Les bons tuteurs sont des tutrices : mythe ou réalité ?

Le 4 juillet 2011, dans sa déclaration, la Conférence suisse des Directeurs cantonaux de l’Instruction publique (CDIP, 2011) a présenté les objectifs nationaux de la formation obligatoire. Elle y décrit les aptitudes et compétences fondamentales dans quatre disciplines (langue de scolarisation, mathématiques, sciences naturelles et langues étrangères) que doivent avoir acquis les élèves en fin de scolarité obligatoire. Ainsi, la nouvelle mission de l’école est posée : les enseignants ont pour tâche de développer les compétences de tous les élèves afin de leur permettre de remplir au mieux ces objectifs selon leurs propres capacités personnelles (CDIP, 2011). Ils doivent donc travailler à développer les apprentissages accessibles pour les élèves en mettant en œuvre une médiation adéquate. Vygotsky (1985, cité par Vienneau, 2005) définit cette zone où les apprentissages sont difficiles mais accessibles grâce au soutien d’un médiateur, comme la zone proximale de développement (ZPD). Il relève que celle-ci varie d’un apprenant à un autre. Ainsi, la tâche complexe des enseignants est de s’adapter à chacun de leurs élèves afin de développer leur propre ZPD et de leur permettre d’atteindre les objectifs visés.

Afin de soutenir les enseignants dans cette tâche, Vygotsky (1985, cité par Vienneau, 2005) propose une médiation par l’adulte mais également par les pairs. La formule pédagogique du tutorat entre pairs correspond tout à fait à ce second type de médiation. Cette forme d’enseignement suppose que la transmission d’objets d’enseignement se fait par un échange entre deux élèves : le tuteur, un élève maîtrisant le savoir à transmettre ou une partie de celui-ci, et le tutoré, un élève présentant quelques difficultés face à ce même savoir. Elle est donc tout à fait intéressante car elle permet de développer la ZPD de chacun en répondant aux besoins spécifiques de chaque élève ainsi que de varier les formes d’organisation en proposant une forme nouvelle, autre qu’en plénière ou par petits groupes (Guichard, 2009).

Notre expérience scolaire et professionnelle nous a amenée à nous interroger sur cette forme d’enseignement. En effet, elle nous incite à croire que les enseignants ont davantage tendance à favoriser la nomination de tutrices, au détriment des homologues masculins. Les garçons sembleraient donc, selon les habitudes actuelles des enseignants, présenter moins d’aptitudes à assumer la transmission de savoirs. Pour tout enseignant désireux d’utiliser cette forme pédagogique, ce point soulève alors la question du choix des tuteurs les plus compétents dans la satisfaction des besoins de leur apprenant. Dans le cadre de notre mémoire, nous souhaitons donc nous intéresser à la formule pédagogique du tutorat entre pairs en nous arrêtant plus particulièrement sur l’influence du sexe sur les compétences des tuteurs . Ainsi, nous recherchons à vérifier si les filles possèdent véritablement des compétences spécifiques plus adaptées au rôle de tuteur ou si cette pratique relève uniquement d’habitudes professionnelles.

Une telle recherche permet de développer une connaissance et une compréhension approfondies de la situation de tutorat entre pairs. En explorant le fonctionnement du tuteur dans sa tâche, nous acquérons des connaissances précises sur les véritables compétences tutorales des filles et des garçons. Nous pouvons aussi comprendre les stratégies de guidage utilisées par chacun des deux sexes, afin de vérifier la légitimité des pratiques habituelles des enseignants.

Alors que les nombreuses réformes scolaires en cours d’instauration dans toute la Suisse exigent un enseignement toujours plus efficace (Guichard, 2009), la question du choix des formes d’enseignement se pose afin de remplir ces exigences grandissantes. Plusieurs d’entre elles peuvent alors être envisagées pour diverses raisons. L’enseignement frontal permet d’assurer un guidage efficace puisque l’enseignant est garant du rythme d’apprentissage. Cependant, l’introduction du nouveau plan d’étude en Suisse Romande, le PER, met un accent particulier sur le développement de diverses capacités générales et transversales, comme la collaboration, la communication ou encore la vie en démocratie, mais le temps accordé à l’apprentissage des savoirs académique s’en voit alors réduit. Ainsi, la formule tutorale semble être une forme répondant très bien aux contraintes imposées par ces réformes. En effet, les théories de Vygotski (1985, cité par Vienneau, 2005) et de Bruner (1983, cité par Barnier, 2001) parlent d’interaction de tutelle et avancent qu’une telle forme d’enseignement peut faire progresser chaque élève dans la mesure de ses capacités, c’est-à-dire à l’intérieur de sa propre ZPD. Ainsi, le tutorat entre pairs permettrait de favoriser les apprentissages de chacun des élèves de manière efficace et optimale. De plus, les objectifs de formation générale posés par ce nouveau plan d’étude tels que ceux cités ci-dessus semblent inciter encore davantage à l’utilisation de cette formule pédagogique. Parmi les différents indicateurs, on retrouve des objectifs étroitement liés à la situation de tutorat entre pairs, comme « reconnaître les intérêts et les besoins de l’autre », « accueillir l’autre avec ses caractéristiques » ou encore « adapter son comportement » lors d’une action en groupe (Conférence internationale de l’Instruction Publique (CIIP), 2010). Ainsi, notre recherche sur le tutorat entre pairs semble trouver particulièrement bien sa place dans le contexte d’enseignement actuel où les exigences d’efficacité sont toujours plus importantes et où un accent tout particulier est mis sur la collaboration et la coopération.

