Les limites du pouvoir décisionnel du ménage

L’efficacité énergétique dans les bâtiments existants : déficit d’investissement, incitations et accompagnement

Les limites du pouvoir décisionnel du ménage

Les problèmes d’asymétrie d’information et les capacités cognitives limitées des agents entrainent des coûts d’acquisition et de traitement des informations qui découlent des négociations avec les partenaires potentiels engagés dans un échange (3.1). L’amélioration de l’efficacité énergétique d’un logement nécessite pour un ménage de se coordonner avec, selon le contexte et le statut, un nombre plus ou moins important de groupes d’acteurs : d’abord du côté de la demande, avec le propriétaire s’il est locataire du logement et inversement s’il est propriétaire mais non-occupant (3.2), ou avec d’autres propriétaires s’il possède un logement dans un immeuble en copropriété (3.3.) ; et ensuite du côté de l’offre, avec les fournisseurs de biens et services d’efficacité énergétique et les entreprises qui réalisent les travaux (3.4). Chacune de ces relations peut entraîner un problème d’« incitation clivée » (« split incentives ») 32 et engendrer des coûts de transactions décourageants les ménages à entreprendre des travaux d’efficacité énergétique. Dans ce contexte, la faible part d’investissement doit alors davantage être abordée comme un problème de coordination que comme un décalage par rapport à un système optimisé (Johnson et Bowie, 1994). 

