Rencontre(s) des savoirs et des pratiques thérapeutiques : le pluralisme médical et culturel

Rencontre(s) des savoirs et des pratiques thérapeutiques : le pluralisme médical et culturel

Dans ce second chapitre, nous allons nous intéresser à la démarche de guérison. Nous passerons en revue les diverses voies de sortie de la dépendance, des traitements conventionnels tels que les produits de substitution aux thérapies groupales comme le mouvement des Alcooliques Anonymes. Ensuite, nous tâcherons de comprendre et d’analyser les particularités des médecines « traditionnelles » ainsi que leurs différences par rapport à la biomédecine. Nous mettrons en évidence la place centrale de la spiritualité dans le processus de guérison. Enfin, nous terminerons sur le rôle de la culture dans la guérison et plus exactement sur la nécessité de prendre en considération les besoins culturels des individus malades. Nous verrons en quoi les savoirs autochtones thérapeutiques peuvent remédier aux insuffisances de la biomédecine. Pour illustrer notre propos, nous évoquerons différents exemples de mobilisation des savoirs traditionnels, notamment dans la prise en charge des addictions. Cette dernière partie nous permettra de souligner le pluralisme médical à l’oeuvre et les modalités de sa mise en place.

Processus de guérison : quelle(s) sortie(s) des addictions ?

La sortie de la toxicomanie : une expérience subjective diversifiée 

Il y a plusieurs intérêts à porter notre attention sur la guérison des toxicomanies. D’abord, comme nous l’avons montré tout au long de notre première partie, les addictions sont des pratiques sociales aux multiples facettes pouvant être expliquées par une pluralité de causes. Ce sont des phénomènes qui n’obéissent pas à un déterminisme et qui suivent une dynamique incluant différentes phases d’arrêt, de rechute, de consommation plus ou mois intensive, etc. Tout comme il existe de nombreuses voies d’entrée dans la toxicomanie, il y a une diversité des voies de sortie. Ensuite, évoquer la sortie de l’addiction constitue une « rupture avec le sens commun » (Bergeron, 2009, p. 51) et renverse la croyance populaire de l’Amérindien « ivrogne », véhiculée par l’imaginaire collectif (Bousquet, 2005). Cela permet de montrer que les populations autochtones ne sont pas toutes affectées par l’abus de substances et qu’elles se caractérisent par des modes de consommation variés selon les contextes. 27 M. Milhet propose de concevoir la sortie de la toxicomanie en tant qu’expérience ; « les trajectoires individuelles prenant place dans un parcours de vie doté d’un sens propre aux individus. » (2006, p. 57). La sortie est donc une démarche à la signification personnelle qui dépend d’une dynamique propre à l’individu, lequel est en mesure de décider de son parcours de rémission. En somme, nous sommes face à « un sujet singulier, maître et auteur de ses actes » (ibid., p. 62). La sortie de l’addiction représente un véritable travail de « reconceptualisation de l’expérience » (Bergeron, 2009, p. 54) puisqu’il s’agit de reconnaître que le comportement est anormal et de se donner les moyens d’arrêter. M. Caiata Zufferey (2006) évoque un processus de légitimation à propos de la rémission. Il s’agirait de retrouver un mode de vie « conventionnel », la « crédibilité » et la reconnaissance du statut de citoyen à part entière. Elle identifie trois formes de mise à distance de la dépendance en Suisse : l’abstinence ; la consommation occasionnelle ; la stabilisation grâce à la méthadone. Cette diversification de la rémission permet de fournir des réponses individualisées en fonction des caractéristiques propres aux individus. Mais aucune de ces trois formes ne peut faire figure de sortie unique et détenir la légitimité d’une sortie universelle. En conséquence, la rémission est marquée par une incertitude constante à laquelle doit faire face l’individu lorsqu’il s’oriente parmi les opportunités de thérapie. M. Caiata Zufferey identifie la sortie comme « la manière dont l’individu valide, et fait valider, le comportement adopté » (2006, p. 87). Autrement dit, l’individu doit donner un sens à son parcours de soins. Ce processus de production de sens et de légitimation s’appuie sur plusieurs supports parmi lesquels l’existence d’interlocuteurs symboliques (personne, film, etc), des références à des valeurs collectives ou encore la participation à la vie sociale. Chez l’usager de drogues, la toxicomanie occupe une place centrale et constitue la ligne biographique dominante de son existence, au détriment des autres telles que l’emploi, les loisirs, les relations sociales, etc (Megherbi, 2006). Lorsqu’il décide d’en sortir, il se trouve pris dans un entre-deux, partagé entre un style de vie associé à la drogue et un nouveau mode de vie dont il fait l’expérience pendant sa prise en charge. La sortie de la dépendance dépend donc en grande partie de la capacité d’un individu à modifier ses habitudes de vie (Milhet, 2006). Il se produit ce qu’on pourrait appeler une réorganisation des lignes biographiques, se traduisant par l’investissement dans d’autres univers que celui de la drogue dans le but de retrouver une autonomie, une stabilité et « repartir de zéro » (ibid., p. 61). Ce travail de « reconceptualisation » ne constitue pas une véritable coupure avec le passé mais plutôt une sorte de réagencement des activités quotidiennes (Megherbi, 2006). Dans ce 28 contexte d’incertitude, les consommateurs ont besoin de tisser de nouvelles relations sociales, parfois avec le médecin ou le centre de soins. La prise en charge est aussi le moment où les individus se questionnent sur leur vécu, leur identité et leurs épreuves. Nous n’assistons pas à un mécanisme de substitution de l’identité de toxicomane par une identité « normale » et ordinaire mais plutôt à une reconversion qui passe par des ajustements identitaires. Il s’agit donc d’une véritable « carrière morale » de l’entrée à la sortie de la toxicomanie (Bergeron, 2009).

