et d’imaginaire qui depuis toujours caractérise cet espace. Rumiz décrit les étendues ukrainiennes comme des « espaces qui monteraient à la tête de n’importe quel paysan ou général en veine de conquêtes1006 ». C’est la même impression ressentie par Büscher devant le vide qui se présente à lui avant de franchir la frontière entre la Pologne et la Biélorussie : « Un lointain qui se perd dans d’autres lointains, plus immenses. Un tel pas provoque deux désirs : s’y perdre ou le conquérir1007 . » Et il est connu que plus d’un général s’est perdu dans cette immensité. « Pour franchir la Bérézina, il me fallut une minute. Elle semblait inoffensive, serpentait dans la plaine avec ses rives herbeuses et ses petits insectes verts. Bonaparte, insensé, pourquoi être venu en hiver1008 », s’interroge Büscher. La forêt dans tous nos états Rumiz déclare que son voyage sur l’axe vertical qui va de Mourmansk à Odessa est marqué par les arbres : Les lumières, les parfums, les prairies et les torrents ont marqué les étapes de ce voyage aux confins de la nuit, mais ce sont surtout les arbres qui ont jalonné notre parcours vers le sud. D’abord les bouleaux, puis les tilleuls, puis les chênes et ensuite les vignes, les platanes et les figuiers 1013 . Toutefois, si du nord au sud on relève la présence d’une multitude de paysages différents pour des raisons climatiques, d’ouest en est les espaces bucoliques et idylliques des jardins et des vergers cèdent la place à des forêts de plus en plus épaisses. Si Büscher constate que « l’Ouest polonais, c’étaient les interminables forêts de pins de la Marche mélangées aux bouleaux russes1014 », Rumiz observe, lorsqu’il passe en Biélorussie, que « les champs deviennent plus sauvages, on voit apparaître des arbres plus vieux et plus solides qu’en Pologne1015 ». Encore une fois, la surprise de Rumiz devant ce monde sauvage et intact rejoint celle de Primo Levi quand celui-ci observe le paysage sylvestre après sa libération du camp d’Auschwitz.Le train traversait des plaines cultivées, des villes et des villages sombres, des forêts touffues et sauvages que je croyais disparues depuis des millénaires du cœur de l’Europe : des conifères et des bouleaux tellement épais que pour atteindre la lumière du soleil, par la concurrence réciproque qu’ils se faisaient, ils étaient obligés de hisser désespérément leurs têtes dans un mouvement vertical qui oppressait. Le train se frayait un chemin comme sous un tunnel, au travers d’une pénombre vert noir, au milieu de troncs nus et lisses, sous la voûte très haute et continue de l’enchevêtrement des branches1016 . Or, comme l’observe Belpoliti, ce paysage s’est fortement réduit par rapport à l’époque de Levi. En Pologne, « la forêt a été déracinée pour des terrains cultivés, des centres commerciaux et des villas proprettes1017 ». Toutefois, une fois entrés en Ukraine, puis en Biélorussie et ensuite en Russie, les voyageurs plongent dans un monde sauvage et les forêts réapparaissent dans toute leur puissance. Dès que nous avons franchi la frontière, j’éprouve une sensation curieuse : le cœur s’étale, le paysage à quelque chose d’épique. Vraiment nous sommes dans un monde à part […]. Sur les côtés de la route défilent de grandes forêts de conifères et de bouleaux, le rouge et le blanc des troncs […]. La route qui conduit vers notre but [la Maison Rouge de Staryje Doroghi] est droite et traverse un paysage absolument plat. Rien n’a changé depuis soixante ans : en face un horizon, sur les côtés steppe et forêt, au dos encore de la route jusqu’à l’horizon opposé, comme le sillage d’un bateau ; et pas de village, pas de maison, pas de fumée1018 . Les épaisses forêts de l’Europe de l’Est suscitent chez le voyageur d’une part une sorte de fascination pour un espace que l’on croyait disparu, d’autre part une peur atavique. Rumiz observe que dans les bois il y a « quelque chose de neuf et d’inquiétant ». Lors d’une excursion dans une forêt de Courlande, Kauffmann affirme que les moindres détails « prennent des formes inquiétantes1019 », et Büscher déclare à moment donné : « Pendant des heures, je ne rencontrai âme qui vive, le silence des forêts de pins n’était interrompu que par le cri d’une buse, d’un geai. Le chemin, un simple sentier sablonneux, traversait une percée profonde et redoutable1020 . » 

Au fond de la forêt, l’Est !!!

