La conscience augmentée : perception et conscience numériques

Ontologie des virtuels

La tradition philosophique issue de la scolastique renvoie le terme de «virtuel» à la notion de puissance. Être virtuel, c’est être potentiellement quelque chose. Le terme de virtuel, apparu à la fin du Moyen Âge, s’inscrit dans la tradition du commentaire aristotélicien et de l’être en puissance. Le dictionnaire Littré définit ainsi le virtuel comme ce «qui est en seulement en puissance et sans effet actuel». Ailleurs, on trouvera le virtuel défini comme ce «qui n’est pas réalisé, n’a pas d’effet actuel». Les définitions peuvent être multipliées mais oscillent couramment entre des limites vagues qui vont du simple possible à la détermination complète. Il nous faut donc examiner différents sens du terme virtuel : le virtuel comme possible, le virtuel comme puissance, potentialité, le virtuel comme détermination de l’être-actuel et enfin le virtuel numérique. Il est courant d’assimiler le virtuel au possible, c’est le premier sens que nous devons interroger. En effet, le possible s’entend de différentes manières, d’abord comme possible «naturellement», c’est-à-dire objectivement, dans les choses, comme étant ce qui n’est pas contraire aux lois de la physique, avec les lois de l’existence objective. En ce sens, le possible porte sur le fait qu’une chose a les propriétés requises pour être, indépendamment de toute situation donnée. En cela, il est coutumier de dire que tout ce qui est réel est possible, mais que tout ce qui est possible n’est pas nécessairement réel.
La réalité objective est en effet constituée d’une multitude d’objets originairement possibles et qui sont conformes aux conditions nécessaires à l’existence objective. L’objet est lui-même «adéquat» dans l’existence, réalisé à partir de sa possibilité primitive. L’exemple canonique est ici celui du bloc de marbre qui peut être, selon les conditions d’existence, colonne ou statue. Le marbre existe en tant que roche mais ce qu’il va devenir dépend de multiples conditions : son grain, sa taille, sa couleur, sa veine, sa dureté… Ces qualités dans l’existence vont déterminer son usage possible et c’est le sculpteur qui va déterminer ce bloc de marbre en tel ou tel objet, fonction également de la commande qui lui est faite. Que le sculpteur en fasse un buste ou une statue monumentale, une colonne ou un linteau, toutes les formes sont possibles avant la taille, mais aucune n’est réelle, c’est-à-dire qu’aucune de ces formes n’est contraire à la nature même de la pierre considérée.

Les espaces du virtuel

Lorsque nous considérons un objet de perception, c’est toujours en lien avec un espace donné, une scène dans laquelle les objets se disposent relativement les uns aux autres dans l’inertie de la non perception. Ce n’est que lorsque le sujet percevant pénètre cet espace que la scène semble prendre vie, que l’interaction se joue dans un ballet de points de fuite, d’ombres, de recouvrements, de plans… Avant la perception, les choses gisent ; avec la perception, elles s’animent. Le passage d’objet physique réel non perçu à objet de perception est cette dualité que nous révèlent les artistes dans leurs œuvres qui sont des interprétations de cette rencontre première avec la chose dans un, son espace. Il est alors nécessaire pour nous de nous interroger sur l’espace lorsque nous considérons un objet et que nous souhaitons en acquérir la connaissance. Pour faire écho à Kant, sans l’espace, nous ne sommes pas en mesure de connaître, si toute connaissance dérive de l’expérience et que l’expérience n’est pas possible en dehors des schèmes a priori de la perception que sont l’espace et le temps. L’objet virtuel s’insérant, comme tout objet, dans un espace, il nous faut nous questionner sur son espace puisque nous désirons le connaître. Et nous avons déjà remarqué que l’objet virtuel numérique s’insère dans des espaces multiples. Le même objet, considéré sous ses différentes manières d’être, occupe des espaces différents, en est issu ou les crée. Certains de ces espaces sont strictement techniques, comme nous les avons déjà évoqués. D’autres sont cette scène vivante même que le sujet perçoit. Enfin, quelques uns sont des espaces mixtes qui révèlent la complexité de l’objet virtuel numérique.

