Ruptures et continuités dans la familiarisation pratique en technologie

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Familiarisation pratique et élaborations conceptuelles

Le premier registre vise à faire pénétrer dans l’école des objets, des procédés voire la spécialisation des individus dans les organisations (entreprises, administrations, …) afin que les élèves les rencontrent sans détour (scientifique, par exemple). C’est une des fonctions de l’éducation technologique. Ce n’est pas sans rapport avec les « leçons de choses » de l’entre deux guerres qui pouvaient s’appuyer facilement sur la familiarité pratique des enfants d’alors avec les choses, les objets, les pratiques de l’époque. L’environnement technique contemporain est devenu moins accessible. La familiarisation pratique aux choses en milieu scolaire joue donc un rôle de compensation. En même temps, l’école complète ainsi d’autres rendez-vous des enfants avec la technique qui se déroulent en dehors de ses murs.
Ce n’est certes pas à l’école que les enfants et les adolescents utilisent, manipulent, agissent, détruisent, démontent, remontent, réparent, jouent mais aussi détournent, s’identifient avec le plus grand nombre d’objets (même si les « interdits » sont de plus en plus nombreux) pour surtout apprendre et… grandir. Certaines expériences de la vie, certaines influences de la famille, du groupe des pairs, de la rue, du cinéma apparaissent comme des lieux de rencontre avec des objets sans être pour autant reconnues comme « éducatives ». Mais c’est à l’école, « piégé » en quelque sorte pour un certain temps dans un même lieu, que l’élève développera un point de vue technique sur les objets, par et sur les activités de réalisation, d’investigation ou de présentation. J. Lebeaume caractérise ces activités scolaires par leur « ambition éducative spécifique et contractuelle, telle que la fixent les programmes10. » Cette perspective est nécessaire pour distinguer ces moments qui peuvent ressembler à d’autres temps d’occupations ou de loisirs. La familiarisation pratique devient alors « commune » au sens d’un contrôle, d’une mise en « ordre », de classements, de mises en relations par les enseignants d’un référent empirique partagé par les élèves et sur lequel s’appuyer pour des analyses technologiques.
Mais à l’école, tout n’est pas d’ordre intellectuel. Dans la familiarisation pratique, il y a aussi l’idée de s’opposer à cette tendance massive de l’école moyenne inférieure française qui consiste à privilégier l’abstraction très rapidement. L’intérêt de la manipulation d’objets dans l’éducation est une idée ancienne : la déclaration d’A. Ferrière en 1921 en témoigne :
« Et sur les indications du Diable, on créa l’école. L’enfant aime la nature : on le parqua dans des salles closes. L’enfant aime voir son activité servir à quelque chose : on fit en sorte qu’elle n’eut aucun but. Il aime bouger : on l’obligea à se tenir immobile. Il aime manier des objets : on le mit en contact avec des idées. Il aime se servir de ses mains : on ne mit en jeu que son cerveau. Il aime parler : on le contraignit au silence. Il voulait raisonner : on le fit mémoriser. Il voudrait chercher la science : on la lui servit toute faite. Il voudrait s’enthousiasmer : on inventa les punitions. (…) Alors les enfants apprirent ce qu’ils n’auraient jamais appris sans cela : ils surent dissimuler, ils surent tricher, ils surent mentir11. »
Ces méthodes, qui s’opposent à des postures contemplatives, visent l’action, l’expérimentation, l’observation, la manipulation et constituent une permanence dans l’histoire de l’enseignement scientifique et technologique à l’école. L’école ne saurait s’y dérober sans développer des inégalités et rendre incertaine la référence empirique des savoirs [J.-L. Martinand, 1994b, p. 70]. C’est, pour le moins, le discours tenu dans les textes prescriptifs [M. Coquidé & J. Lebeaume, 2003, p. 107].
Les activités d’investigation et de réalisation [J.-L. Martinand, 1995, p. 349 et s.] qui renvoient au monde des techniques – en référence à des pratiques12 de la sphère domestique ou des industries – permettent la familiarisation pratique. Vécus collectivement, ces moments scolaires impliquent les élèves dans des « projets » qui orientent différemment l’action éducative. Souvent pensée comme un apport de savoirs, elle prend ici un relief différent. Les attitudes – quelles places, quels rôles des élèves dans les groupes, les équipes ? –, les rythmes
– les réalisations sur projet engagent les élèves sur une dizaine de séances -, les émotions – nées du plaisir à mener à son terme une « œuvre » collective – visent au plus près le développement personnel de l’élève. L’idée de familiarisation pratique « bouscule » l’opinion commune sur le « rapport au savoir ».
La définition de l’éducation technologique ne se contente cependant pas de rencontres avec des témoins de la technique. L’un des dangers serait de la limiter à l’inventaire de fabrications13 ou à la conduite de quelques interventions sur les objets, traductions d’un empirisme utilitaire et émietté. C’est pour cela qu’à côté de la familiarisation pratique, il est nécessaire d’envisager l’élaboration de questionnements d’ordre technologique : concepts, schémas, modèles, normes qui contribuent à l’émergence si ce n’est d’une pensée technique mais, pour le moins, d’une rationalité technique. Sans ce travail, toutes les actions ne sont que des opérations machinales sans grand intérêt éducatif [M. Coquidé & J. Lebeaume, 2003, p. 111]. De ce côté-là aussi, la construction de la matrice de la discipline doit veiller à ne pas la réduire à un formalisme excessif que constituerait une liste de concepts, voire de savoirs (lesquels ?).
Les interventions des enseignants visant d’une part, une familiarisation pratique commune aux « choses » de la technique et favorisant, d’autre part, l’émergence d’élaborations intellectuelles sur des questionnements d’ordre technologique constituent une condition pour l’approche progressive du monde technique, pour le mettre en questions, pour y agir et y réfléchir. Ces deux registres d’activités scolaires sont indissociables l’une de l’autre. Le premier nommé n’est pas un prétexte pour le second. Si, dans cette discipline d’action et de raisonnement, c’est au premier registre d’activités que nous allons nous intéresser, la familiarisation pratique, cela n’a de sens qu’en regard des activités réflexives d’appropriation contrôlées et menées par l’enseignant. En même temps, pour l’enseignement, il faut bien distinguer l’un de l’autre en vue d’un réglage « fin ».

