Les théâtres de l’âme le suicide dans le drame symboliste

Les théâtres de l’âme : le suicide dans le drame symboliste

Dans L’Œuvre ouverte, Umberto Eco fait remarquer qu’indépendamment de l’époque, l’art et la science partagent une même manière de concevoir le monde889. Sur ce plan comme sur beaucoup d’autres, le théâtre symboliste peut être, quant à lui, considéré comme étant largement en avance sur son temps. Postulant, radicalement, que le drame naturaliste, inspiré du positivisme, « est le contraire même du théâtre » 890, il semble reposer sur les principes qui seront bientôt, vulgarisés ou considérés de manière métaphorique, ceux de la physique quantique (qui, rappelons-le, ne connaîtra son véritable essor que pendant la première moitié du XXe siècle), et notamment sur le principe d’incertitude et celui de la pluralité des mondes891. L’un et l’autre sont ainsi esquissés dans l’œuvre de Villiers de l’Isle-Adam et dans celle de Maurice Maeterlinck : au niveau de la structure, Axël de Villiers se divise en quatre mondes ; dans La Révolte, du même auteur, les personnages ne font pas partie du même monde fictionnel, mais participent à deux mondes parfaitement op-posés892. En ce qui concerne les mondes fictionnels de Maeterlinck, les événements majeurs qui les constituent reposent, pour la plupart, sur la logique indéterminée du « peut-être », adverbe que l’on repère constamment dans le discours de ses personnages ainsi que par ailleurs dans ses essais ; ce « peutêtre », au sein d’une phrase, ouvre sur l’incertitude et sur l’inconnaissable tout en favorisant le surgissement de nouvelles versions du monde. Précisons sur ce point que Villiers est considéré comme un précurseur des symbolistes et non comme un dramaturge symboliste « authentique » : en effet, force est de constater que dans son œuvre théâtrale, une forte influence du drame romantique se fait ressentir893 ; toutefois, ses textes dramatiques suggèrent, à leur lecteur, les mêmes espace-temps imaginaires que l’on retrouve chez d’autres auteurs symbolistes, et sont fondés sur le même refus du théâtre contemporain : on pourrait donc considérer le théâtre villierien comme un maillon reliant le drame romantique au drame symboliste. Le suicide nous apparaît alors sous un jour nouveau. Acte impétueux et souvent spectaculaire auparavant, il l’est toujours dans Axël ; mais chez Maeterlinck, qui n’accepte pas que « le vacarme d’un acte violent étouffe la voix plus profonde, mais hésitante et discrète, des êtres et des choses » 894, le suicide devient un événement ambigu, vecteur d’incertitude. Qu’il s’agisse de la noyade de la jeune fille d’Intérieur, de la chute de la Sélysette du haut de sa tour ou de la mort des amants d’Alladine et Palomides, on ne peut être sûr ni du caractère accidentel ni du caractère volontaire de l’événement ; d’ailleurs, même la notion de volonté, fondement de l’action dramatique, doit être reconsidérée dans ce contexte. En même temps, la mort volontaire chez Villiers, qu’il s’agisse du suicide symbolique de La Révolte ou du double suicide dénouant Axël, permet aux personnages de traverser l’écran de la représentation pour atteindre, métaphoriquement parlant, une position transcendante vis-à-vis des mondes illusoires rattrapés et immobilisés par le Symbolique. Dans les drames en question, le dispositif soutenant le monde fictionnel change donc de nature, et l’écran d’emplacement, ce qui ne manque pas d’influer sur le lecteur virtuel qui, par ailleurs, entretient un rapport tout à fait singulier avec ces univers imaginaires.