Le temps du virtuel

Si dans l’espace l’objet virtuel semble être en de multiples lieux en même temps, c’est que son rapport au temps lui-même est problématique. L’objet virtuel révèle dans l’espace une dynamicité dont nous devons nous demander si elle se prolonge avec un pendant dans le temps. L’objet virtuel numérique est une exécution au sein d’une machine qui porte le calcul en apparence linéaire de cette mise en œuvre, mais il est aussi une forme d’être qui passe dans le temps pour le sujet. Il est donc crucial de nous interroger sur le rapport que l’objet virtuel numérique entretient avec le temps dans ses différents avatars, tant techniques que perceptuels ou sociaux. La notion de simultanéité doit être questionnée car elle semble révéler une nature qui tend à fuir l’appréhension par la pensée. Instantanéité, simultanéité, répétabilité, le rapport au temps de l’objet virtuel numérique paraît être fait de contradictions et d’insoumission. L’objet virtuel dure-t-il alors qu’il est multipliable à volonté et instanciable à merci ? Le même objet virtuel est à la fois passé, présent et devenir et la
formulation même de cette volatilité nous place déjà dans ces rapports contradictoires au temps ainsi que dans une mise en abîme nouvelle, cette fois temporelle. Quel rapport le sujet entretient-il avec cet objet virtuel qui ne semble pas plus stable dans le temps qu’il n’était localisé dans l’espace? Quel est le temps de l’objet virtuel ?
Intéressons-nous pour commencer au temps technique de l’objet virtuel. Nous le savons déjà : le lien de l’objet virtuel à son exécution est essentiel en même temps qu’existentiel. Sans exécution, l’objet virtuel demeure un simple possible qui n’a d’existence qu’inerte par le fait d’avoir été produit et stocké. La manière d’être exécuté, pour l’objet virtuel, revêt une importance capitale pour atteindre sa destination téléologique et devenir un phénomène perceptible.
L’objet virtuel numérique n’existe que par son exécution et sa perception. L’exécution, nous l’avons déjà vu, dépend d’un dispositif technique qui correspond à un type d’espace précis. Ces machines sont également soumises à différentes temporalités qu’il convient d’examiner au même titre que les espaces. La machine est un instrument éminemment temporel : son coeur même est une horloge qui rythme l’exécution de ses tâches. Le processeur de l’ordinateur est réglé sur une fréquence, une cadence d’horloge qui marque les temps du processeur et ses cycles. En effet, un processeur d’ordinateur est composé de différents composants, mais nécessite une synchronisation permanente de ses opérations. L’horloge fournit une impulsion électrique à intervalle régulier (le plus régulièrement possible techniquement) pour permettre aux composants du processeur de se synchroniser entre eux. Bien entendu, une impulsion électrique est un «coup» donné dans les circuits et doit parcourir l’ensemble des circuits du processeur pour atteindre chaque composant clé.

Langage complémentaire

Nous avons constaté que l’objet virtuel numérique ne semblait pas toujours digne de foi dès lors que sa nature simplificatrice, modificatrice, est susceptible de provoquer une distorsion avec le réel. Mais nous avons vu apparaître également une notion qu’il nous semble particulièrement important et urgent d’examiner, celle d’un langage qui serait spécifique à l’objet virtuel numérique, dans son utilisation par le sujet.
Au-delà de la spécificité du langage informatique et électronique qui donne vie à l’objet virtuel numérique, il nous semble bien qu’une forme particulière de langage soit en jeu dans un symbolisme signifiant en usage exclusivement dans ce domaine. En effet, plusieurs formes de «communication» se trouvent mises en pratique dans le cadre de l’interaction avec un objet virtuel numérique. Dans les phases immersives d’abord où il est nécessaire d’adopter certains codes pour faire fonctionner correctement les dispositifs immersifs, mais aussi dans les objets virtuels sociaux, SMS, messages instantanées, murs de profil… Dans toutes ces interactions, il semble qu’il existe un langage spécifique, complémentaire à la langue habituellement écrite ou parlée qui sur-qualifie la signification et ses symboles.
Ce langage complémentaire, comme nous l’appelons pour l’instant faute d’un nommage plus adapté que l’analyse nous révèlera peut-être, s’exprime donc dans différents actes symboliques qu’il nous faut examiner. Or, la première forme de ce langage complémentaire nécessaire à l’interaction avec l’objet virtuel numérique, c’est le langage nécessaire à son bon fonctionnement, c’est-à-dire le langage qui lui permet de connaître nos intentions, le sens même de nos interactions. Ce sont donc des langages d’instruction vis-à-vis de l’objet virtuel numérique, des codes symboliques pour le faire fonctionner, tant au travers du corps qu’au travers d’instructions écrites ou parlées.
Ces langages d’instructions, ce sont ceux que nous devons utiliser pour établir et faire perdurer l’interfaçage entre le corps et la machine. Nous savons déjà que l’objet virtuel numérique nécessite l’utilisation d’un certain type de langage symbolique permettant la production du code binaire lui-même traduit en impulsions électriques. Ce langage reste un langage de programmation, c’est-à-dire de création de l’objet numérique lui-même. Il préexiste à l’existence de l’objet virtuel numérique. Il en est l’une des conditions essentielles d’existence dès lors qu’il est créé par un être humain. Quel que soit le langage de programmation utilisé, il s’agit d’une technique nécessaire à l’humain pour adapter des algorithmes à la machine. C’est ce langage qui donne existence à l’objet virtuel numérique, mais il n’est pas le langage de l’objet virtuel numérique, pas plus qu’il n’est le langage de l’interaction entre l’humain et lui. Pour expliciter cela, il suffit de plonger la main dans sa poche et de prendre son téléphone portable : pour faire fonctionner les applications, il n’est nul besoin de s’adresser à elles par le biais de commandes complexes ou de langages de programmation. Un simple effleurement suffit pour lancer une application, lui donner les instructions nécessaires à son usage… C’est le rôle de l’interface dite «homme-machine» que d’assurer cette compréhension. L’interface agit ainsi comme la médiation entre deux mondes qui ne peuvent naturellement pas interagir : le monde humain et le monde numérique technologique.