Problématique

Ce que suggère le sujet d’étude rapidement décrit ci-dessus nécessite un cadre théorique fort qui légitime les questions de recherche et oriente les investigations. C’est bien entendu celui de familiarisation pratique aux objets au long de la scolarité obligatoire que nous développons ci-dessous. Pour cela, nous « interrogeons » des travaux de recherche à la fois en didactique des disciplines (J. Colomb, 1987) et en didactique de la technologie (J. Lebeaume, 1999c ; J. Ginestié et C. Andreucci, 2002) et effectuons des « détours » par d’autres champs de recherche mais dans le souci de circonscrire, au bout du compte, un concept didactique autonome, c’est-à-dire maître de sa problématique. Cette partie se conclura par les questions de recherche et nos hypothèses de travail.

Un parcours, des premières rencontres des élèves avec les objets

L’étude porte sur la mise au jour des parcelles d’un territoire particulier – le monde de la technique – parcourues par les élèves. C’est l’examen du « chemin14 » des écoliers et des collégiens tracés dans le monde de la technique mais du point de vue des rencontres qui les familiarisent sur un plan pratique avec les objets présents sur ce chemin. D’autres témoins de la technique auraient pu servir de motifs à ces rencontres : la transformation du monde par la technique (la production d’une technosphère15), les inventions et l’inscription dans une mentalité industrieuse, le monde du travail (les métiers des hommes et des femmes au travail), le patrimoine technique (sa richesse, son histoire), voire les aspects environnementaux plus ou moins dérégulés par la technosphère. Se centrer sur l’objet, c’est faire de « l’objectivation » de ce témoin essentiel du monde technique à la fois présent mais souvent opaque, voire caché, une opération majeure à la fois sur le plan intellectuel et sur le plan pratique. C’est lui donner du sens.
Il s’agit donc d’examiner sur quels objets portent ces rencontres et, si possible, comprendre comment elles s’enchaînent ou au contraire s’opposent, se chevauchent ou se heurtent, se recouvrent ou laissent des vides entre elles. Que suggèrent ces présences ou absences au fur et à mesure d’un parcours scolaire ? Réalisées en contexte scolaire, ces fréquentations sont marquées par leur intention éducative, leur guidage et leur contrôle par l’enseignant. Aussi, comment les maîtres organisent-ils ces rencontres ? Comment s’y prennent les enseignants ? Peut-on mettre au jour une cohérence longitudinale entre ces activités scolaires successives ?

Ruptures et continuités et point de vue curriculaire

L’intention majeure de la recherche porte donc sur l’examen des ruptures et continuités dans cet itinéraire scolaire, examen décrit en termes d’objets rencontrés et de modalités de rencontres avec ces objets. Cette orientation renvoie à deux ensembles de recherche dans le champ des didactiques des disciplines.
Le premier correspond aux travaux de l’I.N.R.P.16 dirigée par J. Colomb [1987] sur l’articulation école-collège et plus particulièrement sur les ruptures et continuités entre le C.M. 2 et la 6ème. Située sur une échelle de « temps » plus courte (2 ans) que la nôtre (12 ans), l’étude examine les changements opérés sur les « contrats disciplinaires17 » en mathématiques, français, histoire-géographie, langue vivante et arts plastiques entre la dernière année d’école élémentaire et la première année de collège. En ce qui nous concerne, le regard est mono-disciplinaire et nous prenons en compte l’école maternelle en plus des deux autres ordres scolaires que nous examinons dans leur intégralité. Au terme de l’étude, les chercheurs statuaient sur des continuités entre le C.M. 2 et la 6ème tout en relevant des « signatures » disciplinaires différentes.
Bien que les descripteurs utilisés dans cette recherche (les contrats disciplinaires) pour décrire les ruptures et continuités soient différents des nôtres (les objets et les modalités de la rencontre des élèves avec les objets), des comparaisons sont cependant possibles entre nos travaux et ceux de l’équipe conduite par J. Colomb selon deux aspects. D’une part, les variables observées sont parfois les mêmes. Bien que les contextes des recherches soient différents, les résultats peuvent alors être comparés. Sont-ils identiques ou présentent-ils des différences ? D’autre part, les contributions de la recherche citée peuvent aussi nourrir l’interprétation de nos propres résultats.
Un autre ensemble de travaux peut également être « discuté » par notre étude.
Ces rencontres successives avec les objets dans une forme de « capitalisation expérientielle », pour reprendre l’expression de M. Coquidé et J. Lebeaume [2003, p. 110] qui sont ici examinées à l’échelle de la scolarité obligatoire fixent un point de vue curriculaire à notre recherche. Nous ne nous situons pas au « niveau » d’une séance ou d’une séquence d’enseignement mais nous mettons l’accent sur l’itinéraire scolaire emprunté par l’élève dans le monde de la technique et plus particulièrement sur son parcours singulier dans le monde des objets. Les travaux récents de J. Lebeaume18 sur le curriculum disciplinaire nous ont servi de référence à ce sujet.
Comment rendre alors intelligibles ces rendez-vous des élèves avec les objets à l’école et au collège ? Il s’agit de « s’extraire » en quelque sorte d’une approche stérile de relevés d’objets simplement juxtaposés au fil du parcours scolaire. La cohérence recherchée ne peut justement être saisie que dans la dimension curriculaire de cet itinéraire éducatif dont l’organisation est partiellement construite sur une progressive différenciation disciplinaire (« découverte du monde » et « sciences et technologie » à l’école, « technologie » au collège). Cette perspective curriculaire de l’éducation technologique doit nous permettre de mettre au jour l’itinéraire ou les itinéraires (fondé sur les rapports scolaire et éducatif entre les objets et l’élève) tracé(s) dans les trois segments scolaires.

