Villes et campagnes : les espaces de la modernisation

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Colonisation, recensement et occidentalisation

L’occidentalisation22, ou « modernisation coloniale » pour reprendre l’expression de Washbrook (1989), n’a, contrairement à la sanscritisation, que peu – ou du moins indirectement – touché l’individu et les petites communautés. Elle a par contre transformé de façon spectaculaire les institutions. Ce fut un apport exogène à la société indienne (même si les processus d’adoption des comportements sont endogènes), puisque importé par les colonisateurs, plus spécialement les Britanniques.
Les deux faits les plus marquants de ce changement sont certainement l’apparition d’un pouvoir centralisé et la cristallisation des positions concernant les castes. Jamais avant les Britanniques l’Inde n’a connu un pouvoir aussi centralisé et s’étendant sur une si grande surface. W.Hamilton écrit en 1820 que « l’Hindoustan ne doit plus être perçu maintenant comme un simple assemblage de nababs, de sultans et de rajas, mais comme une partie constitutive de l’Empire britannique […] »23. N’oublions pas cependant qu’il s’agissait de convaincre le Parlement. La réalité était plus complexe, puisque les Indes britanniques n’étaient pas majoritairement sous administration directe de la couronne et la véritable unification du pays est en fait le fruit du travail post-colonial (Durand-Dastès, 1995 : 254).
La nécessité de gestion de la colonie a entraîné la mise en place d’un recensement des populations indiennes (particulièrement par le biais du Census of India) et de leur classement en fonction de différents critères culturels et sociaux. Cela entraîna une cristallisation de la hiérarchie, auparavant fluctuante, des différents groupes sociaux24.
Les castes, puisque c’est de cela qu’il s’agit, étaient bien présentes avant les colons, et ne sont pas une pure invention de l’imaginaire politique britannique (Appadurai, 2001 :175). Il faut cependant noté que les possibilités de changement ont été fortement réduites vers la fin du 19ème siècle. La cour de justice (création des colonisateurs) a joué un rôle important dans cette cristallisation, en mettant en place des régimes différents selon les religions, mais surtout, en appliquant une vision « brahmanique » de la religion hindoue. Celle-ci s’est d’ailleurs révélée incohérente avec la manière dont est vécu l’hindouisme dans certaines régions de l’Inde, notamment au Tamil Nadu (Washbrook, 1989 : 241).
En outre, en figeant les positions, et en ne permettant pas aux groupes de les renégocier sauf à travers une reconnaissance extérieure (à savoir la cour de justice), le colonisateur réduisait fortement les pouvoirs traditionnels et affirmait encore le sien (Appadurai, 1981). Même si la question reste ouverte de savoir si cette cristallisation était un « produit dérivé » du recensement, ou une manœuvre des Britanniques pour conserver, voire exacerber les divisions internes de la société indienne25, il reste évident que le recensement des castes a accentué la prise de conscience identitaire26 (Srinivas, 1996a : 95-100).
Au delà de ces conséquences et de leurs interprétations, les Britanniques ont mis en place le recensement car ils avaient besoin d’identifier et d’organiser les groupes sociaux de façon claire, et ce pour plusieurs raisons.
La première est l’aspect commercial des intérêts britanniques en Inde. En effet, depuis le 17ème siècle en Europe, on considère les hommes comme une forme de capital humain, c’est-à-dire que la population est envisagée comme un facteur de richesse. Il s’agit donc, en prenant le contrôle d’un nouveau pays, d’estimer ses biens. Le dénombrement des hommes semble s’imposer comme la suite logique de la cartographie du territoire entreprise par les britanniques dès la fin du 18ème siècle27.
Ensuite, il y avait une nécessité de comprendre la société afin de développer des principes d’administration adaptés. Comme nous le rappelle Guilmoto, s’appuyant sur Appadurai (1981) : « on recense, on dénombre et on classifie pour mieux dominer l’hétérogénéité sociale » (Guilmoto, 1998 : 42). C’est de cette nécessité qu’ont émané les premiers « districts gazetteers » (recueils d’informations très détaillés sur les différents districts indiens28, prédécesseurs des census et aujourd’hui source historique inestimable29).
La troisième raison est purement fiscale, et l’on peut dire que c’est une des raisons d’être de la colonisation : il s’agit de fixer des droits et des obligations à chacun des groupes Cette responsabilité britannique est une vision défendue par les nationalistes indiens, et semble quelque peu outrancière, même si la politique britannique a souvent joué la carte machiavélique : « diviser pour régner ».
Sur la création de l’identité indienne, on se référera à l’article de Cohn (2001) ou à l’ouvrage de Matthew H. Edney (1999) Mapping an Empire.
La cartographie du sous-continent a fait l’objet d’une importante production scientifique (Madan, 1997), dont l’ouvrage de référence reste certainement celui de Edney (1997), dont la position radicalement post-moderne a été remise en cause par Raj (2003) au profit d’une vision plus nuancée de la rencontre entre les indiens et les européens.
Roland Lardinois (2002 : 428) définit le gazetteer comme un « genre littéraire […] qui mêle un récit historique à la présentation socio-géographique d’un espace sur lequel s’exerce un pouvoir politique ». présents. Alors seulement, il devient possible de lever des impôts et prélever des taxes. C’est pourquoi les Moghols avaient déjà effectué un recensement quelques siècles auparavant. Il ne s’agissait cependant que d’un recensement des terres, et non de la population, puisque les taxes étaient alors liées aux cultures.
La dernière justification est reconstruite a posteriori. Elle est liée au contrôle des populations, c’est « l’aspect disciplinaire » décrit par Appadurai (2001 : 176). On envisage alors le recensement comme une opération visant à « la maîtrise politique de l’espace et des hommes » (Lardinois, 2002 : 428). Le recensement est vu comme un outil colonial permettant d’ordonner selon les modalités du pouvoir. Il établit et impose l’organisation sociale britannique sur le territoire et les individus conquis.

