Entre déterminisme et libre arbitre

Entre déterminisme et libre arbitre

Roman et Emblématique

Au-delà du divertissement : le problème du salut Une des finalités de cette recherche est de montrer que le roman néo-grec n’est pas seulement un lieu de divertissement mais aussi un lieu d’exposition et de débat des idées les plus profondes et les plus graves. Le roman grec était apparu à une période de pessimisme moral et spirituel8 ; le roman néo-grec, quant à lui, naît dans une Espagne en plein développement d’un nouvel ordre religieux et moral   Georges Molinié parle du « déséquilibre psychologique » qui marque les Ier et IIe siècles. Si la zone orientale du bassin méditerranéen s’enrichit et que la langue grecque s’étend dans tout le bassin la zone occidentale connaît une crise religieuse due à « l’écroulement des mythes », les hommes ont perdu leur confiance en les dieux ; s’inscrivant à la suite d’une période de profond malaise moral. Il devient, comme son prédécesseur, le reflet de la société de l’époque, de ses idées et de ses craintes, de son « caractère tourmenté, contradictoire, sensuel et déséquilibré » comme l’explique clairement Georges Molinié en se référant au roman baroque en particulier mais aussi aux autres formes d’expressions artistiques de l’époque comme la « tentative de renversement affirmé de tout ordre moral avec le premier très grand roman picaresque », la « sensitivité des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola » ou l’« exemplarité, enfin, de la comédie de P. Calderon »0. Le roman baroque devient l’expression « représentative d’un univers du passage, de l’apparence et de la déchirure »1 . La finalité du roman n’est donc pas uniquement récréative. Il acquiert un caractère informatif, voire encyclopédique, et une exemplarité certaine que ce soit grâce à diverses procédés stylistiques ou grâce aux choix thématiques2. Ainsi les débats d’idées entre les personnages sont courants. Dans tous les récits étudiés, le contexte historique, politique et religieux apparaît à travers de petites allusions ; dans le Persiles de Cervantès, on trouve des commentaires esthétiques sur le récit de Periandro (Livre III) ainsi que sur la notion de vraisemblance ; dans le Peregrino de Lope, un pèlerin allemand fait l’éloge de l’Espagne et de son Inquisition et se plaint de la division religieuse de son royaume (Livre II). Les auteurs eux-mêmes précisent que le but de leur œuvre est avant tout d’instruire le lecteur tout en le divertissant4. Christine Marguet explique que le topique de l’enseñar deleitando que l’on retrouve principalement dans les paratextes « est une entrée en matière quasiment obligée » qui combine les notions « d’exemplarité, de didactisme » et le souci « de récréer » le lecteur1. Et pour Pierre Civil, la variété des genres, l’union de l’histoire et de la fiction, du réel et de 1. L’auteur précise que les prologues de Lope et de Cervantès ne remplissent pas cette fonction : Lope y liste ses pièces de théâtre et Cervantès, qui « se met en scène », imagine une rencontre et « annonce sa mort », pp. 25-26. Voir aussi l’étude d’Anne Cayuela, Le paratexte au Siècle d’Or. Prose romanesque, livres et lecteurs en Espagne au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1996, pp. 304-312. 63 l’imaginaire, ainsi que le poids doctrinaire donnèrent « une vigueur nouvelle au vieux topos du enseñar deleitando » 6 . Dans le prologue de Los Trabajos de Hipólito y Aminta, Francisco de Quintana explique que l’objectif de son roman est d’instruire la jeunesse de façon récréative7 : « mi deseo solo ha sido proponer unos sucessos que deleitando enseñen, y enseñando diviertan, y unos discursos adornados de sentencias, entre consejos que tal vez sirvan de avisos ». Ainsi, deux des personnages, Alexandro (le frère d’Aminta) et son ami Carlos, se trouvent enfermés dans une bâtisse où ils ont coutume d’aller pour discuter entre eux. Lors d’une de ces discussions, une altercation se produit avec un certain Valerio qui critique les mœurs d’Aminta. Alexandre pour défendre l’honneur de sa famille tue Valerio. La justice arrive sur les lieux et, pour ne pas être emprisonnés, les deux amis se barricadent dans la maison en attendant de trouver une solution. Durant le siège, ils font la connaissance d’une jeune femme qui vit dans la maison voisine où ils finissent par se réfugier. Vitoria les cache dans une pièce et pour tuer l’ennui leur laisse des livres à disposition : Gastavamos el tiempo parte en escribir versos, y parte en leer8 algunos libros […] ya Toscanos antiguos, y ya Españoles nuevos, de los que se dilatan en materias entretenidas, asi porque nosotros tratavamos de aplicar medicinas, que eran mas saludables a nuestra enfermedad, como porque en ellos (quando se escriven con alguna doctrina) se hallan muchos exemplos dignos de imitacion, muchas sentencias que encomendar a la memoria, y muchas cosas de que apartarnos. Esta pues, o nobles amigos, fue la causa, porque pediamos este genero de libros, adquiriendo con ellos igual provecho, y mayor gusto (f° 48 v°). Les deux amis optent pour des « libros de entretenimiento » qui ont l’avantage de les divertir tout en les instruisant. Le personnage reprend les dires du narrateur dans le prologue en restant fidèle au topique de l’utile dulci.3. 