Le drame symboliste et son lecteur virtuel 

Le dispositif symboliste : à la frontière du transcendant

Il s’agirait plutôt de nous faire suivre les pas hésitants et douloureux d’un être qui s’approche ou s’éloigne de sa vérité, de sa beauté ou de son Dieu895. Afin de mieux saisir la nature du dispositif symboliste, revenons sur les cercles constitutifs des mondes fictionnels de notre corpus qui nous serviront de fil conducteur au sein de ce premier chapitre. Tout en synthétisant notre réflexion antérieure, nous espérons pouvoir mettre en lumière certaines particularités fondamentales des drames symbolistes de notre corpus sur le plan du dispositif fictionnel autant que sur le plan de la lecture. La première des particularités évoquées tient à la nature du cercle divin. Celui-ci revêt, dans les mondes symbolistes, une importance essentielle, en devenant le cercle de base : de fait, l’attraction qui se crée entre les cercles intimes des protagonistes et ce cercle s’avère être le moteur dramaturgique des pièces examinées, exception faite d’Intérieur qui se fonde sur une autre logique que nous détaillerons le moment venu. Par ailleurs, compte tenu de la position critique de Villiers et de Maeterlinck envers la religion chrétienne896, il vaudrait mieux, au sein de cette partie, rebaptiser le « cercle divin » en « cercle transcendantal ». Dans un tel contexte897, ce cercle se situe du côté du Réel, c’est-à-dire de l’autre côté de l’écran du Symbolique et de l’Imaginaire : on pourrait donc le comparer au secret, ou plutôt au mystère. Christian Berg note que les symbolistes considèrent le monde en tant que représentation subjective dépendant de l’observateur, donc selon une acception idéaliste et presque préquantique : derrière cette représentation se dissimule pourtant « un arrière pays qu’il faut à tout prix découvrir ou faire découvrir […], la promesse de toujours plus de sens, promesse d’un sens supérieur à celui que l’on connaît ou possède déjà » 898, mais qui reste, ajoutons-nous, inatteignable. Il s’agit de l’absolu que Villiers appelle, dans ses deux drames, « vie supérieure » ou, plus souvent, « infini » et qui, chez Maeterlinck, abrite les âmes des personnages, invisibles au regard ordinaire, mais aussi les forces supérieures, celles de la fatalité. 

