Contextes linguistiques hybrides arabo-francophones

Nassim et son frère aîné ne veulent plus parler en arabe avec leur mère

Des contextes linguistiques hybrides arabo-francophones

Nassim et son frère, comme d’autres enfants de migrants, sont toujours en contact avec au moins deux langues et leur répertoire de pratiques linguistiques se développent dans des contextes plurilingues. Outre la communication en arabe avec les parents à la maison en France, la famille de Nassim passe les vacances d’été en Algérie, où le garçon est encouragé à parler l’arabe, pour maintenir le lien avec ses grands-parents et ses cousins. En outre, la volonté de sa mère est qu’il apprenne le français également, qui contribuerait à sa réussite scolaire. Avec son frère aîné, qui fréquente depuis une période plus longue que lui l’école française et qui parle depuis le français, les parents qui parlent l’arabe et le français, et le cadre de l’école maternelle, Nassim est toujours dans un milieu plurilingue. Au moment où les observations ont été réalisées – la première année de scolarisation, au second semestre, Nassim et son frère refusent de parler l’arabe à la maison, la langue de leurs parents, et ce depuis le mois de janvier, comme l’affirme la mère. Ce refus correspond avec la seconde année de scolarisation du frère, et Nassim, à son tour, adopte la même attitude que son frère. « Avec le grand il [Nassim] parlait que l’arabe, mais depuis le mois de janvier ils veulent plus parler l’arabe », précise sa mère. Elle continue de leur parler en arabe, mais les enfants lui répondent en français. Le fait d’être exposé à deux langues qu’il apprend dans son quotidien, son répertoire de pratiques linguistiques est hybride (Zentella, 1997). Nassim est en cours d’acquisition du langage, et il mélange déjà le français et l’arabe au sein de la famille, comme la mère l’indique : Nassim et son frère aîné ne veulent plus parler en arabe avec leur mère 123 « Là il parle un petit peu français. Comme il est allergique au lait, il y a beaucoup de publicité sur les chaînes de dessins animés… avant je leur mettais une chaîne arabe, il y avait que des dessins animés sans publicité, où ils parlaient que l’arabe ; et après quand il est entré à l’école j’ai arrêté ça et j’ai mis des dessins animés en français, parce que je voulais que ça sera plus facile pour lui d’apprendre le français. » (Entretien mère Nassim) Dans un souci de réussite scolaire de ses enfants, suite à des difficultés rencontrées par le fils aîné, cette mère renonce aux pratiques initiales d’exposition à sa langue, l’arabe, pour favoriser l’apprentissage du français même dans le cadre domestique. En revanche, elle constate avec douleur que ses enfants commencent à refuser de parler l’arabe. Elle en parle aux professionnels, et notamment à Adrien, le directeur de l’école A qui est aussi l’enseignant à mi-temps de Nassim. Malgré les essais de l’enseignant de la rassurer en lui disant qu’il s’agit seulement d’une étape, et que ses enfants parleront à nouveau l’arabe, cette mère s’en inquiète. Elle s’inquiète du refus de ses fils de parler sa langue, et celle de sa famille élargie. Outre la communication intime qu’elle avait avant avec eux en arabe, il s’agit d’une langue qui assurerait la continuité des relations entre la génération de ses enfants et celle des grands-parents en Algérie, qui, eux, ne parlent pas le français. Cette « entreprise de détachement/rattachement » du projet éducatif français (Guénif Souilamas, 2014, p. 26) mène à des tensions entre les générations de la même famille en ce qui concerne les langues – la mère insiste à parler en arabe, mais les enfants restent fermes sur leur position, et lui répondent en français. Les enfants sont assimilés par la langue dominante et malgré les efforts des parents à transmettre leur langue, ces derniers restent impuissants. Cette domination linguistique est transposée dans la famille, à travers les pratiques des enfants. Par des mécanismes involontaires et automatisés, les deux parents se voient répondre en français dans les dialogues avec les deux garçons. La mère, ainsi que le père parlent désormais « les deux : en français et arabe. Quand ils [Nassim et son frère] parlent en français, on est obligés de parler en français, et donc on répond automatiquement en français ». Cette pratique de codeswitching (Zentella, 1997) est introduites par les enfants dans le cadre familial, et ce depuis leur scolarisation en école maternelle, quand il commencent à mélanger deux langues, le français et l’arabe. Des pratiques linguistiques en français circulent entre l’école et le cadre domestique à travers ces enfants messagers (Perrenoud, 1994). 