2. L’emblématisme : compréhension et représentation Cette exemplarité est aussi le but ultime recherché par l’emblématique qui tente de comprendre le monde environnant, de le représenter au moyen de l’allégorie, du symbole et de la métaphore. En Espagne, l’emblématique servit aussi, à l’époque, à véhiculer des valeurs morales et chrétiennes telles que la défense des vertus, la lutte contre les vices. En pleine période baroque, elle reprit les grands lieux communs de la futilité des biens matériels, de la vie comme pèlerinage de l’homme sur terre; un véritable topos qui sert aussi d’intrigue au roman néo-grec et à son modèle classique. Ce n’est pas la seule similitude puisque, comme nous l’avons expliqué précédemment, l’emblème à son origine était lui aussi exclusivement écrit148 . L’emblème présente en outre l’avantage de s’adresser au plus grand nombre. Face à une majorité de population illettrée149, les représentations picturales, du fait de leur caractère visuel qui rendait leur sens relativement appréhendable, étaient censées véhiculer les principes moraux et religieux. Du moins leur attribuait-on une fonction didactique capable de graver ces principes dans l’esprit du plus grand  nombre0. De même, à sa naissance à partir des modèles classiques, le roman néogrec se présentait comme un nouveau genre capable de s’adresser à plusieurs types de lecteurs : « entre un gran público que rechazaba la literatura devota como pasatiempo y los círculos culturales que encontraron adecuada la moralidad intachable de Heliodoro, Aquiles Tacio y otro » . Les emblèmes ont donc une capacité naturelle à s’intégrer dans le roman néogrec2. Le roman naissant utilisera les « apólogos, emblemas, aforismos o refranes »comme le fait Cervantès avec les aforismos peregrinos du Persiles (IV, 1) ou Gracián qui inclut dans le Criticón nombre de « formas breves que van desde el enigma al oráculo, pasando por el emblema, la pregunta, el epigrama o el refrán y el dicho »4. Les auteurs les utilisent pour leur force visuelle et leur impact pragmatique. Ils le font parfois subtilement en reprenant certains éléments d’une pictura emblématique, d’autres fois plus simplement grâce aux topiques (les attributs de la déesse Fortune par exemple) ou en citant explicitement les auteurs. Quintana explique dans son prologue qu’il se divertit en lisant « Alciato y Heliodoro ». Jorge Checa relève dans le Peregrino de Lope « un buen número de conjuntos emblemáticos »5. Gracián indique son intérêt pour les emblèmes6 lorsqu’il montre, à la fin du Criticón, ses personnages montant dans une barque ornée d’emblèmes et de devises7 « del Jovio, del Saavedra, de Alciato y del Solórzano » (p. 817). Pour lui, ces phénomènes expressifs que constituent les emblèmes, les fino discurrir ». L’emblème était un modèle et l’exemple même de ce qu’il nommait la « agudeza » : « propónese la fábula, emblema o alegoría, y aplícase por la ajustada conveniencia »160 . Sebastian Neumeister a repéré cinq types d’emploi des emblèmes chez Gracián : l’utilisation directe d’emblèmes, la simple allusion à des emblèmes, une argumentation emblématique, le recours à l’allégorie et enfin un langage métaphorique161. De plus, la compositio loci, chère à saint Ignace de Loyola et enseignée par la Ratio studiorum dans les collèges jésuites, apparaît de façon constante dans le Criticón, en particulier lorsque Critilo joue le précepteur d’Andrenio162. Pourtant Critilo s’éloignera aussi de ce concept en déformant les lieux, en incitant à les voir « al revés » et à se méfier des apparences163 . Par ailleurs, Gracián opte pour une fiction allégorique dont la finalité morale est en relation directe avec celle de la littérature emblématique. Le voyage de ses personnages est une allégorie de la peregrinatio vitae, ses personnages eux-mêmes sont des archétypes de la sagesse (Critilo) et de l’instinct (Andrenio)164. Le jésuite annonce à son lecteur, dès le début de l’ouvrage, sa finalité et les auteurs dont il s’inspire : Esta filosofía cortesana, el curso de tu vida en un discurso, te presento hoy, letor juicioso […]. En cada uno de los autores de buen genio he atendido a imitar lo que siempre me agradó: las alegorías de Homero, las ficciones de Esopo, lo doctrinal de Séneca [..], las moralidades de Plutarco (p. 62).