L’analyse par les coûts de transaction et la théorie de l’agence

La théorie des coûts de transaction est mobilisée dans certaines recherches en économie de l’efficacité énergétique pour expliquer, du moins en partie, les sous-investissements constatés en pratique par rapport au niveau d’investissement optimal (Howarth et Andersson, 1993 ; 32 Ce terme, qui désigne le fait que deux parties ont des intérêts divergents, est également trouvé dans la littérature sous les termes d’incitation séparée, d’incitation disjointe, d’incitation divisée. Les coûts de transaction sont initialement ignorés dans la théorie économique néo-classique. Mais cette question a été débattue progressivement et a conduit à faire émerger la théorie des coûts de transaction avec le développement des idées de Coase (1937) puis de Williamson (1981), chef de file du courant néo-institutionnaliste. Les coûts de transaction, longtemps assimilés aux coûts de coordination, correspondent à tous les coûts engendrés par la mise en place de procédures nécessaires à la réalisation des échanges entre deux ou plusieurs parties. Les structures et les organisations peuvent alors être expliquées par les efforts que les agents entreprennent pour minimiser ces coûts (Jensen et Meckling, 1986 ; Williamson, 1989) . Pour Williamson, le problème central n’est pas le caractère de bien public de l’information mais le fait que sa diffusion asymétrique soit en particulier couplée à des risques de comportements opportunistes. Dans ce contexte, la réduction des coûts de transaction passe à la fois par la réduction des asymétries d’information et par la protection contre l’opportunisme. Elle renvoie donc à un problème d’agence  : face au comportement opportuniste d’un acteur (l’agent) en charge de réaliser une tâche et qui cache volontairement ses actions et/ou des informations dans le but d’augmenter son surplus, celui pour lequel le service est rendu (le principal) est donc confronté à un problème de risque moral. Ce dernier va donc proposer un contrat à l’agent qui l’incite à révéler les informations et/ou à fournir un effort donné. L’asymétrie d’information conduit donc à la formulation d’un contrat qui vise à régler les problèmes de risque moral. La question des coûts de transaction engendrés par la recherche d’information et les échanges avec différents acteurs est sous-tendue par l’hypothèse de rationalité limitée des acteurs36 .C’est en effet parce que les agents ont des capacités cognitives limitées et qu’ils évoluent dans un environnement incertain que la contractualisation ne peut être complète. Cependant, la rédaction de contrats incomplets ne pose pas de problèmes majeurs si les contractants font preuve de « bonne foi » et mettent tout en œuvre pour que l’ensemble des parties soient satisfait de l’échange. En revanche, lorsque les agents ont un comportement opportuniste, l’incomplétude des contrats peut être source de conflits, en particulier lorsque l’environnement concurrentiel est limité et que les contractants ne craignent pas de se faire remplacer par des rivaux. Dans ce contexte, si les différentes parties cherchent davantage à utiliser tous les moyens qu’ils ont à leur disposition pour servir uniquement leur propre intérêt plutôt que de se conformer à la règle préalablement établie, il devient alors nécessaire d’intégrer dans les contrats des engagements et des incitations poussant les acteurs à respecter les termes des contrats (Saussier et Yvrande-Brillon, 2007). L’importance des coûts de transaction dépend de trois principales caractéristiques (Williamson, 1989) qui, comme nous le montrons ici, sont en partie représentatives des investissements dans l’efficacité énergétique : – la spécificité des actifs : lorsque les investissements sont durables et ne sont pas redéployables sans coûts, l’investisseur est enfermé dans une situation de dépendance avec ses partenaires qui le rend plus fragile face à un comportement opportuniste, ce qui peu affecter le bon déroulement des transactions. Comme nous l’avons vu dans la partie 1.2.3 (p.23) de ce chapitre, les investissements dans l’efficacité énergétique sont durables et non redéployables, ce qui crée une dépendance vis à vis des partenaires engagés dans la transaction comme par exemple les fournisseurs de bien d’efficacité énergétique et les artisans chargés de réaliser les travaux. – la fréquence et la complexité des transactions : plus une transaction est fréquente et plus elle est supposée être coûteuse. Cette caractéristique est toutefois aujourd’hui négligée dans la théorie des coûts de transaction car il est possible à l’inverse de considérer que la fréquence des transactions contribue à réduire les besoins de coordination entre les parties en favorisant la mise au point « d’habitudes contractuelles » (Ghertman, 2003 ; Saussier et Yvrande-Brillon, 2007). Ainsi, en considérant ce point de vue, c’est plutôt la faible fréquence des échanges qui conduit à accroître les coûts de transaction. En effet, dans le cas d’un échange ponctuel, comme pour la réalisation de travaux d’amélioration énergétique, la fidélisation des partenaires n’est pas requise, ce qui peut favoriser les comportements opportunistes puisque les parties-prenantes ne sont pas amenées à garantir la pérennité du partenariat. – l’incertitude qui entoure les transactions : l’anticipation par les agents de tous les évènements qui pourraient survenir au cours de l’échange n’est pas possible. Par ailleurs, il est également difficile de prévoir les comportements stratégiques qui résultent de l’opportunisme des acteurs. L’incertitude qui entoure les transactions liées à la réalisation de travaux d’efficacité énergétique est importante notamment car les techniques utilisées, leur efficacité, le savoir-faire des maîtres d’œuvre, etc., nécessitent d’avoir des connaissances spécifiques sur ce sujet. Par ailleurs, les difficultés à anticiper les comportements et les choix des autres partenaires, comme par exemple les autres copropriétaires, contribuent également à renforcer ce climat d’incertitude. S’il est possible ici de comprendre en quoi les investissements dans l’efficacité énergétique sont associés à des coûts de transaction qui viennent renchérir les coûts initiaux et donc réduire leur rentabilité, il est en revanche plus difficile de les quantifier (Golove et Eto, 1996). Toutefois, les apports de l’économie institutionnaliste et néo-institutionnaliste nous semblent fort intéressants pour approfondir la question du paradoxe de l’efficacité énergétique, notamment lorsque les décisions et les choix d’investissements engagent plusieurs partenaires. L’analyse des différentes catégories de coûts de transaction et de leurs impacts sur la décision d’investissement des ménages est donc ici abordée essentiellement d’un point de vue qualitatif. Les trois groupes de coûts de transaction qui peuvent être identifiés (Dahlman, 1979, Saussier et Yvrande-Brillon, 2007) doivent alors être avant tout envisagés comme des coûts intangibles engendrés par la « charge cognitive » qui pèse sur les décisions des ménages à investir dans des équipements d’efficacité énergétique : (1) la première catégorie de coûts est liée à l’imprévisibilité des évènements et émergent avant la décision d’engager le partenariat : il s’agit de coûts ex ante. Ils représentent l’effort que les agents consentent pour identifier le maximum d’éventualités qui pourraient survenir pendant la durée du partenariat et qui doivent donc idéalement  être prises en compte dans la formulation du contrat. Cependant, certains évènements sont imprévisibles et il est donc impossible de pouvoir les stipuler, ce qui conduit à formuler des contrats incomplets. Par exemple, la performance exacte des équipements mis en place peut difficilement être stipulée ex-ante dans un contrat. (2) la deuxième catégorie correspond au jeu de négociation entre les différentes parties qui cherchent chacune à servir avant tout son propre intérêt. Une fois l’accord trouvé entre les parties concernées par la transaction, la rédaction et la signature du contrat va également engendrer des coûts. Par exemple, les démarches nécessaires au sein d’une copropriété pour que l’ensemble des copropriétaires s’entendent et opèrent des choix communs, imposent à ces derniers une implication de leur part, ce qui représente un coût en terme de temps. (3) la troisième, celle des coûts ex-post, survient après la formulation du contrat et son acceptation par l’ensemble des parties. Ils correspondent à l’exécution du contrat : les agents doivent vérifier que le contrat est bien respecté, et si ce n’est pas le cas, des recours juridiques doivent être envisagés. Par exemple, un propriétaire-bailleur qui, à la suite de la réalisation de travaux d’efficacité énergétique dans le logement qu’il loue, a négocié avec le locataire une augmentation des charges sous réserve que la facture énergétique de ce dernier diminue, doit pouvoir vérifier que celui-ci n’a pas modifié ses pratiques de consommations énergétiques. Si l’on considère les barrières à l’efficacité énergétique comme un problème de coordination, la théorie des coûts de transaction et la théorie de l’agence, ont une portée essentiellement explicative (Golove et Eto, 1996). Ainsi, sans que les ménages aillent jusqu’à formuler et utiliser des contrats qui engendreraient des coûts de transaction, la seule perspective pour eux de devoir envisager l’ensemble de ces situations constitue des coûts cognitifs significatifs qui peuvent être d’autant plus élevés que le nombre de partenaires est grand.