La forêt est perçue comme un espace angoissant et en même temps réconciliant, mais aussi comme un espace par lequel construire une nouvelle poétique et une nouvelle éthique non plus anthropocentrique mais plutôt écocentrique. Cependant, pour certains voyageurs comme Büscher, Belpoliti et Rumiz les forêts d’Europe de l’Est représentent aussi un des piliers de l’Europe post-communiste. Ferrario, le réalisateur du film La strada, à l’occasion d’une interview, déclare : Vraiment, quand t’es là et tu regardes ces cieux – ce n’est pas seulement la grandeur des espaces, l’immensité du décor naturel, car en Amérique aussi il y a ces choses-ci – c’est une chose que tu ne sais pas définir, vraiment, te reviennent à l’esprit tous les mythes de la grande mère Russie, bien avant et bien au-delà du communisme.On observe ici la mise en scène d’une filiation directe entre l’espace et la population à travers l’actualisation du mythe de l’âme slave1045. Comme l’observe Charlotte Krauß, après la chute du mur de Berlin « le vide de la nouvelle donne post-communiste tend à être rempli par un retour en arrière, dans la création artistique d’un côté, dans l’attente du public de l’autre1046 ». Ainsi, si dans la campagne les voyageurs mettent en valeur le lien à la terre et la spiritualité de l’âme slave, dans les forêts ils rencontrent son gigantisme, sa composante païenne visible à la fois dans la religion et dans la vitalité des autochtones. Jean-Paul Kauffmann se plaît à observer qu’espace et population courlandais conservent des éléments païens. « La mémoire païenne de ce pays laisse dormir en lui des forces puissantes. La forêt omniprésente est une personne vivante1047 », et qu’« une part connectée chez eux à la nature et aux dieux reste primitive1048 ». Rumiz ne manque pas de mettre en avant les particularités du substrat païen dans la culture locale, comme par exemple en Carélie : « La Carélie est imprégnée de paganisme auquel le monde chrétien s’est superposé de manière assez précaire, avec tout son attirail d’icônes, d’encens et de chants ténébreux, eux-mêmes gorgés de magie1049 . » Un jour, les ors, les encens et les chants de Byzance, la deuxième Rome, ont remonté le Dniepr et la Volga en direction des forêts nordiques […]. La croix a épousé le bouleau, et la liturgie byzantine a absorbé la légende du bois salvateur et de la forêt primordiale, chère à ce nouveau monde. C’est alors que les icônes arrivées du Bosphore ont connu le maître bûcheron et le ciseau du sculpteur sur bois, qu’elles ont gagné en relief, perdu en abstraction et trouvé une rude matérialité. L’éblouissante planche dorée était déjà devenue sculpture, talisman de bois  Belpoliti sur les pas de Levi met en revanche en avant la gaîté, l’exubérance dans la joie et la fête du peuple russe, comme si Dionysos avait trouvé refuge dans ces terres : L’Urss apparaît à Levi comme un gigantesque pays qui « abrite dans son cœur des ferments gigantesques, entre autres, une faculté homérique de joie et d’abandon, une vitalité primordiale, un talent païen, vierge, pour les manifestations, les réjouissances, les kermesses ». Et ainsi, en octobre, cette lande s’est présentée à nous1051 . On peut alors affirmer qu’il reste encore des traces de l’Est et qu’elles se trouvent dans les campagnes, mais surtout au fond des forêts, peut-être, comme le dit Büscher, à Gjatsk, désormais rebaptisée Gagarine en hommage à son plus héroïque fils : « Curieusement, dans cette ville où tout s’appelait Gagarine, tel n’était pas le cas de l’hôtel de la place Gagarine. Celui-ci se nommait Vostok. L’Est. J’ouvris la porte en bois, entrai – j’étais à l’Est  . » Puis, à Moscou, c’est à nouveau l’Ouest.

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