Familiarisation et familiarisation pratique

Familiarisation

Toute familiarisation commence par un premier contact, une première rencontre, en l’occurrence, ici, de l’élève avec l’objet. La rencontre déclenche, dans ce rapport particulier de l’élève avec l’objet, une rupture qui fait que l’objet passe du statut d’ « inconnu » à celui de « nouveau » pour l’écolier ou le collégien. Nous empruntons les termes de « rencontre » et « nouveau » à des travaux relatifs au champ de la psychologie. P. Jonnaert et D. Leveault [1994], s’inscrivant plus particulièrement dans le courant de recherches sur la perception de la tâche par les élèves, fixent une problématique générale du degré de familiarité. Antérieurement, d’Hainaut [1977, pp. 262-267] définissait déjà trois degrés de « familiarité » (et non de familiarisation) par rapport à une tâche :
« – degré 1 – familier : a déjà fait l’objet d’apprentissages antérieurs et d’exercices ;
– degré 2 – rencontré : a déjà été rencontré mais n’a pas fait l’objet d’un apprentissage systématique et complet ;
– degré 3 – nouveau : n’a jamais été rencontré ou s’il l’a déjà été, a été oublié. »
Bien que d’Hainaut raisonne sur des tâches et utilise le terme de « familiarité », il n’apparaît pas d’obstacle à appliquer cette description à des objets. Nous considérons que les
« degrés » 3 et 2 correspondent assez bien à ce que nous entendons par familiarisation. De fait, la familiarisation ouvre la voie de la familiarité à venir. P. Jonnaert et D. Leveault [1994, p. 279] affinent les degrés de familiarité, estimant que ceux définis par d’Hainaut s’avèrent insuffisants pour toute une série de tâches en milieu scolaire. Ils intègrent alors deux autres degrés de familiarité en renversant l’ordre :
« – degré 1 – nouveau : n’a jamais été rencontré ou s’il l’a déjà été, a été oublié ; – degré 2 – reconnu : a été rencontré antérieurement par le sujet ;
– degré 3 – formalisé : a fait l’objet d’un apprentissage antérieur ;
– degré 4 – systématisé : a fait l’objet d’une systématisation antérieure ;
– degré 5 – familier : a déjà été utilisé dans des situations nouvelles. »
Après lecture, nous supposons que les degrés de familiarité se cumulent pour les auteurs. Les deux premiers « degrés » contribuent, sous cet angle « psychologique », à définir la familiarisation comme un premier contact avec les choses sans visée d’un apprentissage effectif ou d’une quelconque systématisation.
Nous retenons deux caractéristiques de ces travaux pour ce qui concerne la familiarisation aux objets. La familiarisation aux objets commence par la rencontre de ces derniers et permet ensuite de les reconnaître.