Impact de la colonisation sur la structure de l’économie

Mais l’impact colonial n’est pas uniquement politique et social. Il a aussi fortement perturbé la sphère économique. L’Inde n’a pourtant jamais été un espace isolé. On est sûr que les grecs et les romains la connaissaient au deuxième siècle avant notre ère (et peut être avant), époque à laquelle les Chinois envoyèrent un ambassadeur dans le Sud de l’Inde (Sastri, 2000). De même, les liens avec le monde arabe datent de bien avant l’Hégire. On prendra ici l’exemple des marakkayars, marchands d’origine arabe dont l’implantation daterait du début de l’ère chrétienne (Dupuis, 1960). Ils sont depuis longtemps totalement intégrés à la population tamoule, notamment par le biais de mariage avec des femmes de hautes castes hindoues. Il reste néanmoins quelques traces de leur identité originale, dans la façon dont on les nomme parfois : Sonagan – Sonagum désignant l’Arabie en tamoul (Ahmad, 2000). De même, la toponymie locale reflète leur appartenance religieuse : une des principales aires de concentration des marakkayars au Tamil Nadu est la ville de Muhammad Bandar, bandar signifiant port en arabe (Thurston, Rangachari, 1909). La ville s’appelle aujourd’hui farangipettai (la ville des Blancs) après avoir été nommée Porto Novo, pendant la colonisation. Les villes tamoules ont souvent plusieurs noms, témoins de leur histoire.
Les Indiens eux-mêmes ont voyagé, et la caste hindoue des Nattukkotai Chettiars est exemplaire pour cela. Originaires du sud de la région de Pudukkottai au Tamil Nadu, ils sont principalement marchands et banquiers, et ont étendu leur commerce dans toute l’Inde et au delà du golfe du Bengale jusqu’en Indonésie (Rudner, 1994).
Les premiers gazetteers sont parus entre 1815 et 1862. L’Imperial Gazetter of India sera mis en chantier en 1869, les 25 volumes publiés entre 1908 et 1931 sont disponibles sur le site de la Digital South Asian Library : http://dsal.uchicago.edu .
Lorsque les Occidentaux arrivent, les Indiens participent donc déjà à une économie internationale. Ainsi les commerçants portugais qui arrivèrent au 15ème siècle trouvèrent-ils un commerce international maritime fortement développé (Das Gupta, 2001). Cependant, la colonisation britannique va produire des changements majeurs d’un point de vue économique, d’une ampleur aussi importante que les changements sociaux dont nous avons déjà parlé.
Il convient de se rappeler l’histoire de la colonisation britannique : l’East India Company est une compagnie marchande qui va conquérir terres et pouvoirs dans le sous-continent à des fins économiques. Devant l’importance que prend la Compagnie (et surtout suite à la révolte des Cipayes en 1857), la couronne décide de reprendre cette institution à son compte. La compagnie aura donc servi de cheval de Troie à une conquête politique.
Les colonisateurs, que ce soit à l’époque de la Compagnie ou ensuite sous les ordres directs de l’impératrice, vont transformer les structures économiques existantes, et en installer de nouvelles. Au Tamil Nadu, on prendra l’exemple des industries textiles qui rendirent Madras célèbre, ou les plantations de café et de thé dans les Nilgiris, dont le but était l’approvisionnement de la métropole. L’implantation coloniale a laissé une marque considérable dans le paysage économique indien, et il suffit de regarder quelles étaient les trois « présidences » de la compagnie30 et quels sont aujourd’hui les trois ports internationaux majeurs pour s’en convaincre.