L’âme et l’espace 

Sur ce point, il faudrait interroger le principe même d’une « âme de personnage », expression qui peut paraître inappropriée ou vague, mais que nous utiliserons néanmoins souvent. Rappelons que nous nous sommes permis, dès la première partie, la liberté de considérer le personnage de théâtre en tant qu’entité ontologique. Cette idée prend tout son sens lorsqu’on s’intéresse au drame symboliste dont les personnages, de fait, ne représentent plus ni des types concrets du mélodrame classique, ni des individus en mal de vivre du drame romantique, ni des « hommes physiologiques »899 du drame naturaliste, mais des êtres, ou, mieux encore, « des êtres d’humanité générale », pour reprendre la formule de Pierre Quillard qui l’applique aux grands héros tragiques900, mais que l’on peut aussi appliquer aux protagonistes de Villiers ou de Maeterlinck. Ces êtres ne sont définis ni par leur famille, ni par la société, ni par leur Ombre, mais par le rapport qu’ils entretiennent avec le cercle trans-cendantal ; et l’âme, on le verra, sert d’interface entre le cercle transcendantal et les cercles intimes des personnages. Précisons, afin d’éviter tout malentendu, que nous ne considérons ni l’être ni l’âme en termes religieux, d’autant plus que les textes de théâtre étudiés ne le favorisent pas. Dans leur contexte, l’âme fait clairement référence à l’être « supérieur » du personnage ainsi qu’à une existence supérieure dont les textes postulent, implicitement ou explicitement, la réalité. Dans La Révolte ainsi que dans Axël, la découverte de son âme par le protagoniste décide, d’une certaine manière, du dénouement de la pièce : notons d’emblée que dans le drame villierien, l’âme est séparée de l’être ordinaire ; de plus, elle est liée à la fascination et donc implicitement au Réel. En ce qui concerne Maeterlinck, non seulement la notion d’âme traverse comme un fil rouge Le Trésor des humbles, publié en 1896, mais aussi elle apparaît de manière récurrente dans la plupart des pièces de son premier théâtre901 : à l’inverse de Villiers, pour lequel l’âme reste un vocable assez abstrait, chez Maeterlinck, il s’agit d’un phénomène bien défini qui, de plus, s’inscrit au cœur de ses espace-temps fictionnels. Ainsi, l’âme, bien qu’elle demeure inaccessible au regard physique, constitue une sorte de halo autour des personnages. On peut aller jusqu’à la considérer en termes de proxémie : lorsque deux personnages se rapprochent et qu’ils se taisent, leurs âmes entrent en communication. À cet égard, il suffit de nous souvenir d’Intérieur, où le Vieillard suggère à l’Étranger de ne pas s’approcher de la maison de la famille au risque de leur révéler avant l’heure la mort de la jeune fille : « Prenez garde ; on ne sait pas jusqu’où l’âme s’étend autour des hommes…902 » L’âme se trouve donc explicitement traduite en termes d’espace dramaturgique. On en trouve un exemple plus saillant encore dans la première scène de l’acte III d’Alladine et Palomides ; le roi Ablamore y fait notamment remarquer à sa fille Astolaine, qui se trouve à l’extrémité opposée du plateau, que, séparés par une telle distance, ils ne pourront jamais se parler véritablement : Tu sais bien que je n’ai pas compris ce que tu viens de dire et que les mots n’ont aucun sens quand les âmes ne sont pas à la portée l’une de l’autre. Approche-toi davantage et ne me parle plus. […] Il y a un moment où les âmes se touchent et savent tout sans qu’on ait besoin de remuer les lèvres903. Cette scène illustre parfaitement le propos du Trésor des humbles selon lequel les âmes ne peuvent se parler qu’en silence904 ; et, à ce qu’il paraît, pour Maeterlinck, il s’agit de la seule communication véritable (bien qu’elle soit dangereuse, car radicale) qui puisse s’établir entre deux êtres, la parole ordinaire faisant toujours écran au sens de ce qu’on aimerait transmettre à l’autre. En conséquence, dans le premier théâtre de Maeterlinck, comme le note Arnaud Rykner, les paroles d’un personnage « ne sont que le masque qui, s’il le constitue précisément en personnage, l’empêche d’accéder à cette vie profonde qui se dérobe à la saisie habituelle de la scène. Détruire le masque, et donc détruire le personnage, est alors la seule solution pour retrouver, sous l’apparence sagement entretenue par le théâtre, l’énergie primordiale, la « vérité cachée » de l’humain »905 . L’âme, que la parole dissimule, se voit donc profondément enracinée dans le dispositif fictionnel : on notera, de plus, que dans Alladine et Palomides, ainsi que dans Aglavaine et Sélysette, l’action est centrée autour de la transformation des êtres des personnages ; et c’est à l’instant où le personnage découvre son âme – en silence et dans la pénombre, en traversant la frontière du cercle transcendantal protégé par l’écran du Symbolique et de l’Imaginaire – qu’il perd le désir de vivre.