Familiarisation pratique en technologie

Par « pratique », nous entendons ici les actions effectives, les façons de faire, les gestes, les procédures, voire les stratégies appliquées. Cette idée d’actions, d’actes, de gestes sur, par, avec l’objet, d’expériences de l’objet, envisage un rapport d’usage avec ce dernier et s’oppose, par exemple, à la contemplation des choses. La familiarisation « pratique » repose sur l’expérience. C’est en ce sens que la technologie est davantage une discipline d’expériences (au sens commun du mot expérience) qu’une discipline académique, de « compétences » : les élèves agissent concrètement. « Pratique19 » exprime ici une qualité de la familiarisation.
Rencontrer, reconnaître, utiliser des objets déterminent en partie la familiarisation pratique en éducation technologique. Poursuivons pour affirmer davantage le caractère didactique de la définition. En s’appuyant sur les travaux de J.-L. Martinand et J. Lebeaume [1998, p. 22 et s.] sur l’enseignement de cette discipline, nous pouvons compléter cette première ébauche de définition de la familiarisation pratique aux objets. Elle se caractérise par une progressivité sur des formes typiques de connaissance20 des objets, dans un processus21
19 De façon anecdotique, on peut remarquer que P. Bourdieu [Esquisse d’une théorie de la pratique, 1972, p. 163], dans une perspective plus sociologique, a discuté « pratique » et « familiarisation » mais en considérant ces deux termes comme des substantifs. Quand il questionne la pratique, il vise une question proche de celle qui nous intéresse ici puisqu’il mentionne « la familiarisation avec un monde étranger et le déracinement d’un monde familier ». Si une partie du « monde étranger » est celui de la technique, on peut caractériser la familiarisation pratique comme un processus de conquête d’espaces inconnus.
20 M. Combarnous [1984, p. 38 et s.], dans une perspective nettement moins orientée vers l’éducation, proposait lui aussi des niveaux successifs de connaissance des objets techniques : la connaissance coutumière, la de domestication des choses. On peut en établir les deux premières formes sachant qu’elles se cumulent. Au départ, il s’agit d’une connaissance coutumière liée à la perception de l’objet sur le mode de la reconnaissance ; il s’agit de pouvoir identifier, reconnaître, désigner, considérer, un objet et de répondre à la question : « C’est quoi ? ». La seconde forme de connaissance est pratique : l’objet est envisagé dans le système d’usage dans lequel il est. On sait à quoi sert l’objet sans que sa constitution et son principe de fonctionnement soient connus. Il s’agit de pouvoir indiquer : « A quoi ça sert22 ? ». Reste cependant une condition essentielle à satisfaire : il faut que les objets soient non seulement réels (et non symboliques) mais aussi insérés dans un « régime » d’utilisation par les élèves qui laisse place à leur créativité. Cette condition relève de la pleine responsabilité des enseignants et nécessitera, sur le plan de la recherche, un examen approfondi.
Sur un plan psychogénétique (qui n’est pas notre plan d’étude), ce qui est en jeu dans la familiarisation pratique est l’amorce de processus d’instrumentation que propose P. Rabardel [1995, p. 137]. Il y a instrumentation ou genèse instrumentale orientée vers le sujet lui-même (l’élève en l’occurrence) lorsqu’il y a « émergence et évolution des schémas d’utilisation et d’action instrumentée : constitution, fonctionnement, évolution par accommodation, coordination, combinaison, inclusion et assimilation réciproque, assimilation d’artéfacts (objets matériels ou immatériels, « symboliques ») nouveaux à des schémas déjà constitués ». Dans cette perspective, l’objet doit être instrumenté. Sur un plan cette fois-ci à nouveau didactique, ces deux formes de connaissance, reconnaître un objet et savoir à quoi il sert, mises en jeu dans un régime d’utilisation d’artefacts, tracent les contours du processus de familiarisation pratique commune aux objets techniques. La limite de la familiarisation pratique est celle de l’objet : une fois l’objet maîtrisé (son usage), c’est-à-dire atteint le point où l’utilisateur en connaît et en maîtrise l’usage, les lacunes éventuelles, la familiarisation pratique cesse.
connaissance fonctionnelle, la connaissance technologique (la connaissance du dessinateur, du monteur, du réparateur qui connaissent avec exactitude les éléments de l’objet) et la connaissance raisonnée (connaissance rationnelle et globale).
La familiarisation technique23, et non plus pratique, commence alors et vise la maîtrise. Il y a un changement de registre dans le rapport aux objets : la « familiarisation » qui initie le processus de domestication des choses devient de la « familiarité » aux choses. La connaissance des objets se poursuit et devient de plus en plus rationnelle. Elle relève maintenant de la description structurale et de l’analyse fonctionnelle : J.-L. Martinand et J. Lebeaume [op. cit.] caractérisent cette forme de connaissance de « technique ». Plus globale, la connaissance technologique réunit différents points de vue qui permettent de saisir l’objet dans son contexte, dans sa structure, dans son agencement de fonctions, dans son rôle et son impact sur la société. Cette orientation est d’ailleurs suggérée dès les premières lignes du rapport de la C.O.P.R.E.T.24
Ces regards convergents vers les objets apparaissent déterminants pour les élèves des écoles et collèges si l’on considère la technologie comme une discipline de l’esprit susceptible d’élargir et d’enrichir les points de vue que les élèves portent sur les objets.