Participant actif et silencieux à la vie scolaire

Les données empiriques montrent comment la fréquentation de l’école maternelle et la participation de Nassim aux pratiques quotidiennes ont contribué au développement de son répertoire au point de s’enraciner. Les données empiriques visuelles, notamment l’observation vidéo, ainsi que les propos de son enseignant, montrent un enfant qui participe activement aux activités proposées par les professionnels au sein de l’école maternelle. La communication non verbale montre un enfant qui comprend et suit le script institutionnel. Par exemple, lors d’un moment de regroupement pour la lecture d’une histoire, Pierre et le Loup16, Nassim reste assis sur le banc, les yeux dirigés vers l’enseignant, le corps en position d’écoute, contrairement à d’autres enfants, par exemple une fille qui discute avec sa voisine est en est punie en étant séparée du groupe, dans un autre espace de la classe. L’observation de son comportement semble montrer qu’il sait qu’avant de parler il doit lever la main, et que pendant ce moment de lecture, il doit être attentif et rester silencieux. Des enfants de cette classe dont fait partie Nassim, sont capables de répondre aux questions posées par l’enseignant au fur et à mesure de l’histoire, par exemple, quand il leur demande « le chat veut manger qui ? ». Quoique très engagé et attentif pendant les vingt minutes de ce moment de lecture et d’écoute du conte musical, Nassim ne s’engage pas du point de vue verbal, il ne répond pas aux questions posées par l’enseignant au grand groupe. Cette absence de parole, ou production verbale limitée de Nassim est confirmée par les propos de la mère en ce qui concerne son langage à la maison et ceux de l’enseignant concernant son langage à l’école. Il commence à 16 Pierre et le Loup, de Sergueï Prokofiev, 1936. 126 peine à prononcer des mots dans les deux langues, en arabe et en français dans le cadre domestique : « Il parle pas encore bien, il fait pas des phrases correctes, il me dit des mots en arabe, des mots en français », précise la mère. Au sein de l’école, par exemple, au moment de l’appel, il répond par le mot « présent », et aux insistances de l’enseignant, qui attend des enfants la réponse « je suis présent », Nassim ne fait pas l’exercice de répéter cette phrase comme l’enseignant l’incite, il ne dit rien. Cet exemple met en lumière le fait que les attentes scolaires concernant les réponses attendues dans certains moments de la journée ne soient pas remplies par Nassim. Il est « peu performant », pour reprendre les termes utilisés par des enseignants dans une autre étude (Garnier & Brougère, 2017), dans le « marché linguistique » (Bourdieu, 1982) imposé par le script institutionnel de l’école maternelle. Un autre exemple concernant la production verbale en français et la compréhension de l’activité attendue est celui observé pendant un atelier de vocabulaire en petit groupe, guidé par l’enseignant. La consigne demande de regarder une carte imagée et reproduire des gestes qui correspondent à l’action représentée par l’illustration de la carte. Un enfant mime et les autres membres du petit groupe doivent deviner l’action mimée. Une des actions est celle de la conduite d’une voiture dont les gestes à faire sont les mains qui bougent en sens giratoire et les enfants doivent définir ce mime par les mots « conduire la voiture ». La communication corporelle de Nassim montre qu’il participe activement à cette activité, mais sa communication verbale reste nulle, il ne prononce pas de mots. Son tour arrive et il doit mimer une action à partir d’une illustration. Le dialogue initié par l’enseignant reste un monologue en ce qui concerne les mots, mais Nassim communique avec son corps, il répond à la consigne : Enseignant : Nassim, viens ! Il s’approche de l’enseignant et regarde attentivement l’image