L’être comme fondement de la vérité

L’être comme fondement de la vérité

Pour Martin Heidegger, la philosophie telle qu’on l’enseignait autour de lui présente une absence d’inquiétude relativement à ses propres conditions de possibilité, ou si l’on veut, une certaine carence du côté des fondements. Cette absence de fondement (Bodenlosigkeit) est au fond l’unique critique que fait Heidegger à ses devanciers ou à ses contemporains. Ce qui implique dès lors un affranchissement. Voulant s’affranchir du poids de l’arrière-plan d’évidence vague dont pèse tout discours philosophique, Heidegger sera conduit à méditer sur ce que Husserl n’avait pas encore fait, à savoir la nature du problème fondamental de la vérité. Le problème de la vérité sera, en clair, la préoccupation unique et constante du philosophe de Messkirch. Dans la conférence De l’essence de la vérité, prononcée pour la première fois en 1930, il met en question le concept traditionnel de vérité. Il en dégage les conditions de possibilité et montre qu’il repose sur une vérité plus originaire, la vérité de l’être. Avant d’arriver à cette nouvelle essence – l’expression « nouvelle » ne doit pas être entendue au sens de l’innovation, mais plutôt de porter un regard dans ce qui est afin de saisir ce qui est, autrement dit, de restituer la vérité à la vérité elle-même – quelle était la compréhension courante de la notion de vérité ? La vérité n’est-elle pas intrinsèquement référée à la non-vérité ? Toutes ces questions tracent déjà le chemin que nous allons emprunter en compagnie de Heidegger tout au long du développement de ce chapitre.

Le concept de vérité selon l’héritage métaphysique

A la question : ‘‘ qu’est-ce que la « vérité » ?’’ ‘‘ Qu’est-ce qu’être vrai ?’’, le sens courant répond par ceci : la vérité est l’accord de la pensée avec la chose et le vrai est ce à quoi on peut et on doit donner son assentiment (le vrai est opposé au faux, à l’illusoire ou au mensonger). Autrement dit, d’ordinaire, nous entendons la vérité comme l’accord de la chose avec ce qu’elle représente. « Un énoncé est vrai lorsqu’il signifie et exprime, se trouve en réalité. Mais, dans son essai intitulé De l’essence de la vérité, Heidegger estime que dans l’énoncé vrai, « ce n’est pas la chose qui est en accord mais ‘‘ le jugement’’ (Satz) »90. Un peu plus loin dans ce même essai, il fait remarquer que ‘‘ être vrai ’’ et ‘‘ vérité ’’ signifient s’accorder et ce d’une double manière : d’abord comme accord entre la chose et ce qui est présumé d’elle et, ensuite, comme concorde entre ce qui est signifié par l’énoncé et la chose. « Ce double caractère de l’accord, écrit Heidegger, fait apparaître la définition traditionnelle de l’essence de la vérité : ‘‘ veritas est adaequatio rei et intellectus’’ »91. Cette définition traditionnelle sera complétée par une autre qui a eu cours à l’époque médiévale : la vérité est l’adéquation de la connaissance à la chose. Celle-ci se formule comme suit en latin : veritas adaequatio intellectus ad rem. Mais pour Heidegger, « ces deux conceptions de l’essence de la véritas visent toujours un ‘‘se conformer à…’’ et pensent donc la vérité comme ‘‘ conformité’’ (Richtigkeit) ».

Certes, les deux conceptions de l’essence de la veritas visent toujours un « se conformer à… » et pensent donc la vérité comme conformité, mais nous n’avons pas le droit de penser que l’une est la résultante de la conversion de l’autre. Car penser de la sorte, c’est méconnaître le sens originaire de la vérité selon l’époque médiévale. N’est-ce pas qu’à cette époque, la veritas, était interprétée comme adaequatio intellectus ad rem ? De plus cette adaequatio intellectus ad rem n’exprimait pas encore la pensée transcendantale de Kant car celle-ci était postérieure à l’expression courante du concept ordinaire de vérité d’alors. En vérité, l’adaequatio intellectus ad rem fut « possible qu’à partir de l’essence humaine en tant que subjectivité, pensée selon laquelle ‘‘les objets se conforment à notre connaissance’’ »93. Pour Heidegger, la pensée selon laquelle « les objets se conforment à notre connaissance », découle en effet, de la foi chrétienne et de l’idée selon lesquelles les choses, dans leur essence et leur existence ne sont que pour autant que créés (ens creatum), elles correspondent à l’idée conçue préalablement par l’intellectus divinus, c’est-à-dire par l’esprit de Dieu. Les choses sont donc ordonnées à l’idea (ideegerecht) conformes (richtig) et, en ce sens, « vraies ».

Avec la mathesis universalis (Weltvernunft) de Descartes, l’ordre de création conçu théologiquement pour justifier l’essence de la vérité cède la place à l’ordination possible de tous les objets par l’esprit, c’est-à-dire à l’ordre et à la mesure. L’essence de la vérité repose donc dans la certitude de ce qui est clair et distinct. Cette détermination essentielle de la vérité apparaît en pleine lumière quand Descartes lui-même l’affirme en ces termes : « Je jugerai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont vraies »95. Le changement de repère dû à la promotion de l’homme au rang de sujet, c’est-à-dire au rang de fondement et de mesure de la vérité par ses représentations, entraîne inévitablement une autre compréhension de la vérité elle-même. Dorénavant, la vérité sera de l’ordre de l’évidence. (« ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle »). Autrement dit, ce qui est clair et distinct est vrai et la démarche scientifique qui conduit à la vérité transite par le cheminement suivant : il faut partir des notions les plus simples, « claires et distinctes », et pour ensuite parvenir, par voie déductive, aux notions les plus composées qui dépendent des premières. À cet effet, l’auteur de Sein und Zeit dira : « Il n’est plus nécessaire alors de justifier qui est évident. L’évidence est ici, à la fois principe et objet de la méthode, puisqu’elle est en même temps la forme de la vérité, et celle de l’acte de recevoir en l’esprit une vérité, en la concevant comme telle.

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