L’HISTOIRE DE LA SOCIOLOGIE ET SES MÉTHODES

L’HISTOIRE DE LA SOCIOLOGIE ET SES MÉTHODES

 Lorsqu’ils s’emploient à étudier l’histoire de leur discipline, les sociologues se posent rarement la question de savoir quelle histoire pratiquer. La sociologie n’est pas une science comme les autres, dit-on souvent ; du moins vieillirait-elle différemment. Son passé n’appartiendrait pas tout à fait au passé, son histoire ne serait pas tout à fait une histoire. Comme si l’histoire de la sociologie s’écrivait spontanément, répondant à l’appel d’une nécessité propre à la discipline qui constitue son objet d’étude et qui, sans mémoire, en viendrait à périr. Voilà peut-être pourquoi l’historien de la sociologie adjoint si souvent en amont de ses écrits une autojustification (adressée à ces sociologues-praticiens qui n’estiment pas son travail encore assez estimable et ne le citent dans les premiers chapitres de leurs livres actuels que par coutume), plutôt que des indications destinées à le situer dans le champ de l’historiographie. L’historien s’inclinerait ainsi devant le sociologue avant même de commencer à l’étudier21. La rareté avec laquelle les sociologues-historiens réfléchissent au type d’histoire qu’ils pratiquent pourrait-elle également s’expliquer par le peu de contacts qu’ils entretiennent avec les historiens des sciences (naturelles) ?

L’histoire des sciences se présente aujourd’hui comme une discipline autonome, solidement établie, façonnée à la fois par une longue évolution (notons qu’Auguste Comte en est souvent désigné comme le fondateur) et par des clivages22 qui ont animé ou animent encore ses débats méthodologiques – à titre d’exemples, mentionnons l’opposition entre internalisme et externalisme comme principes d’explication historique ou le conflit qui dresse les adeptes d’une histoire rigoureusement diachronique contre ceux du whigisme, appellation péjorative donnée à la lecture du passé à travers le présent23. S’il n’existe pas de raison a priori – c’est du moins ce que nous croyons – d’isoler la sociologie, et plus largement les sciences sociales, de la famille des sciences telles que les aPour rendre compte de cette situation, le plus facile – si tout du moins notre but consistait à dédouaner l’historien de la sociologie – serait d’invoquer l’indifférence des historiens des sciences (naturelles), auxquels il pourrait être reproché de n’être souvent que de négligents lecteurs des sciences sociales24. Le désintérêt s’avère toutefois réciproque. Ainsi, nous l’avons dit, l’histoire de la sociologie croit devoir rendre des comptes davantage aux sociologues qu’aux historiens. Ce sont en effet les « sceptiques » tenants du champ sociologique lui-même à qui sont adressés, le plus fréquemment, les arguments mobilisés en faveur de la pratique historienne. N’est-ce pas là ce qui contribue peut-être le plus à reléguer la question de la bonne histoire de la sociologie au second plan ?

Il peut pourtant paraître difficile d’échapper à une telle question. Arrêtons-nous ainsi brièvement sur un spécimen de technique d’évasion, si l’on veut bien nous passer le terme, aisément repérable dans la courte introduction de la Classical Sociology, ouvrage du sociologue anglo-australien Bryan S. Turner25. Il ne s’agit là que d’un exemple parmi d’autres, bien représentatif néanmoins pour notre propos du fait du peu d’ambitions qu’il présente et du peu de complexité qu’il prête au problème à résoudre. B. S. Turner entreprend d’abord sa défense arguant de l’hostilité certaine que voue la sociologie contemporaine à l’histoire de la sociologie. Certes, concède-t-il, les objections et doutes touchant à la pertinence des études historiques ne seraient pas à rejeter dans leur totalité. Pour autant, une condamnation générale de l’histoire de la sociologie classique n’en serait pas moins hâtive. Les arguments par lesquels B. S. Turner défend l’histoire de la sociologie (qu’il assimile à celle de la sociologie classique) sont traditionnels : loin d’être périmée, la sociologie classique est bien au contraire toujours vivante, raison pour laquelle on ne peut se passer de l’étudier. En outre, les problèmes de la sociologie classique seraient aujourd’hui toujours d’actualité. En d’autres termes, le passé interfère en sociologie avec le présent :

Prenons garde : les « rupture » et « continuité » dont il est ici question ne sont pas des concepts mais des mots que B. S. Turner partage avec le langage propre à l’histoire des sciences. Ce dernier ne découvre pas mais postule dans l’histoire de la sociologie une continuité qui trouverait à le justifier devant le sociologue. En effet, il existe une certaine indécision quant au statut à accorder au passé de la sociologie, et c’est essentiellement ce doute qui nourrirait à la fois le sentiment vague que l’importance de l’histoire de la sociologie ne prête pas vraiment à discussion et son statut évident de discipline-sœur de la sociologie. Cette commune intuition, avec toute son imprécision, incite peut-être l’historien de la sociologie à s’immerger dans son terrain pour en établir soit une description idéalement complète (mais, hélas, toujours matériellement limitée), soit au contraire une description sélective dont il est pourtant difficile de critiquer les lacunes à titre « objectif ». C’est à ce moment précis que cette approche devient problématique : l’historien de la sociologie s’accorde une telle liberté d’action que tout, dans le terrain qu’il explore, peut être dit important – et corrélativement, on pourrait aussi bien laisser de côté tout et son contraire. Mais arrêtons-nous une fois encore à l’introduction à la Classical Sociology de B. S.

Turner, qui illustre une autre des déficiences inhérentes à de tels flottements. Il serait en effet inexact de dire de ce court texte introductif qu’il ne dérange que par sa vacuité. Son caractère discutable ne résulte pas seulement de sa tentative d’autojustification qui, d’un point de vue sociologique, vise moins à convaincre (d’ailleurs, qui donc ?) qu’à réaffirmer le credo d’un groupe bien précis – celui des lecteurs d’histoires de la sociologie. Pourquoi l’auteur s’adresserait-il sinon à ses lecteurs comme à une communauté de sceptiques, position qui n’est probablement pas la leur en réalité ? Il faut tenir pour plus regrettable encore le fait que, si ce jeu de rôles permet en dernière analyse à B. S. Turner de se livrer à cette autoréflexion certaine que réclame la coutume, elle l’autorise aussi à esquiver des questions qui ne se contenteraient guère de réponses dépourvues de conséquences. Autrement dit, nocive est à nos yeux l’assurance qu’éveille la lecture de Turner de ce que l’on parlerait le mieux de l’histoire de la sociologie en termes d’efficacité, et que c’est donc pour son utilité ou, au contraire, son caractère vain, qu’elle devrait être jugée. L’histoire de la sociologie serait-elle avant tout, voire inévitablement, utilitaire ? Et cependant, insinuer l’idée que les historiens de la sociologie (historiens-sociologues) s’engagent sans exception dans leur terrain d’investigation sans bagage méthodologique ne reflète que fort imparfaitement la vérité.

 

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