que ce dernier lui montre. Ensuite, il fait un geste en rapprochant sa main vers sa bouche pour mimer l’action de boire de l’eau. Les autres enfants prononcent : « Il boit ». Nassim reprend sa place et une fille est appelée par l’enseignant pour mimer une autre action. (Observation vidéo, petite section) Les moments d’interaction verbale individuelle professionnel-enfant sont souvent très courts, comme le montre l’exemple précédent. Nassim, comme les autres, est incité à répéter des mots ou des phrases prononcées initialement par le professionnel. L’attente scolaire de la part de l’enseignant est la production verbale des mots précis qui décrivent l’activité mimée par l’enfant, mais Nassim participe à cet atelier plutôt dans une démarche d’imitation où il reproduit le mime. Encore une fois, cette mise en situation montre la difficulté de ce garçon d’être performant dans les exercices de langue, comme attendu par l’enseignant. 127 Pendant un autre atelier, cette fois guidée par une jeune femme stagiaire (qui suit une formation dans le domaine de la petite enfance), Nassim se montre plus favorable à prononcer des mots. La description ci-dessous est tirée de l’observation vidéo menée dans la classe, le matin : Il s’agit d’une activité en petit groupe où les enfants, sous forme ludifiée doivent désigner des mots à partir des cartes ayant des illustrations. La stagiaire a des papiers plastifiés de taille A5 de différentes couleurs à distribuer parmi les membres du petit groupe. À sa question : « qui veut le rose ? » plusieurs enfants répondent « Moi ! » en levant leur main, parmi lesquels se trouve Nassim, qui, lui aussi prononce clairement le mot « moi ». Finalement il devra choisir parmi deux feuilles, et il le fera en prononçant le mot « ça ». Outre les feuilles coloriées, la stagiaire a des petites cartes avec des illustrations. Elle en montre une au groupe et demande : « ça c’est quoi ? », question à laquelle les enfants répondent en chœur « un lapin ! ». Ceux qui ont un lapin illustré dans leur feuille A5 doivent lever la main pour recevoir l’image avec le lapin et le poser. La stagiaire montre à nouveau une image est demande « qu’est-ce que c’est ? » et deux filles et Nassim répondent : « un coq ». Ils sont toute suite corrigés par la jeune fille « une poule ». Nassim, qui connaît les règles du jeu, indique la personne qui doit récupérer cette image : « C’est R. ». Un autre objet que Nassim reconnaîtra et prononcera clairement pendant cette activité sont « un sac à dos », suivi par l’arrêt subit de l’activité par l’annonce de l’enseignant : « c’est l’heure de la cantine ». (Observation vidéo, petite section) En fonction de la difficulté de l’activité verbale proposée, Nassim a une expression verbale en français plus ou moins présente. Si pour l’atelier qui avait comme but de dénommer des actions Nassim n’a pas prononcé de mots, pour l’atelier où la consigne est autour des objets illustrés sur des images, Nassim est capable de les reconnaître et les prononcer facilement et très clairement. Il y a une fluidité dans sa communication non verbale, qui, comme dans l’atelier précédemment décrit montre un enfant très investi, et une communication verbale, qui est présente ici par la prononciation de mots simples (et non de phrases comme d’autres enfants du même groupe). Un autre moment significatif dans le déroulement d’une journée à l’école maternelle qui illustre bien que Nassim a intégré des pratiques scolaires dans son répertoire culturel est celui de l’entrée dans la classe, le matin. Si au début de l’année scolaire le petit garçon pleurait et ne voulait pas aller à l’école, comme sa mère le déclare, au mois de mai, quand l’observation dont l’extrait suivant est tiré a été menée, il circule aisément dans cet espace devenu maintenant familier. 

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