Objet et objet technique

S’il semble naturel d’évoquer des objets… techniques dans le cadre d’une discipline scolaire telle que la technologie, il convient de s’interroger sur ce qui les distingue du monde des choses. Cette interrogation est en filigrane de nos propos précédents et s’avère essentielle pour la conduite de la recherche. Comment faire en effet pour les identifier de façon suffisamment explicite afin d’interroger les enseignants et les élèves ?

Les « pièges » d’une tentative de définition

Comment un objet devient-il technique ? Le sens commun peut conduire à considérer comme technique tout objet dès lors qu’il est inséré dans une activité liée à la production, à la maintenance ou à la réflexion sur les activités techniques. Par définition, tout objet a été inséré dans un processus technique, au niveau de sa fabrication. Il peut l’être à d’autres époques de son cycle de vie. A ces moments, il peut être qualifié de technique. Mais qu’en est-il au-delà de la sphère industrielle et surtout dans le cadre d’une éducation technologique ?
Le danger consiste à considérer qu’un objet est technique en « soi » et donc définitivement « catégorisable » en tant que tel à côté, par exemple, d’objets « naturels ». L’apparente « universalité » de cette définition ne résiste pas à la moindre mise à l’épreuve. Les arbres qui ornent les cours de récréation sont à la fois objets techniques et objets naturels. Ils sont objets naturels si l’on examine leurs processus de croissance ou leur organisation biologique. Plantés par des professionnels dans le but d’agrémenter le paysage, ils sont bien le résultat de la volonté humaine. Si l’on considère la technique comme la manifestation de l’action humaine, ces arbres sont des objets techniques.
Dans la même veine, il est tout aussi hasardeux d’estimer que les disciplines scolaires seraient « propriétaires » d’objets qui leurs appartiendraient en propre. La délimitation des champs disciplinaires tels que nous les connaissons est un artifice délimitant nos connaissances du monde qui nous entoure en collection d’ « objets » donnés à rencontrer, à étudier aux élèves. En ce sens, l’enseignant oriente le point de vue des élèves pour qu’ils établissent une relation au monde des choses : c’est en posant un regard technique sur l’objet que celui-ci devient technique.