Indépendance et modernisation

Si la période coloniale a laissé une marque profonde, les transformations culturelles, sociales et économiques ont été rapides et variées depuis l’Indépendance. Ainsi, le début de la période post-coloniale s’est-il exprimé par une politique d’industrialisation lourde. La révolution verte, modernisation des campagnes avec introduction d’engrais et de variétés à haut rendement, a marqué les années 60-70. Aujourd’hui, le développement du tertiaire forme une troisième vague de modernisation économique. Le développement de l’informatique et des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) forme une véritable révolution domestique et sociale, dont on mesure mal, pour l’instant, l’ampleur et les conséquences.
Au début du 18ème siècle l’East India Company possédait trois comptoirs principaux, les « présidences » : Bombay, Calcutta et Madras (aujourd’hui renommées Mumbai, Kolkata et Chennai) . Elles devinrent les têtes de pont de la colonisation.
Dans la sphère sociale et culturelle, la sanscritisation a continué d’agir, ayant ses propres effets sociaux. Nagaraj (2000) explique par exemple que la baisse de la fécondité, qui a touché même les couches les plus basses de la société (statutairement et économiquement parlant), est –au moins partiellement– liée à cette tendance à l’imitation des coutumes de castes plus élevées. Par ailleurs, et dans un mouvement que l’on peut qualifier d’inverse à celui de la sanscritisation, les revendications de castes se sont renforcées et ont adopté une forme politique plus ou moins radicale afin d’ obtenir toujours plus d’avantages31. Ainsi, les castes les moins bien considérées, tout en tentant de monter dans la hiérarchie rituelle en adoptant les us des hautes castes, militent pour leurs inscriptions sur les listes du gouvernement, qui les feraient reconnaître comme « arriérées » (Backward). Cela leur permettrait d’accéder à des postes réservés dans l’administration ainsi qu’à différents autres avantages censés les faire sortir de leur état (Karanth, 1996).
Les castes les plus défavorisées (ex-intouchables) sont répertoriées par le gouvernement et bénéficient de différents avantages, comme des places réservées dans les administrations, les universités, les assemblées représentatives etc., selon un principe d’affirmative action. Pour cela, ces populations ont été inscrites sur des listes officielles et sont maintenant dénommées SC (pour Scheduled Castes). Dans le même temps, différentes castes, qui n’étaient pas SC se sont faites enregistrer comme MBC (Most Backward Classes) ou BC (Backward Classes) ou encore OBC (Other Backward Classes) 32.
De plus, l’essor des medias en Inde joue un rôle important de vecteur du changement, et ce, à deux échelles. Par la radio d’abord, qui reste un vecteur d’information et de formation qui touche même les plus éloignés. L’All India Radio (AIR – radio publique) diffuse ainsi des émissions de vulgarisation thématiques à destination des agriculteurs concernant leur travail ou des femmes sur la santé et l’hygiène. On notera que ce sont malheureusement les plus défavorisés (géographiquement et socialement) qui ont le plus mauvais accès aux médias, augmentant encore leur retard relatif.
La télévision, quant à elle, atteint un public plus restreint, mais avec plus de force. Son rôle est important, car elle diffuse des images issues du monde occidental, beaucoup moins contrôlées et véhiculant un matériel idéologique radicalement différent. On doit cependant opposer les télévisions en langue régionale, dont le discours est plus proche des populations, aux émissions en anglais (et dans une certaine mesure en hindi) qui ciblent avant tout la classe moyenne éduquée. Cette dernière (la fameuse middle-class indienne33) tend à se développer, et de nouveaux comportements sociaux apparaissent, plus particulièrement dans les grandes villes. C’est à propos de ces changements que le sociologue Dipankar Gupta (2000) parle de westoxication »34. Il entend souligner par ce terme la pseudo-occidentalisation des classes sociales riches, qui copient les habitudes de consommation occidentales (au sens très large et en amalgamant l’Europe et les USA), sans en adopter l’idéologie : égalité sociale, productivité économique, etc.
Cette bourgeoisie, qui existait pour une part avant la colonisation, mais qui s’est surtout développée depuis l’Indépendance, a profité des énormes progrès faits par l’économie indienne depuis 1947. Dans le même temps, elle constitue un relais important des innovations en milieu rural, comme en milieu urbain. Ses membres agissent comme des meneurs d’opinion, au sens où l’entend Rogers35. Aujourd’hui, la middle-class prend conscience du rôle qu’elle joue et commence à revendiquer une reconnaissance particulière dans un monde politique organisé autour des religions et des castes. Elle se tourne pour cela vers un vote plus radical en faveur d’une droite nationaliste et populiste (BJP36) jugée moins à l’écoute des minorités religieuses.