Malgré ces nombreux arguments en faveur de ce type de situation d’apprentissage, Alain Baudrit (2003), dans son article, réfrène cet élan et nous entretient sur la forme d’enseignement du tutorat entre pairs en relevant « qu’elle donne de moins bons résultats qu’une méthode mixte, où des enseignants et des tuteurs sont successivement amenés à intervenir » (p. 4). Cette citation remet donc en question l’efficacité d’un apprentissage uniquement par tutorat entre pairs, bien que celui-ci nous paraisse tout à fait pertinent au vu du contexte scolaire actuel. Cela nous amène à nous pencher sur les conditions de réussite d’une telle situation d’apprentissage, afin de vérifier les véritables bénéfices qu’elle peut offrir.

Définition du tutorat entre pairs

Avant de poursuivre notre recherche, nous souhaitons nous arrêter sur la définition de ce concept central afin de bien saisir tous les éléments en jeu dans notre réflexion. Le tutorat entre pairs est « un regroupement de deux élèves de niveaux de compétences différents dans la tâche. L’élève le plus avancé dans la dyade joue le rôle explicitement assigné par l’adulte de tuteur » (Lafont & Ensergueix, 2009, p. 4). Bruner (1987, cité par Crahay, 1999) a défini le rôle du tuteur comme étant : « [La prise] en mains [de] ceux des éléments de la tâche qui excèdent initialement les capacités du débutant lui permettant ainsi de concentrer ses efforts sur les seuls éléments qui demeurent dans son domaine de compétence et de les mener à terme» (Bruner, 1987, cité par Crahay, 1999, p. 328).

En assumant ce rôle, cette formule pédagogique peut remplir diverses fonctions utiles au sein des processus d’apprentissage. Marchive (1997, cité par Barnier, 2001) en relève trois différentes. Pour commencer, le tutorat entre pairs peut avoir une fonction initiatique, c’est-à-dire qu’il est utilisé dans le but d’intégrer un élève au sein de la classe ou d’un groupe. Puis il a également une fonction domestique dans le but d’aider et de soutenir ponctuellement l’enseignant dans sa tâche de différenciation. Enfin, cela peut avoir une fonction didactique où le but est la transmission pure de savoirs.

Diverses formes du tutorat

Selon les différentes fonctions recherchées par l’enseignant, plusieurs types de tutorat peuvent être mis en place, en modifiant différents facteurs de la situation de tutorat. Melaragno (1976, cité par Baudrit, 1999) propose entre autres des changements au niveau de l’origine des pairs impliqués dans la situation de tutorat. En effet, le tutorat peut être inter-école, intra-école mais inter-niveau ou encore intra-classe. L’âge des tuteurs et tutorés peut également varier. Nous relevons notamment le « same-age tutoring », soit le tutorat entre élèves de même âge, ou le « cross-age tutoring » où les enfants ont une différence d’âge (Baudrit, 1999).

Ensuite, de nombreux facteurs peuvent varier également au niveau des tuteurs. Nous distinguons notamment le tutorat avec symétrie des compétences, c’est-à-dire que le tuteur et le tutoré ont des compétences dans différents domaines et alternent donc les rôles, et le tutorat avec asymétrie contrebalancée, où le tuteur maîtrise davantage l’objet d’étude que le tutoré (Baudrit, 1999).

Baudrit (1999) identifie quelques formes particulières qui se distinguent par les différences de compétences maîtrisées par les tuteurs : le tutorat réciproque, alterné et tournant. Le tutorat réciproque est une situation où tuteur et tutoré alternent leur rôle, de manière spontanée. Le tutorat alterné est ressemblant car c’est également une situation où les rôles de tuteurs et de tutorés sont alternés mais de manière très organisée et contrôlée. Dans le cas du tutorat tournant, les tutorés sont regroupés et les tuteurs désignés circulent, guidés par les besoins des tutorés. Cette forme est moins courante car elle est difficile à mettre en place et demande beaucoup d’entraînement. De plus, selon la forme choisie, la motivation du tuteur et du tutoré peut également être différente, puisqu’il peut s’agir de tutorat imposé, où au moins le tuteur ou le tutoré n’ont pas choisi d’intégrer leur rôle, ou alors de tutorat volontaire, où les deux se sont engagés spontanément dans leur rôle (Baudrit, 1999).

Table des matières

1. Introduction
2. Problématique et délimitation du sujet
2.1 Contexte
2.2 Définition du tutorat entre pairs
2.2.1 Diverses formes du tutorat
2.3 Etat des lieux
2.4 Synthèse
3. Cadre conceptuel
3.1 Le tutorat entre pairs
3.1.1 Le tuteur
3.1.2 Processus d’étayage
3.2 L’identité de genre
3.2.1 Identité de sexe et de genre
3.2.2 Les comportements genrés
3.3 Synthèse
4. Question(s) de recherche
4.1 Hypothèses
5. Dispositif méthodologique pour le recueil des données de l’enquête
5.1 Echantillon
5.2 Dispositif
5.3 Déroulement sur le terrain
5.4 L’observation
5.4.1 L’observation
5.4.2 L’observation directe
5.4.3 Construction de la grille d’observation
5.4.4 Analyse de contenu
6. Analyse des données récoltées
6.1 Présentation des résultats
Couple 1
Couple 2
Couple 3
Couple 4
Comparaison entre les différents couples
Synthèse
6.2 Interprétation des résultats.
6.2.1 Liens avec la théorie
6.2.2 Eléments perturbateurs
6.2.3 Synthèse
6.3 Vérification des hypothèses
6.4 Réponse à la question de recherche
7. Conclusion

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