La nature de la relation aux choses

C’est donc la nature de la relation que nous entretenons avec une chose qui détermine que cette chose devient un objet, sortant par là-même du « décor ». Si ce point de vue adopté sur la chose est technique, alors la chose devient objet technique. Le caractère technique d’un objet est défini par la relation à l’objet et non comme un attribut intrinsèque de l’objet lui-même.
En ce sens, nous nous ajustons sur des travaux menés en psychosociologie et particulièrement ceux de S. Tisseron [1999, p. 58] qui, dans un article centré autour du concept de dispositif, affirme que définir un objet nécessite de faire intervenir non seulement une forme d’intérêt pour lui qui le distingue du monde commun des choses mais également l’existence d’un cadre qui le fasse exister comme distinct du sujet. Pour l’auteur, trois types de cadre sont à l’œuvre pour chacun des objets manipulés : de découverte, de convention et d’invention. On retrouve dans la définition qu’il donne du cadre de découverte : « le cadre de la découverte de l’objet consiste dans son expérimentation et son apprentissage ; il évolue ensuite vers l’usage conventionnel25 ou vers l’invention26 » un point de vue comparable à celui de familiarisation. La « découverte » reprend l’idée de nouveauté et annonce, par le terme « expérimentation » (au sens commun), des actions sur, par, avec l’objet. Le parti pris ici doit aussi aux travaux en ergonomie et nous nous référons particulièrement à l’article de J. Ginestié et C. Andreucci27 sur l’image technique ou non que les élèves se font des objets. Pour ces auteurs, est objet technique « tout objet dont le sujet sait qu’il doit sa structure à une fonction ou ses propriétés singulières à la mise en œuvre de savoir-faire organisés en fonction d’une intentionnalité [p. 43] ». En l’occurrence, il s’agit d’explorer les possibilités d’analyse technique et d’interprétation technique des objets.
Notre perspective est sensiblement différente. Nous examinons la familiarisation pratique, qui certes contribue à la construction de savoirs, mais qui ne sont pas des savoirs « technologisables » immédiatement.
En même temps, il y a une communauté des objets pris en compte mais surtout un « regard » sur l’appréhension qu’ont les collégiens des objets techniques. Cette orientation particulière éclaire notre recherche et permet une convergence. Nous avons précisé plus haut vouloir examiner sur quoi porte la familiarisation pratique (les objets) et comment elle se « réalise » dans les classes (interventions des enseignants) au cours de la scolarité obligatoire. Il apparaît cependant judicieux d’essayer de mettre au jour ce sur quoi débouche cet itinéraire de familiarisation pratique aux objets pour les élèves, une fois cet itinéraire parvenu à son terme. Dès lors, il est intéressant de reprendre l’enquête évoquée ci-dessus car elle informe de l’appréhension des objets par les élèves, ce qui nous permet de fixer le troisième volet de notre recherche (les élèves). Bien entendu, les problématiques étant différentes entre les deux recherches, les inférences le seront aussi mais la comparaison des résultats demeure et est porteuse de sens.