Un développement dirigé

L’Inde indépendante s’est vite démarquée de l’opposition naissante entre le bloc soviétique et le bloc des pays capitalistes. En matière politique, la « troisième voie », celle du non-alignement, a marqué l’histoire des pays du Sud. En matière économique, la même position a été adoptée. Prenant exemple sur les pays socialistes en décidant de planifier son économie, elle n’en a pas suivi les excès : la nationalisation systématique a été évitée et une certaine latitude a été laissée à l’entreprise individuelle. C’est donc une voie alternative qui a été suivie, un socialisme à l’indienne, que l’on peut qualifier de socialisme modéré ou réformiste. Il s’agit d’une « planification indicative « à la française », [un] contrôle de l’économie, sans pour autant que l’état décide de tout, et sans collectivisation des moyens de production. » (Durand-Dastès, 1999 :153).

Une planification chaotique

Cette planification est orchestrée par une « commission du Plan » qui élabore des plans quinquennaux en fonction d’objectifs et de priorités gouvernementaux. La fonction de cette commission s’est vue précisée par le gouvernement en 1950 : après avoir identifié les facteurs de retard dans le développement, elle doit concevoir le Plan en fonction des besoins et des ressources, et déterminer les mécanismes nécessaires à sa réalisation. Elle est en outre chargée de l’évaluation du Plan en cours et propose le cas échéant des ajustements.
Les plans se sont succédés depuis 1951 avec deux interruptions, liées à l’instabilité politique internationale (entre 1966 et 1969) et nationale (en 1978-79 et 1990-92). Ainsi, la guerre indo-pakistanaise en 1965 a entraîné une diminution de l’aide internationale. On notera que les conséquences négatives de cet événement ont été accentuées par des tensions avec la Chine, et la succession de deux années sèches en 1965 et 1966. En 1977, la chute du gouvernement d’Indira Gandhi a été suivie de la mise en place d’un gouvernement qui resta au pouvoir moins de deux ans et n’eut pas le temps de faire appliquer le plan dessiné en 1978- axes, et particulièrement l’énergie. L’Inde entre à la même date dans une nouvelle ère, marquée par l’apparition d’un nouveau secteur : « science et technologie » (non présenté sur la figure 1).
Si les premiers plans quinquennaux ont globalement bien administré le développement en Inde, les écarts interrégionaux se sont tout de même creusés38. C’est pourquoi le 4ème plan a mis en place des programmes spécifiques de développement qui ciblent des populations ou des régions plus fragiles. Parmi les plus connus, on citera le Drought-Prone Area Programme, le Hill Area Programme, ou le Tribal Development Project, destinés respectivement aux zones sèches, aux zones montagneuses, et aux populations tribales. Néanmoins, et de façon paradoxale, les disparités régionales, notamment en terme de revenus mais aussi d’équipement, ont continué de s’aggraver depuis les années 1960.