Les traitements de l’addiction : l’ambiguïté des produits de substitution 

Dans la plupart des pays occidentaux, y compris au Canada, les politiques de réduction des risques ont conduit à élargir l’horizon des sorties de la toxicomanie (Caiata Zufferey, 2006). L’abstinence n’est plus la seule voie de sortie ; d’autres rapports au produit sont aujourd’hui socialement admis, tels que des usages modérés et donc moins stigmatisés. Nous rappelons que la réduction des risques consiste à améliorer la situation personnelle de l’individu ainsi que les répercussions sociales de sa consommation. Par exemple, en Suisse, l’objectif est de parvenir à la réinsertion sociale et professionnelle du toxico-dépendant (ibid.). Les prises en charge sont souvent compliquées et les rechutes sont fréquentes. Les individus n’ont pas toujours conscience de leur dépendance, l’alliance thérapeutique est parfois difficile et une dépression peut émerger dans certains cas. Le traitement ordinaire des addictions 29 comporte deux phases principales (Saïet, 2011). En premier lieu, le sevrage et le traitement médicalisé du syndrome de manque sont instaurés à travers l’utilisation de produits de substitution tels que la méthadone, réduisant les dangers et la douleur liée au manque. D’autre part, un traitement psychologique basé sur des thérapies individuelles et groupales est proposé aux individus pour amorcer une réinsertion sociale. Les produits de substitution possèdent des propriétés pharmacologiques proches de celles des drogues et sont susceptibles de réduire la consommation et les symptômes du sevrage. Concernant les opiacés, les produits employés sont la méthadone et le subutex, la première étant peu à peu remplacée par le seconde en raison de son risque élevé de dépendance. Ce type de traitement présente de nombreuses complications ; les individus qui s’y engagent en ont une vision mitigée en raison du statut ambivalent du produit qui n’est « ni drogue, ni médicament » (Milhet, 2006, p. 63). Les représentations différentes du traitement sont aussi le fruit des perceptions variées de la relation avec le soignant et du lieu de soins, pouvant faire figure de réconfort ou, au contraire, de contrôle social. Nous retrouvons des étapes communes aux traitements de substitution. D’abord, il y a la « conquête de l’abstinence de drogues » (Milhet, 2006, p. 64) avec l’idée de pouvoir arrêter définitivement la consommation. Néanmoins, le temps de la déception et des tensions finit par apparaître. Le traitement de substitution entraîne des effets indésirables comme des troubles physiques (fatigue, perte de libido, etc) et un sentiment d’ennui. Cette impression de vide est liée à l’abandon ou du moins la mise à distance d’un mode de vie organisé autour de la recherche et de la consommation du produit. De plus, une angoisse et un stress sont générés par la confrontation à des situations et des activités nouvelles. Certains patients continuent ainsi à consommer durant la démarche de soins afin de soulager cet état général d’anxiété, ce que S. Megherbi (2006) appelle les « consommations parallèles ». Au lieu de voir ces pratiques marginales comme de la déviance et la persistance d’un « habitus toxicomaniaque » (ibid., p. 150), les médecins devraient les concevoir comme des stratégies de soins des patients. En effet, il s’agit davantage de moyens de gestion personnelle du traitement de substitution et de ses effets négatifs et plus largement, d’une appropriation du traitement par les individus. Ces stratégies relèvent des choix des individus et s’inscrivent dans une logique thérapeutique qui leur est propre, dont la finalité reste la sortie de la toxicomanie. Les thérapies systémiques de l’addiction se donnent pour priorité de modifier le système relationnel familial et d’intégrer la famille dans la prise en charge (Saïet, 2011). Comme nous l’avons vu dans la première partie, les milieux familiaux dont sont issus les usagers de drogues 30 sont généralement fragilisés. Il s’agit alors de rétablir la cohésion et l’équilibre au sein de la famille. Les thérapies comportementales et cognitives se fondent quant à elles sur les mécanismes mentaux qui accompagnent les conduites addictives ; elles s’appuient en grande partie sur la modification des interactions de l’individu avec son environnement (ibid.). Les praticiens cherchent à modifier le système de pensée et les schémas cognitifs du patient afin qu’il dépasse son sentiment d’incapacité et qu’il puisse contrôler son comportement. Ces thérapies passent par exemple par l’identification des lieux/ambiances et des personnes associés à la consommation ou encore, par l’acquisition d’un sentiment d’autocontrôle, de responsabilisation et d’affirmation de soi. Néanmoins, les individus portent avec eux le stigmate de l’addiction, d’autant plus que les représentations sociales associées à la toxicomanie sont de l’ordre de la discrimination et de l’exclusion. Cette persistance du stigmate place les individus sous le joug d’une double domination (Milhet, 2006). Socialement, ils restent des « toxicomanes » et cette définition s’appuie sur des jugements extérieurs sur lesquels ils n’ont pas d’emprise. Les individus seraient ainsi contraints de vivre avec un passé « condamnable » et dévalorisant. Les traitements de substitution restent ambivalents du fait qu’ils ne constituent pas une véritable sortie en soi. En effet, une nouvelle dépendance au produit de substitution s’installe souvent, rappelant à chacun son passé (ibid.). 

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