Table des matières

INTRODUCTION
1. – L’éducation technologique
2. – Les « missions » de l’éducation technologique
3. – Une approche du monde technicisé
I. – PROBLEMATIQUE, QUESTIONS DE RECHERCHE ET HYPOTHESES DE TRAVAIL
1. – Registres d’activités en éducation technologique
1.1 – La nature des activités techniques à l’école
1.2 – Familiarisation pratique et élaborations conceptuelles
2. – Problématique
2.1 – Un parcours, des premières rencontres des élèves avec les objets
2.2 – Ruptures et continuités et point de vue curriculaire
2.3 – Familiarisation et familiarisation pratique
2.3.1 – Familiarisation
2.3.2 – Familiarisation pratique en technologie
2.4 – Objet et objet technique
2.4.1 – Les « pièges » d’une tentative de définition
2.4.2 – La nature de la relation aux choses
3. – Questions de recherche et hypothèses de travail
3.1 – Les objets
3.2 – Les enseignants
3.3 – Les élèves face aux objets
4. – Ce que le sujet d’étude ne prend pas en compte
5. – Remarques
II. – METHODOLOGIE DE L’ENQUETE
1. – Les outils d’investigation utilisés et leurs limites
1.1 – Les discours
1.2 – Les observations directes
1.3 – Les questionnaires d’enquête
2. – Procédures d’enquête et constitution du corpus
2.1 – Un recensement des objets utilisés et produits
2.1.1 – Enquête préalable exploratoire par entretiens semi-directifs
2.1.2 – Elaboration des questionnaires d’enquête (1ère vague)
2.2 – Comment les enseignants organisent-ils la rencontre des élèves avec les objets techniques ?
2.2.1 – Elaboration des questionnaires d’enquête (2ème vague)
2.3 – Les élèves face aux objets
2.4 – Traitement des données
2.4.1 – Les interviews
2.4.2 – Les questionnaires
2.4.3 – Les enregistrements audio-visuels
III. – LES OBJETS TECHNIQUES A L’ECOLE ET AU COLLEGE
1. – Qu’est-ce qu’un objet technique dans le cadre de notre recherche ?
2. – Comment classer les objets techniques relevés dans l’enquête ?
Un cas particulier : le micro-ordinateur
Des deuils
3. – Objets techniques utilisés et produits à l’école et au collège
3.1 – Les objets techniques utilisés à l’école
3.1.1 – Les outils, machines et instruments : une famille nombreuse
3.1.2 – Les jeux éducatifs
3.1.3 – Disparitions d’objets techniques entre l’école maternelle et l’école primaire
3.1.4 – Objets techniques dont l’usage se renforce entre l’école maternelle et l’école élémentaire
3.1.5 – Continuités dans l’usage d’objets techniques entre l’école maternelle et l’école élémentaire
3.1.6 – D’autres ruptures entre l’école maternelle et l’école élémentaire
3.1.7 – Usages du micro-ordinateur
3.2 – Objets réalisés par les écoliers
3.3 – Les objets techniques utilisés au collège
3.3.1 – Objets, machines, procédés, matériaux les plus utilisés au collège
3.3.2 – Les machines
3.3.3 – Procédés
3.3.4 – Matériaux
3.3.5 – Ruptures et continuités remarquables
3.4 – Objets réalisés par les collégiens