Décentraliser le développement

Tous ces programmes spécifiques, ainsi que les plans quinquennaux qui visaient différents secteurs d’activités, ont engendré la multiplication des agences de développement, ayant chacune leur objectif particulier. « Leur approche était donc sélective, sporadique et sectorisée par nature » (Joshi, 1999 : 22). En conséquence, leur impact était marginal sur la vie rurale dans son ensemble, et le développement moins efficace. C’est pourquoi, lors du 6ème plan (en 1980), la mise en place d’un programme spécifique de développement intégré a été décidée. L’Integrated Rural Development programme (IRDP) a pour but de changer la manière de faire du développement en Inde ». La notion d’intégration renvoie à deux échelles : intégration du développement dans une dimension locale et intégration des villages dans un espace national.
Le but de l’IRDP est clairement l’amélioration générale de la qualité de vie, considérée sous tous ses angles : économiques, sociaux et culturels. S’il a initialement visé le développement économique des catégories les plus pauvres dans 2300 blocs de développement (development blocks) en Inde, il a ensuite été étendu à l’ensemble des 5004 blocs existant en Inde (voir ci-dessous).
L’organisation hiérarchique de l’IRDP ressemble à celle des autres programmes de développement indien (voir l’annexe V : l’organisation du développement en Inde). Le centre impulse le projet, qui est repris par chaque état. Le financement est partagé. C’est ensuite à chaque district qu’est dévolue la responsabilité de la mise en place « pratique » du programme. Celui-ci s’appuie alors sur les fonctionnaires présents dans les blocs de développement. Ils identifient, pour chaque village, les bénéficiaires du programme à l’aide des fonctionnaires locaux (Village Level Worker). Alors que dans toute l’Inde les districts de développement s’appuient sur la maille administrative des districts fiscaux (revenue district), ces deux entités ne coïncident pas au Tamil Nadu.
L’IRDP comprend plusieurs programmes, ciblant les groupes les plus faibles de la population. On citera en exemple le TRYSEM (Training Rural Youth for Self Employment) dont le but est de former des jeunes (jusqu’à 35 ans) à des métiers qu’ils pratiqueront ensuite de façon indépendante. Pendant le 6ème plan, 940 000 jeunes ont ainsi été formés à l’échelle de l’Inde (soit presque 40 par bloc et par année), dont une moitié a réussi à se créer son propre emploi (Kumar, Yadav, 1994). C’est au niveau des villages de chaque bloc que sont choisis les jeunes, et à l’échelle du bloc qu’ils sont formés.
C’est en 1952 (un projet pilote avait été lancé quatre ans auparavant), lors du premier plan quinquennal, que le gouvernement indien, avec l’aide technique de la coopération américaine, décide la création du Community development programme (CDP)39. L’idée de ce programme est de dépasser le système traditionnel de contrôle administratif vertical pour aller vers une coordination horizontale du développement. De nouvelles unités administratives de gestion du développement, intermédiaires entre les villages et les districts (ceux-ci étant les niveaux habituels de l’intervention britannique pendant la colonisation ), sont alors mises en place. Il s’agit des blocs de développement. 417 blocs seront d’abord créés, couvrant 43 350 villages.
En 1963, lors du 3ème plan, la couverture totale du pays par un système de blocs est instaurée, à l’exception du Karnataka et du Gujerat qui préfèrent s’appuyer sur la trame existante des taluks comme échelon intermédiaire entre les districts et les villages. Ce système sera utilisé par différents programmes de développement. Mais, dès 1966 le Madhya Pradesh, suivi par l’Haryana, remettent en cause le système de blocs. La décennie 70 verra l’abandon du projet et la reprise en main du développement par l’état central. Cette re-centralisation très forte fait craindre le pire pour le système, mais la fin de l’état d’urgence, le gouvernement Janata40, et plus encore le gouvernement de Rajiv Gandhi raviveront l’intérêt pour cette maille administrative, et en feront la pierre d’angle pour la construction d’une démocratie décentralisée.
On sait peu de choses sur la manière dont ont été dessinés ces blocs de développement (Jha, 1999 : 21). En observant leur forme, on n’aperçoit pas de logique géographique ou sociale sous-jacente. Ainsi, en s’appuyant sur l’étude des blocs d’un district du Nord du Tamil Nadu (figure 2), on voit d’abord que la trame administrative existante (taluks) n’est pas respectée, de nombreux blocs se trouvant à cheval sur deux taluks. Certains blocs sont eux-mêmes scindés par d’autres blocs (figure 2a). Ils ne sont pas non plus organisés en fonction du peuplement villageois ni de la trame urbaine (figure 2b), les villes étant souvent au bord des unités de développement, voire à cheval entre deux blocs, sans que l’on puisse pour autant établir de règle. Enfin, les blocs n’ont pas d’unités physiques particulières, et ne suivent pas les bassins versants ou les massifs montagneux (figure 2c).