La conscience augmentée ? La nécessaire adaptation

La conscience établit son rapport à l’objet virtuel numérique dans un mouvement d’adaptation à la technologie qui le porte. Nous l’avons remarqué déjà plusieurs fois et l’analyse du langage complémentaire nous a ouvert de nouvelles portes d’analyse. La promesse d’une conscience augmentée, plus performante grâce à l’objet virtuel numérique, nous apparaît aussi comme une forme de communication qu’il faut mettre en regard du phénomène d’adaptation continue que l’objet virtuel numérique requiert. En effet, la conscience augmentée, c’est une conscience dont les capacités sont supérieures, grâce à la technologie de l’objet virtuel numérique, à ce qu’elles seraient naturellement. C’est une extension technologique de l’esprit humain, qui lui permet d’améliorer sa condition purement humaine. L’augmentation de la conscience, c’est une combinaison de la nature et de la technologie pour atteindre une surhumanité supposée, un au-delà de la conscience humaine, dans lequel l’oubli n’existerait plus, l’esprit pourrait vaquer à des occupations supérieures parce que la technologie s’occuperait des basses tâches, les capacités de calculs seraient décuplées pour le moins. Pourtant, nous l’avons vu, l’objet virtuel numérique, sous toutes ses formes, que ce soit au niveau matériel, logiciel ou social, semble demander un effort d’adaptation à son environnement, ce qui semble en partie antinomique avec le discours d’une forme d’assistance permanente et invisible qui soutiendrait les actions de l’esprit humain. C’est donc ce mécanisme d’adaptation que nous souhaitons à présent analyser pour comprendre si et comment la promesse d’une conscience augmentée s’accommode d’un effort d’adaptation de l’esprit humain face à la technologie de l’objet virtuel numérique.
Il s’agit donc d’interroger la relation entre l’adaptation et l’objet virtuel numérique dans des approches différentes, que ce soit en termes d’outils ou de machines, mais aussi d’attention, d’identité ou d’intentionnalité.

Table des matières

Introduction
Première partie : Qu’est-ce que le virtuel ?
Chapitre 1 – Ontologie des virtuels
Chapitre 2 – Les espaces du virtuel
Chapitre 3 – Le temps du virtuel
Deuxième partie : Le rapport de la conscience à l’objet virtuel
Chapitre 4 – Perception et connaissance
Chapitre 5 – Langage complémentaire
Chapitre 6 – La conscience augmentée ? La nécessaire adaptation
Troisième partie : La société augmentée
Chapitre 7 – La société du plaisir
Chapitre 8 – De la servitude numérique
Chapitre 9 – La crise sceptique mondiale
Conclusion
Bibliographie
1. Ouvrages
2. Liens numériques

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