3.4.1 – Objets réalisés en 6ème (cycle d’adaptation)
3.4.2 – Objets réalisés en cycle central
3.4.3 – Objets réalisés en 3ème (cycle d’orientation)
3.5 – Les graphismes techniques
3.5.1 – Les graphismes techniques utilisés par les écoliers
3.5.2 – Les graphismes techniques utilisés par les collégiens
3.6 – Regroupements synthétiques sur des dimensions particulières de la familiarisation pratique à l’école et au collège
3.6.1 – Nombre d’objets
3.6.2 – Types et familles d’objets
3.6.3 – Attitude des enseignants vis-à-vis des postures, des gestes des élèves quand ils utilisent des objets techniques
3.6.4 – Attitudes des enseignants vis-à-vis des pannes, « bugs » et aléas techniques
3.6.5 – Matériaux
3.6.6 – Les objets réalisés par les élèves
4. – Bilan sur les objets de la familiarisation pratique
IV. – LES ENSEIGNANTS : MEDIATEURS DU MONDE TECHNIQUE
1. – Des activités scolaires pour permettre une familiarisation pratique aux objets techniques
1.1 – Quelques résultats pour l’école
1.1.1 – Les modalités de la rencontre entre les objets techniques et les écoliers
1.1.2 – Les démarches choisies par les enseignants lors des activités de fabrication
1.2 – Quelques résultats pour le collège
1.2.1 – Les modalités de la rencontre entre les objets techniques et les collégiens
2. – Dispositifs matériel et organisationnel pour permettre une familiarisation pratique aux objets techniques
2.1 – Remarques sur la notion de dispositif
2.2 – Quelques résultats pour l’école et le collège
2.2.1 – Espaces d’enseignement et territoires dans la classe – Organisation spatiale et matérielle
2.2.2 – Espaces d’enseignement : le cas des micro-ordinateurs
2.2.3 – Modes de regroupement des élèves
2.2.4 – Les déplacements des élèves et l’accès aux stocks
3. – Les « préparations » des enseignants
4. – Bilan sur les enseignants médiateurs
V. – LES ELEVES FACE AUX OBJETS TECHNIQUES
1. – Y a-t-il des gestes de la familiarisation pratique aux objets techniques ?
2. – Appréhension des objets techniques par les collégiens
2.1 – L’enquête auprès des élèves collégiens
2.2 – Que disent les élèves collégiens sur les objets techniques ?
2.2.1 – Des objets considérés comme techniques et non techniques
2.2.2 – Vers l’idée d’objet technique chez les collégiens
3. – Bilan de cette partie
CONCLUSION – DISCUSSION
1. – Contexte et problèmes de la recherche
1.1 – Des objets techniques pour qui ?
1.2 – Familiarisation pratique en technologie
2. – Ruptures et continuités dans la familiarisation pratique en technologie
2.1 – Les objets de la familiarisation pratique en technologie
2.2 – Les enseignants, médiateurs du monde technique
2.3 – Appréhension des objets techniques par les collégiens
2.4 – Les limites de nos travaux
3. – Prolongements de la recherche
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
TABLE DES ILLUSTRATIONS

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