Le découpage des taluks (en noir) et des blocs de développement (colorés) ne correspondent pas. On note aussi qu’un des blocs (en bleu marine foncé) est scindé par un autre (en bleu marine). figure 2b : la forme du peuplement et les blocs
Le découpage des blocs de développement (en trait rouge) ne respecte pas le semis villageois ni la trame urbaine (les polygones gris) : certaines villes (représentées en gris) se trouvent même à cheval sur les frontières des blocs…
Le découpage des blocs de développement (en trait rouge) ne suit pas les bassins versant du district (les rivières sont représentées en bleu).
figure 2 : le découpage des blocs de développement dans le district de North Arcot. Le Panchayati Raj
En 1957, une équipe de chercheurs engagée par la Commission du Plan propose la mise en place du Panchayati Raj41. L’idée est de donner aux villages les moyens politiques, puis financiers, de prendre leurs responsabilités concernant la gestion de leur développement. On retrouve ici un des fondements de l’idéologie gandhienne, qui renvoie à l’existence présumée (inventée) d’une démocratie villageoise précédant la colonisation britannique et qui aurait été détruite par cette dernière. En fait, d’après Louis Dumont (Dumont, 1979 : 220), les seuls conseils de villages précoloniaux auraient été des « caste panchayats », issues des castes dominantes locales. Or, ces castes dominantes sont déjà celles qui possèdent le pouvoir de facto dans les villages. L’instauration du Panchayati Raj n’aiderait donc pas forcément les plus défavorisés.
Raj signifie pouvoir. On parle du british raj pour désigner la période de domination britannique sur le sub-continent. Les grams panchayats (conseils de village en Hindi) sont, quant à eux, les organes « traditionnels » de gestion des villages.
C’est pour cela qu’Ambedkar, leader politique dalit, y était farouchement opposé (Jaffrelot, 2000 : 173). Mais, soutenu par Gandhi et certains congressistes, le projet figura à l’agenda de l’assemblée constituante. Ambedkar, chargé de la rédaction de la Constitution, fut donc forcé de l’inclure, mais le fit uniquement dans les principes directeurs. Ces derniers ne sont que des incitations aux gouvernements régionaux, et ne constituent pas une obligation. Le Panchayati Raj reste donc dépendant de la volonté des gouvernements de chaque Etat et de l’Union.
Guidés par une illusion de démocratie, certains états vont mettre en place des assemblées villageoises qui deviennent alors des institutions représentatives (comparables aux conseils municipaux français). Le Rajasthan et l’Andhra Pradesh se lancent dès 1959 dans l’aventure. Cependant, la décennie 70 verra le projet disparaître au profit d’une recentralisation du pouvoir à Delhi. L’idée d’un Panchayati Raj est relancée une nouvelle fois dans les années 80, et aboutira dans les années 90 à une nouvelle étape de la constitution du fédéralisme à l’indienne. Ainsi, le 73ème amendement à la Constitution, promulgué en décembre 1992 et appliqué à partir de 1993, transformera le fédéralisme indien en un système à trois étages (centre, états et villages) alors qu’il comprenait jusque là deux étages (centre et états).
Le Tamil Nadu a attendu 1994 pour se mettre en règle vis-à-vis de la constitution, et les premières élections eurent lieu en 1996 (Palanithurai, 2002). Elles concernaient plus de 12 000 conseils de village et plus de 700 conseils urbains. Dans le même temps, des élections pour les échelons intermédiaires (panchayat unions et districts panchayats) eurent lieu, représentant finalement plus de 100 000 élus. Toutefois, l’accès des catégories les plus défavorisées (les femmes et les basses castes notamment) est loin d’être acquis, comme en témoignent les actions entreprises par les castes dominantes avant, pendant et après les élections (Viswanathan, 2001). On peut effectivement s’interroger sur la réalité de l’empowerment42, dans une société où la notion de hiérarchie est si profondément ancrée.
C’est d’ailleurs une position répandue chez de nombreux détracteurs du Panchayati Raj (par exemple Srinivasan, 2002). On peut effectivement se demander si la décentralisation ne va pas accentuer les phénomènes de corruption en augmentant le pouvoir des notables locaux, et en diminuant les moyens de contrôle étatiques. La démocratie des villages s’apparente en effet souvent au règne de la caste dominante (Jeffrey, 2002).