Cercles dissipés

 Le cercle social et le cercle familial sont toujours présents en tant que forces antagonistes chez Villiers. Toutefois, dans La Révolte, ils sont restreints au personnage de Félix qui incarne à la fois la famille et la société ; quant à Axël, le même procédé est en jeu dans « Le monde tragique » dont l’antagoniste Kaspar d’Auërsperg est parent d’Axël et représentant de noblesse, ainsi que dans « Le monde religieux », où l’Abbesse et l’Archidiacre sont, pour Sara l’orpheline, l’unique famille et l’unique société possibles. Toutefois, et nous reviendrons amplement là-dessus, Élisabeth, Axël et Sara arrivent à se détacher de ces cercles de manière calculée, froide et même violente : si les personnages des drames précédemment examinés souffrent, pour la plupart, de l’impossibilité d’intégrer son cercle intime au sein du cercle social ou familial, pour les protagonistes villieriens, l’intégration à la société ou à la famille n’a plus d’importance, leur objectif unique étant celui d’arriver au sein du cercle transcendantal pour atteindre une réalité « supérieure » qu’un Hernani, un André del Sarto ou un Chatterton entrevoient à peine (si ce n’est à l’instant de se tuer). Dans ce dispositif, le cercle social ou familial n’est donc qu’un obstacle que l’on peut, de plus, facilement contourner à condition de posséder un esprit lucide. Dans les pièces de Maeterlinck, le cercle social en tant que porteur des valeurs communes disparaît : on n’en entend que de lointains échos qui résonnent parfois dans le discours des personnages, et encore se présente-t-il sous forme généralisée de « l’humain ». Le cercle familial, quant à lui, ne forme pas d’unité stable au sein de laquelle le personnage pourrait trouver un appui solide : dans Intérieur, on l’observe depuis la position d’un narrateur et la destruction le menace d’entrée de jeu ; dans deux autres pièces, sa structure est rapidement déstabilisée, voire dénaturée par l’intervention fatale d’un tiers : l’arrivée d’Aglavaine dans le château bouleverse de fond en comble la coexistence calme de Sélysette et Méléandre ; la rencontre d’Alladine et de Palomides fait échouer les desseins du roi Ablamore qui vise à « remuer l’eau morte dans les grandes cuves d’avenir »… Cela dit, il n’est pas rare de trouver, dans un mélodrame, une intrigue fondée sur la déstabilisation du cercle familial ; or si dans ce cas, on nous donne d’abord à voir, dans l’espace scénique ou dans le hors-scène, le monde possible dans son état idyllique que les protagonistes cherchent par la suite à recréer en collaborant étroitement (l’homme mélodramatique est optimiste et ose tout entreprendre), Maeterlinck nous présente, dès l’exposition, « le moment où l’homme sans défense est rattrapé par le destin » 906. Le cercle familial n’existe donc que de nom : que l’on se mette à trois ou à quatre, à l’instant où le destin viendra rattraper un personnage, il se trouvera seul et sans défense. Ainsi, dans les drames symbolistes de notre corpus, les cercles social et familial perdent de leur importance, de leur solidité et de leur opacité. Les cercles intimes sont alors directement livrés à l’attraction du cercle transcendantal : toutefois, la transcendance relevant de l’Absolu ou du Réel, un écran vient se dresser entre les deux – un écran que les personnages tentent de traverser tout au long de l’action et qui se matérialise parfois, sur le plan technique et pragmatique, sous la forme d’une porte à franchir. Sur ce point, nous aimerions postuler (toujours avec une certaine réserve, car, étant donnée la taille limitée de notre corpus, il nous est impossible d’effectuer une induction pleinement valide) que, dans un dispositif fictionnel dramatique, l’écran change de position et de nature en fonction du genre : dans un mélodrame, il se dresse entre un secret (intime/extérieur) et le cercle familial ; dans un drame romantique, il s’interpose entre le cercle intime du protagoniste et le cercle social, prenant la forme d’un masque ; dans un drame naturaliste (ou dans le drame zolien), il n’est pas spatial, mais plutôt temporel, se situant à l’intérieur du cercle intime et protégeant le personnage de son propre passé, voire de son Ombre ; enfin, dans un drame symboliste, l’écran se situe entre le cercle intime et le cercle transcendantal dont l’attraction se traduit, du point de vue identitaire, par l’aspiration consciente ou inconsciente des personnages à intégrer, voire à « dissoudre » leur Moi dans l’Absolu. Indépendamment de la situation de l’écran, à l’instant où il est défait et où le Réel fait effraction au sein du dispositif, les personnages sont amenés à se suicider ou bien à perdre tout désir de vivre907. Cela dit, le suicide, notamment chez Maeterlinck, ne se traduit plus par le désir de se tuer qui implique la participation forte de la volonté ; la catégorie de l’action étant profondément transformée, dans ce théâtre, le suicide ne se présente plus comme un acte concret, mais devient un événement indéterminé. Toutefois, comme il y a, dans le fait de ne pas résister à la mort, un choix conscient (le destin maeterlinckien ne privant pas les personnages de la faculté de choisir), les morts maeterlinckiennes nous paraissent pouvoir pleinement être envisagées comme des formes de suicide. Considérés de telle manière, les mondes fictionnels symbolistes de notre corpus où le mouvement centrifuge de l’être vers la transcendance et l’abandon à la mort servent de moteur dramaturgique, postulent un lecteur virtuel et un mouvement cathartique particuliers, dans lesquels l’Imaginaire joue un rôle primordial.

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