La relation propriétaire – locataire

Dans certaines relations d’échange comme celle qui lie un propriétaire bailleur au ménage qui loue son logement, une des parties n’a pas intérêt à mener une action car c’est l’autre qui pourrait en tirer bénéfice sans avoir à en supporter le coût. Lorsque la facture énergétique est à la charge du locataire, le propriétaire n’est pas incité à réaliser des investissements visant à  accroître l’efficacité énergétique du logement car il ne pourra bénéficier des économies d’énergie. Le locataire est quant à lui également désincité à réaliser des travaux majeurs car même s’il souhaitait conserver ce logement sur une longue période, le bail est signé pour une durée garantie au maximum pendant trois ans et il n’est pas à l’abri de devoir le quitter en cas de mise en vente ; il ne pourrait alors bénéficier d’un retour sur investissement qui ne survient qu’au bout de plusieurs années. D’autre part, la possible valorisation du logement engendrée par la réalisation de travaux d’amélioration thermique ne lui profitera pas. En effet, en raison du caractère spécifique et irréversible de ce type d’investissement (voir 1.2.3, p.23) il ne peut partir avec les nouveaux équipements (double vitrage, chaudière, isolation) et même dans le cas où l’investissement serait rentabilisé avant qu’il ne quitte le logement qu’il occupe, il peut ne pas souhaiter en faire bénéficier le propriétaire, en raison d’une situation de type dilemme du prisonnier et ce d’autant plus si ce dernier n’a pas souhaité participer financièrement aux travaux. Selon le profil de l’acteur décisionnaire dans le choix des travaux (locataire ou propriétaire) et le mode de facturation de chauffage, les incitations à réaliser des travaux vont être différentes (Tableau 2, p.56).Lorsque les locataires d’un logement ne payent pas directement la facture énergétique car elle est comprise dans les charges, l’incitation pour ses derniers à réaliser des économies d’énergie peut être extrêmement faible. Ce problème d’asymétrie informationnelle peut conduire à des consommations énergétiques supérieures à celles constatées lorsque le locataire paye directement la facture. L’étude économétrique de Maruejols et Young (2011) sur les comportements de consommations et d’investissements des locataires d’appartement au Canada montre en effet que lorsque ces derniers ne payent pas directement la facture énergétique la température intérieure du logement est supérieure à celle de ceux qui la payent directement et les équipements performants sont moins nombreux au dilemme propriétaire-locataire, puisqu’aucune forme de contrat n’est, dans les exemples présentés ci-dessus, concrètement mise en oeuvre. En revanche, la perspective pour ces deux types d’acteurs de se coordonner et d’envisager un potentiel comportement opportuniste de la part d’une ou des deux parties, constitue en elle-même un coût « intangible » qui peut décourager l’investissement. Or l’entente entre ces deux partenaires est pour l’instant la principale clé pour que des travaux d’efficacité énergétique soient réalisés. Selon une étude de l’association UFC-Que choisir (2011), la part la plus importante des litiges dans le secteur du logement concerne les problèmes liés à la location notamment au sujet des travaux à réaliser par le propriétaire et la régularisation annuelle des charges. Sans un système efficace d’incitation, ce dilemme risque donc de continuer à constituer une barrière à l’efficacité énergétique. Selon plusieurs études empiriques, et notamment celles regroupées dans l’ouvrage « Mind the Gap : Quantifying Principal-Agent Problems in Energy Efficiency » IEA (2007), ce phénomène est observé dans la réalité : la plupart des rénovations sont conduites par les propriétaires occupants, notamment les travaux de gros entretiens. Du côté des propriétairesbailleurs, les professionnels engagent des dépenses supérieures à celles des propriétaires bailleurs « amateurs » qui possèdent peu de logements. Les locataires quant à eux ne réalisent que de faibles investissements. Murtishaw et Sathaye (2006) ont tenté de quantifier l’ampleur de ce problème aux Etats-Unis, en partant du nombre de logements dans chaque catégorie présentée dans le Tableau 2 (p.56) et de la consommation énergétique de différents postes de consommations (Eau Chaude Sanitaire (ECS), réfrigérateurs, chauffage et éclairage). Cette étude les conduit à conclure que ce problème de principal-agent affecte 53% des ménages locataires qui souhaiteraient réaliser des travaux d’efficacité énergétique. Une analyse a également été réalisée dans le secteur résidentiel aux Pays-Bas où en 2002, les logements en location représentaient 46% de l’ensemble des logements (avec 11% de location privée et 35% de logements sociaux). Les auteurs ont évalué l’impact des situations où le locataire paye la facture énergétique mais n’est pas celui qui investit dans les équipements permettant d’améliorer l’efficacité énergétique. Ils observent que les travaux d’efficacité énergétique réalisés ces dernières années dans les logements l’ont été principalement dans ceux occupés par les propriétaires et non dans le secteur de la location. Par exemple, 47% des propriétaires occupants disposent d’une chaudière à condensation contre 25% pour les locataires (IEA, 2007). Selon une étude du Club de l’Amélioration de l’Habitat (CAH, 2001), les propriétaires d’appartement ayant réalisé en 2001 des travaux d’amélioration de leur logement ont dépensé  en moyenne 3 290 €39 alors que les locataires n’ont dépensé que 830 €. En 2006, 79% des travaux d’amélioration ont été engagés par les ménages occupants, 12% par des bailleurs physiques (propriétaires bailleurs privés) et le reste par des bailleurs sociaux (CAH, 2006a). Si ces études ne nous renseignent pas sur le type de travaux réalisés (« esthétiques » ou « énergétiques »), elles nous permettent en revanche de constater d’une part, que les propriétaires occupants investissent davantage dans leur logement lorsqu’ils y vivent, et d’autre part, que les locataires dépensent moins que les propriétaires. Ces études nous informent également que les investissements dans l’amélioration des logements sont plus importants dans les maisons individuelles que dans les logements en copropriété. Cela peut s’expliquer, comme nous allons le voir, par le fait que dans les immeubles en copropriété, certains travaux imposent une décision commune de la part des copropriétaires. 