Table des matières

INTRODUCTION
LA QUESTION DE LA MODERNISATION EN INDE ET AU TAMIL NADU
A. Modernisation
1. Un terme très utilisé mais mal défini
a) La notion de modernisation dans la théorie économique
b) Modernisation vs. développement
c) Modernisation, un terme assumé
2. Le contexte indien
a) Sanscritisation
b) Colonisation, recensement et occidentalisation
c) Impact de la colonisation sur la structure de l’économie
3. Indépendance et modernisation
a) Un développement dirigé
(1) Une planification chaotique
(2) Décentraliser le développement
b) Développement local et démocratie
(1) Les blocs de développement
(2) Le Panchayati Raj
B. Le Tamil Nadu, état moderne ?
1. 50 ans de développement économique
a) Bilan et potentialités des infrastructures
b) Les indicateurs économiques « classiques »
2. De bons indicateurs de santé
a) Un système de soins assez efficace
b) Une mortalité qui pourrait encore baisser
c) Une fécondité maîtrisée
3. L’éducation
a) L’éducation, voie de la modernisation
b) Le Tamil Nadu, état en avance
C. Les laissés pour compte de la modernisation
1. Les minorités
a) Les SC : visibles, mais toujours intouchables
b) Les tribaux toujours en marge de la société
2. Les femmes : une minorité transversale
a) Les femmes et l’éducation
b) Ce que nous montre les sex-ratio
c) Les enfants : une main d’oeuvre bon marché
3. Les campagnes, toujours à la traîne
LA MODERNISATION DANS L’ESPACE
A. Villes et campagnes : les espaces de la modernisation
1. Dichotomie ou continuum ?
a) L’antagonisme perdu
b) Multiplicité des campagnes
2. Définir la ville
a) Villes et campagnes, agriculture et services
b) La densité
3. Redéfinir la ville en pays tamoul
a) La ville selon le recensement
b) Une approche pragmatique
B. Appréhender les variations de la modernisation dans l’espace
1. Des villes vers les campagnes, pourquoi ?
a) Villes et campagnes : centre et périphérie ?
b) La diffusion des innovations
2. La distance : « l’attribut premier d’un système spatial »
a) La distance qui relie
b) Mathématiques
c) Le sens de la distance au Tamil Nadu
3. Choisir sa distance
C. Sources
1. Connaître la population
a) Le suivi légal de la population
(1) L’état civil
(2) Le SRS : des qualités statistiques inhabituelles en Inde
b) Les grandes enquêtes
(1) Le National Sample Survey
(2) Le National Family Health Survey
(3) L’enquête du NCAER
2. Cartographier la population
a) Le Recensement
(1) Forces et faiblesses
b) La base de données du South India Fertility Project
3. Mesurer la modernisation :
a) Présentation des données disponibles
b) Les variables retenues
c) Construction d’un indice de modernisation
INFLUENCES URBAINES EN PAYS TAMOUL
A. Mesurer la portée de l’influence urbaine
1. Une approche statistique de l’influence urbaine. Une simple affaire de calcul ?
a) Pas à pas, la distance mise en tranche
b) Interpréter la courbe
c) Une approche décomposée de la modernisation