Déterminisme et prédestination

Certes, bien que les auteurs du corpus soient plus ou moins dans la droite ligne des préceptes tridentins, les dires de certains personnages peuvent aller à l’encontre de l’idéologie contre-réformiste. Pour vaincre une théorie contradictoire, il convient aussi de l’énoncer… Dans le Persiles de Cervantès, par exemple, la théorie de la prédestination apparaît à travers le pessimisme de Rutilio1 qui, répondant à l’exclamation de Clodio : « nosotros enmendásemos nuestra ventura », déclare : –Pero yo no puedo imaginar qué medio podremos tomar para mejorar, como dices, nuestra suerte, si ella comenzó a no ser buena desde nuestro nacimiento. Yo no soy tan letrado como tú, pero bien alcanzo que los que nacen de padres humildes, si no los ayuda demasiadamente el cielo, ellos por sí solos pocas veces se levantan adonde sean señalados con el dedo, si la virtud no les da la mano (II, 5, p. 3). Pour Rutilio, tout dépend de la naissance : celui qui naît de parents pauvres est condamné à être pauvre, tout comme celui qui naît sous une mauvaise étoile sera malchanceux toute sa vie. L’héroïne, pour sa part, est née sous une bonne étoile comme le révèle son prénom Auristela qui signifie « étoile d’or »2 , un prénom d’emprunt il est vrai. Donc, pour Rutilio, si l’infortune touche l’homme à sa naissance, il ne peut s’en sortir qu’avec l’aide du ciel et ne saurait s’élever dans la société sans l’aide de la vertu. Selon l’emblème d’Alciat « VIRTUTI FORTUNA COMES », dont le jurisconsulte italien avait fait sa devise (Planche III, fig. 1), la réunion des deux éléments est nécessaire pour faire l’homme de bien3 . Remettons cette déclaration dans son contexte. Alors que le groupe de pèlerins se trouve sur l’île du roi Policarpo, Rutilio et Clodio estiment avoir droit à prétendre à une meilleure condition, « enmendar su fortuna », en déclarant leur amour à Policarpa et Auristela. 

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : les romans du corpus
1. El peregrino en su patria de Lope de Vega
2. Los trabajos de Persiles y Sigismunda de Miguel de Cervantes
3. Historia de Hipólito y Aminta de Francisco de Quintana
4. El Criticón de Baltasar Gracián
DEUXIÈME PARTIE : contextes politico-religieux et littéraire
1. Contexte politico-religieux
1. Situation historique et religieuse
1. Les courants de pensée
2. Le phénomène emblématique
2. Origines et développement
2. L’emblématique en Espagne aux XVIe
et XVIIe
siècles
2. Le rayonnement de l’emblème sur les autres arts
2. L’impact pragmatique sur les consciences
3. Roman et emblématique
3. Au-delà du divertissement : le problème du salut
3. L’emblématisme : compréhension et représentation du monde
TROISIÈME PARTIE : les personnages soumis au destin ou au hasard
1. Déterminisme et prédestination
2. Le rôle du hasard dans l’économie narrative
3. Les références à l’astrologie judiciaire
3. Le statut de l’astrologie aux XVIe
et XVIIe siècles
3. La science de l’astrologie dans le roman néo-grec espagnol
3. Critique de l’astrologie et défense du libre arbitre
4. Sorcellerie
4.1. La sorcellerie en Espagne
4.2. La sorcière dans le Persiles et dans El peregrino en su patria
QUATRIÈME PARTIE : les personnages libres de leur choix 9
1. La liberté totale : des personnages maîtres de leur destin
1. L’homme est l’architecte de son destin
1. Amour et libre arbitre chez Cervantès
1. Amour et libre arbitre chez Lope de Vega
2. La liberté surveillée : des personnages sous influence ?
3. Stoïcisme et néostoïcisme
3. Constance et résistance face à l’adversité
3. « Sustine et abstine », Sénèque, Epictète
3. Le rocher sénéquien
3. La navigation de la vie : le voyage allégorique contre les éléments
3. Le libre choix : Y pythagoricien, Hercule à la croisée des chemins
3. L’adversité : cadeau de Dieu ou mise à l’épreuve
4. Sotériologie : les personnages construisent leur salut
4. El peregrino en su patria : un guide du salut ?
4. L’évolution des personnages dans le Persiles
4. El Criticón de Gracián et le Tableau de Cébès
4. Historia de Hipólito y Aminta : l’exemplarité négative
4. L’ambiguïté du libre arbitre : le problème du Bien et du Mal
CINQUIÈME PARTIE : Discordia concors
Entre déterminisme et libre arbitre
1. Le traitement de la Fortune dans le roman néo-grec espagnol
1. Personnages fortunés contre personnages infortunés
1. Les origines de la Fortune et ses représentations emblématiques
1. Prégnance de la Fortune et de l’élément maritime
1. Les caractéristiques de la Fortune
1. La Fortune : rapide, versatile, aveugle, téméraire et aléatoire
1. Cécité et témérité : la chute mythologique et symbolique
1. L’Amour et la Fortune
1. Savoir saisir l’Occasion
1. La mèche de cheveux ou la lueur d’espoir
1. La Roue de la Fortune
1. Circularité de la Roue et circularité du Temps
1. Ascension et chute symboliques
1. L’image du clou ou la fixation du sort
1. La circularité comme signe d’espoir
1. Fortune ou l’image de la fragilité de la vie
1. « VIRTUTIS FORTUNA COMES », la devise d’Alciat
1. Fortune et libre arbitre
2. Los trabajos de Persiles y Sigismunda entre destin et libre choix
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES PLANCHES
ANNEXES : PLANCHE I À LXXVII

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