Table des matières

Introduction générale
1. Les enjeux de la réhabilitation thermique du bâtiment dans les politiques énergie climat
2. Le déficit d’efficacité énergétique : un défi reconnu depuis les chocs pétrolier… mais non surmonté
3. De l’identification à l’évaluation des dispositifs d’incitation à l’efficacité énergétique dans un monde de second rang
Chapitre 1 – Le déficit d’efficacité énergétique : une analyse générale des barrières et des contraintes à l’investissement
Introduction
1. Les défaillances de marché
2. L’absence de rationalité parfaite des agents
3. Les limites du pouvoir décisionnel du ménage
Conclusion du chapitre
Chapitre 2 – Un cadre d’analyse théorique et pratique pour la mesure du déficit d’efficacité énergétique dans le bâtiment
Introduction
1. L’approche normative et les calculs en économie publique
2. L’approche positive et les comportements d’investissements effectifs des ménages
Conclusion du chapitre
Chapitre 3 – Les dispositifs d’instruments nationaux permettant de lever les barrières à l’efficacité énergétique
Introduction
1. Fixer les règles : l’application de normes
2. Lever les barrières liées aux défaillances de marchés
3. Lever les barrières liés au manque d’information
4. Lever les barrières liées à la coordination entre les acteurs
Conclusion du chapitre
Chapitre 4 – Les enseignements des programmes de réhabilitation thermique du territoire grenoblois
Introduction
1. Organisation et résultats prévisionnels des programmes
2. Point de vue des parties-prenantes
3. Succès et limites des dispositifs : enseignements et recommandations
Conclusion du chapitre
Conclusion générale
1. Retour sur la démarche et principales observations
2. Propositions
3. Perspectives de recherche

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