2. Un effet différencié selon les villes
a) L’importance des « one lakh cities »
b) Le statut urbain, reflet des hiérarchies urbaines
c) L’aire des services
3. Quelles villes pour quelles campagnes ?
a) Les agglomérations urbaines tertiarisées, la quintessence de la ville
b) Périurbanisation
B. Accessibilité urbaine et centralité villageoise
1. Réduire les distances
a) Les routes, vecteurs de modernisation
b) Le train, extension des villes
c) Modernisation et accès à la ville
2. Centralité et impact urbain
C. Le rôle du milieu naturel
1. La conception tamoule classique des différents milieux naturels
2. Le relief
3. La surface
a) Hydrologie
b) Une marque de résistance : les forêts réservées
Conclusions
L’ORGANISATION SPATIALE DE LA MODERNISATION AU TAMIL NADU165
A. L’organisation des données à l’échelle régionale
1. Pour un renouvellement des outils de la géographie régionale
a) L’approche par le maillage administratif
b) L’étude des variables régionalisées
2. Mesurer la structure spatiale
a) La notion de voisinage
(1) La contiguïté
(2) Les plus proches voisins (k-clusters)
(3) La distance
(4) Comment choisir ses voisins ?
b) Les indicateurs de structure spatiale
(1) Variance, semivariance et covariance
(2) Le I de Moran
(3) Le coefficient de Geary et les statistiques gamma
(4) Quel indice choisir ?
c) La variographie
3. La structure spatiale de la modernisation tamoule
a) Indice de modernisation et polarisation urbaine
b) La structure spatiale des composants de l’indice de modernisation
B. Du local au régional
1. Saisir les structures localement
a) Introduction aux LISA : l’indice de Moran local et son utilisation
b) Interprétation des indices locaux d’autocorrélation spatiale
(1) Significativité de l’indice de Moran local
(2) Interprétation
2. Une nouvelle géographie régionale de la modernisation au Tamil Nadu
a) Un modèle spatial complexe
b) Pays et régions
(1) Les pays : de petits espaces homogènes à spécificité forte
(2) Les grandes régions du Tamil Nadu
Conclusion : les dimensions géographiques de la modernisation tamoule
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES FIGURES
TABLE DES TABLEAUX
TABLE DES MATIERES
ANNEXE I : NOTE SUR LA CARTOGRAPHIE UTILISEE
ANNEXE II : CARTE ADMINISTRATIVE DE L’INDE EN 2001
ANNEXE III : CARTE DES DISTRICTS DU TAMIL NADU ET DE PONDICHERY EN 1991
ANNEXE IV : LES PLANS QUINQUENNAUX EN INDE
ANNEXE V : L’ORGANISATION DU DEVELOPPEMENT EN INDE
ANNEXE VI : CARTE DU CENSUS A L’ECHELLE D’UN TALUK (NORTH ARCOT 1991)
ANNEXE VII : EXTRAIT DE CARTE TOPOGRAPHIQUE ANGLAISE (NORTH ARCOT 1914)
ANNEXE VIII : DISTRIBUTION STATISTIQUE DES VILLAGES SELON LEUR NIVEAU DE MODERNISATION AJUSTE, PAR DISTRICT
ANNEXE IX : EFFETS DE LA TAILLE DE L’ECHANTILLON SUR LE NIVEAU D’AUTOCORRELATION SPATIALE
ANNEXE X : LE NUAGE DE POINTS DE MORAN
ANNEXE XI : EXTRAIT DE LA CARTE DE LA PRESIDENCE DE MADRAS ..

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